La photo en tête de l’article représente la sculpture « Zidane » d’Adel Abdessemed, exposée au Centre Pompidou en 2012.

Elle évoque le coup de tête donné par Zidane à un joueur italien qui l’avait insulté lors de la finale de la Coupe du Monde de Football à Berlin en 2006.

Jean Baudrillard nous présente ici une succession de sombres intuitions sur le monde tel qu’il plonge dans l’abîme. Il présente une succession de « tableaux » comme si nous descendions le Styx, le fleuve qui mène à l’enfer, et abordions successivement une série de thèmes que l’auteur déroule devant nous .

Des idées qui tournent autour du profond sentiment d’échec à concevoir et espérer une issue à l’hégémonie triomphante de la puissance du capital. Cependant, en réduisant l’espace de son désespoir à l’Europe, oubliant que l’Histoire continue de se faire à d’autres bouts de la planète, Jean Baudrillard limite la portée de son regard sur le monde. Mais ce qu’il dit de la post-modernité des pays du Nord s’avère terriblement prémonitoire.

• Domination et Hégémonie

Le premier « tableau » traite du passage d’une situation où la domination organisait les rapport sociaux, offrant des espaces de contestation (luttes politiques, syndicales…), à une situation d’hégémonie qui, désormais, n’a plus besoin de terme adverse pour exister. « C’est cela qui fait la puissance de l’hégémonie, et, dans ce sens, on peut y voir le stade suprême du pouvoir – mais ce n’est plus exactement un pouvoir politique, c’est une sorte d’hyperpuissance libérée de toute légitimité ou représentation, libérée même de la domination et du pouvoir. » (p 30)

Baudrillard formule ainsi son sentiment sur l’impuissance du combat politique à « mordre » sur l’hyperpuissance de la technostructure adossée à la numérisation, qui se dérobe à la confrontation en sortant de la réalité tangible.

« Peu à peu d’ailleurs, on perd jusqu’à l’imagination de ce qui pourrait s’y opposer (…). Il faut se résoudre à l’idée que la négativité, telle que nous l’avons connue, ce ressort de l’histoire et des actions humaines, est en voie de disparition, et que le jeu de l’antagonisme mondial se joue maintenant d’une tout autre façon, loin des bonnes vieilles oppositions et des bons vieux rapports de force. » (p 40)

« La domination, elle, avait encore sa stratégie. Elle était d’intégrer le négatif au fil des conflits et selon une perspective dialectique (…). Tandis que la forme hégémonique tend tout simplement à les [les opposants] liquider en les tenants pour nuls, excentriques et résiduels. Une manière non plus d’oppression et d’aliénation mais d’excommunication de tout ce qui ne rentre pas dans la sphère de l’échange et de la performance intégrale. » (p 41)

Tropicalisation du Nord

En une sorte de « tropicalisation du Nord » selon la puissante formule de Xavier Ricard Lanata, l’hégémonie transplante au Nord le rapport à l’opposition qui prévaut largement au Sud, qui est soit d’absorber, de digérer toute contestation, soit de la nier, de l’exclure ou de l’écraser (comme instrument de forces étrangères, comme terroriste, comme apostat…). Il n’y a ainsi plus de confrontation possible, puisque l’Autre n’est pas reconnu comme faisant partie du tout : le débat n’a ainsi plus lieu d’être.

En une sorte « d’obsolescence de la domination », la pensée critique est instrumentalisée au service du système hégémonique, tirant le tapis sous les pieds de l’opposition classique formée à la lutte contre la domination. On pense ici au « Capitalisme paradoxant »[1] qui annihile l’opposition par l’intégration de la contradiction dans le corps même de l’hégémonie.

