Sur la « repentance » et les rapports Sud-Nord. Le mot « repentance » est brandi dans le débat politique aujourd’hui comme un mot repoussoir contre tous ceux qui soulèvent le voile sur le fait colonial, sur l’esclavage. Sur les actes commis par les sociétés du Nord en tant que forces dominantes sur le reste du monde. Sur le Sud.
Ce mot de « repentance » voyage dans le même wagon qu’un autre, le terme « Woke » (« Eveil »), également brandi. Voir « Soyons Woke. Oui » ==> ICI
Que se passe-t-il ?
Nous sommes à l’heure où la domination absolue de l’Occident sur la planète bascule. Sous la pression de forces économiques, politiques, intellectuelles qui émergent dans les sociétés antérieurement dominées, les sociétés du Sud. Et ces forces remettent en cause les récits qui les concernent. Des récits écrits jusque-là essentiellement par les gens du Nord [1]. « Des histoires de chasse écrites par les chasseurs ! » Ce basculement contribue ainsi à soulever ce voile sur les faits de domination du Nord sur le Sud.
Des forces réactionnaires au Nord se raidissent alors et tentent de s’accrocher à leurs récits. Des récits bâtis sur la négation de faits historiques avérés. Une façon d’essayer d’arrêter le cours de l’histoire !
Mettons un peu d’organisation dans les pensées
Une crise intellectuelle, morale, politique, au Nord, provoquée par l’émergence de récits alternatifs sur la domination coloniale.
On pense, en France, à l’éclat opportun de Jean-Michel Apathie en février 2025 à l’antenne d’une radio de large écoute, à propos des crimes nazis comparés à ceux de l’armée coloniale française en Algérie. Voici ses mots prononcés à une antenne de large écoute : « Chaque année, en France, on commémore ce qui s’est passé à Oradour-sur-Glane, c’est-à-dire le massacre de tout un village. Mais on en a fait des centaines, nous, en Algérie. Est-ce qu’on en a conscience ? »
Cette phrase a soulevé des tempêtes sur la scène politique française. Comment ? On osait affirmer que des soldats français, issus du pays des Lumières, des Droits de l’homme, avaient commis de tels crimes ? C’était énoncer un fait inaudible. Et pourtant avéré par tous les historiens qui ont travaillé sur la Guerre d’Algérie ! [2] Aucun historien n’a contredit depuis les propos de Jean-Michel Apathie.
Impossible… parce qu’impossible !
Nous sommes dans « l’angle mort » de la pensée dominante en France[3]. Cela s’illustre, en toute bonne foi, par des propos tenus par Benoît Sadry, président de l’Association nationale des familles des martyrs d’Oradour : « On met en parallèle deux choses qui n’ont pas à être mises en parallèle. Le colonialisme d’un côté, le nazisme de l’autre. Ça participe à cet effet de buzz permanent où on veut dénigrer, provoquer. Je pense que ça n’apporte rien au débat, ça n’apporte rien à une mémoire assumée. » Agathe Hebras, petite fille de Robert Hebras, rescapé du massacre d’Oradour-sur-Glane, mort en 2023, ajoute : « C’est irresponsable. Ces deux événements dramatiques de l’Histoire ne doivent et ne peuvent être mis en parallèle. » [4]
On peut comprendre la position douloureuse des porteurs directs de la mémoire des victimes d’Oradour. Mais l’argument reste : c’est impossible parce que… c’est impossible. Point !
Aucune attention à l’Autre
Dans ces démarches, on ne trouve aucune prise en considération d’une souffrance comparable. L’autre n’existe pas. Il est effacé. Pas un mot sur la douleur possible de l’Autre face au drame. A quoi on tente d’ajouter la négation du drame. La négation de son histoire [5]. Un mur obstiné qui ferme l’angle mort.
Cet émoi à s’approcher de cet « angle mort » est instrumentalisé par les forces de droite et d’extrême droite mêlées
Ces forces ne manquent pas d’idéologues qui tentent, à l’aide d’arguments d’autorité, de tautologies, d’arrêter l’émergence de la vérité. « L’école est le lieu de l’assimilation qui est le contraire du culte des origines, de la guerre des mémoires et de la repentance. »[6] écrit Henri Guaino, conseiller de Nicolas Sarkozy dans Le Figaro du 23 janvier 2015 (Source ==> ICI).
Le mot « repentance » est brandi. Allons chercher le sens du mot
- « Regret douloureux de ses péchés. » pour le dictionnaire Larousse. Cette définition renvoi au contexte des origines du mot. Une origine religieuse, chrétienne. Source ==> ICI
- « Souvenir douloureux, regret de ses fautes, de ses péchés. » Le dictionnaire Le Robert ajoute une dimension profane au mot, en parlant de « faute ». Source ==> ICI
- Wikipédia est plus explicite et complet: « La repentance est la volonté d’assumer les conséquences d’actes moralement condamnables commis par le passé et de s’engager à ne plus les perpétrer. Le terme peut également désigner la manifestation publique du sentiment personnel qu’est le repentir pour une faute dont on demande pardon. Ce concept regroupe trois notions :
- dans la religion, la reconnaissance, la confession et le renoncement au péché ;
- dans le droit civil, la reconnaissance d’une faute ayant provoqué un dommage ;
- dans le droit international public, des excuses officielles entre deux États. » Source ==> ICI
Alors, repentance ?