• Disparition du réel, et au-delà, du sujet même

Baudrillard nous fait part de sa hantise de la disparition du sujet, image en miroir du réel, de la matérialité, par l’envahissement de ce qu’il nomme « l’abstraction numérique, électronique, virtuelle » où l’enjeu est la disparition même du pouvoir sous sa forme classique, et au-delà, de l’humain

• Compulsion d’accumulation, démographie, finance, croissance

L’auteur interroge la croissance exponentielle de la population mondiale : « la reproduction de l’espèce a en quelque sorte succombé au principe industriel illimité de la croissance », dont il ne voit la fin qu’en forme de « désaccumulation brutale, d’effondrement global. » (p 51, 52)

Sur ce que l’on nomme classiquement la « financiarisation de l’économie », Baudrillard site la fabuleuse formule de Don DeLillo : « L’argent a perdu son caractère narratif, de même que la peinture l’a perdu jadis [en devenant non figurative]. L’argent se parle à lui-même. » [2] (p 57)

L’auteur anticipe la mise en cause de la croissance, et au-delà, de tout le système de valeur qui fonde et soutient l’idéologie de la croissance portée avec une assurance aveugle par le système hégémonique.

• Le fantôme de la vérité

«  (…) le système a fait main basse sur tous les dispositifs de simulation, de parodie, d’ironie, d’autodérision – sur tout le négatif et la pensée critique – ne laissant à celle-ci que le fantôme de la vérité » (p 59). Comble de puissance de l’hégémonie, la vérité est désormais émise par ceux la même qui portent cette hégémonie : la vérité se joue ainsi de toute critique en la court-circuitant, rompant violemment le jeu social et politique (de la domination) qui attribuait aux uns la corruption (de la vérité) et aux autres, la contestation : « le mécanisme rituel de la dénonciation nous échappe » (p 63)

La vérité mise à nu

Le système hégémonique se met à nu lui-même (Patrick Le Lay, PDG de la principale chaîne privée de télévision en France, disant tout cru que son travail était de rendre les cerveaux des téléspectateurs disponibles pour ingurgiter la publicité qu’il vend sur sa chaîne). Le discours contestataire est ainsi siphonné par la vérité mise à nu par le système hégémonique lui-même. La vérité émerge du système, pas des Lumières et de la Raison !

La vérité est ainsi ravagée par l’ambivalence qui envahit tout le champ de l’information en une « ventriloquacité » généralisée, une extension du domaine de la Farce, au delà de l’insignifiance.

• Prolifération du sens

La perte de sens provient de sa prolifération qui sature le monde d’explications scientifiques, y compris contradictoires. La science prétend ainsi faire reculer le domaine secret du savoir, avec la « mort de Dieu, qui freinait cette tentative d’effraction du monde naturel », faisant disparaître notre espace symbolique, le domaine de l’inviolable. Le système hégémonique s’attribue l’entièreté du Bien et a réussi à éradiquer le Mal (la contestation).

Le coup de tête de Zidane lors de la finale de la Coupe du Monde de football en 2006 à Berlin a fait perdre la compétition à son équipe, mais a constitué le « scandale le plus glorieux et le plus élégant » (p 84) contre la mondialisation triomphante dont le Mundial est une des faces. Un « événement singulier qui récuse la mondialisation (l’hégémonie) d’un seul trait. (…) D’un seul coup, tous les signes s’inversent. » (p 87) (*)

• En limitant son champ de vision à l’Europe, Baudrillard ne peut penser que « la fin de l’Histoire »

En reconnaissant la disparition des outils d’opposition au système devenu hégémonique, Baudrillard exprime ici encore (voir la note de lecture sur « Carnaval et Cannibale ») son impuissance à imaginer une autre forme de remise en cause, sauf dans des gestes « à la Zidane ». Il signifie ainsi, même s’il n’emploie pas ces mots, la « fin de l’histoire ». Ce faisant, comme l’avait fait Fukuyama, il réduit la marche de l’histoire à celle des pays occidentaux, et se montre incapable de voir que d’autres voix s’élèvent dans le monde, d’autres aspirations, d’autres rêves, d’autres contradictions qui lui échappent.


[1] Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique : Le capitalisme paradoxant. Un système qui rend fou. Paris, 2015.

[2] Baudrillard cite ici l’écrivain américain Don DeLillo : Cosmopolis, 2003.