Trois points peuvent guider une position à la fois juste et pacificatrice pour toutes les parties :
- Les générations actuelles ne sont pas responsables des crimes commis par les générations qui les ont précédées. Par contre, elles sont responsables, nous sommes responsables, de ce que nous faisons, aujourd’hui, de ces mémoires douloureuses.
- La montée de nouveaux récits, issus du Sud (mais aussi du Nord) sur les crimes liés au colonialisme, à l’esclavage, est irrépressible. Nous devons organiser les débats dans un esprit d’ouverture et de respect. Et d’acceptation de la contradiction, entre égaux. Mandela a dit : « la réconciliation n’est pas d’oublier les crimes du passé, mais de ne pas en rester prisonniers »
- Déboulonner les statues ? Non ! Il ne faut pas effacer les traces du passé [7]. Mais sortir par le haut de ces situations, en ouvrant des espaces créatifs pour dire les choses, y compris dans leurs aspects contradictoires. En revenant aux faits avec l’aide des historiens. On pense ici à l’existence avérée des chambres à gaz lors de l’holocauste, que les négationnistes ont cherché à effacer ! Surtout, il importe que les personnes qui se sentent proches de ceux qui ont subi ces violences aient une voix.
Aujourd’hui, chaque jour, des Oradour se déroulent sous nos yeux, à Gaza
Et, c’est pour une partie des commentateurs, le même déni, la même tentative d’effacement. « Il n’y a pas de génocide. » « Il n’y a pas de famine » … Contre les preuves documentées des organisations de l’ONU, d’ONG internationales et israéliennes[8] reconnues. Seraient elles toutes antisémites comme le disent les négateurs du génocide en cours ?
Une négation qui s’appuye implicitement sur le déni de l’humanité de l’Autre. On peut alors le massacrer sans remord, ce n’est pas un être humain. Ce n’est pas un homme. Une position revendiquée explicitement par des dirigeants israéliens.
Il me vient à l’esprit le titre du livre de Primo Levi « Si c’est un homme »[9].
Oui, c’est de cela qu’il s’agit. Sommes-nous égaux en humanité ? Nous voyons avec effroi qu’une partie des sociétés rompt avec ce principe d’égalité que nous croyions en progression constante sur la planète. Des parties de société qui élisent des dirigeants qui soutiennent activement ces politiques de différenciation, d’inégalité. Y compris, surtout dans les sociétés du Nord. Soit directement (Netannyahou, Trump, Poutine, Modi…). Soit par complicité avec ces dirigeants. Je pense ici à la plupart des dirigeants européens. Un recul dans l’histoire de l’humanité !
Je pense à moi. En position de l’Autre dénié, humilié
Pour avoir subi, enfant, le racisme de la part d’enfants Pieds Noirs dans l’Algérie coloniale. Les insultes au Lycée Bugeaud à Alger (oui, le lycée « Bugeaud [10]»). Les crachats au visage. Le mépris. Les coups. Une humiliation « naturelle », quotidienne[11]. Je pense aussi à mon père, humilié dans le quartier où nous habitions (El Biar, au-dessus d’Alger) par des voisins Pieds Noirs (je n’ose pas détailler ces faits tant ils sont accablants pour ceux qui les ont commis) …
Je pense à tous les milliards d’hommes et de femmes qui ont été et sont encore pris comme des êtres « pas totalement humains ». Dans un statut explicite ou implicite d’infériorité. Je fais partie de ces gens.
& & &
Notes de bas de page
[1] Quelques exceptions ont troué le voile de ces récits dominants. Il s’agit notamment des travaux de Kavalam Madhava Panikkar (1895 – 1963), romancier, journaliste, historien, administrateur et diplomate. Il est né au Travancore et a été éduqué en Madras et à l’université d’Oxford. Son ouvrage fondateur sur les relations Sud Nord, vues du Sud, publié en 1953, est : Asia and Western Dominance: a survey of the Vasco Da Gama epoch of Asian history, 1498–1945. Traduction française en 1957 : L’Asie et la domination occidentale du XVe siècle à nos jours, Paris, Le Seuil, 1957. Abondamment cité comme référence majeure dans mon ouvrage SUD ! Un tout autre regard sur la marche des sociétés du Sud, Paris, L’Harmattan, 2018. Pour en savoir plus sur Panikkar, voir ==> ICI
[2] On trouvera des exemples d’atrocités commises par l’Armée française lors de la conquête coloniale, tirées des travaux d’historiens, sur le site Histoire coloniale et post-coloniale Voir ==> ICI
[3] On trouvera sur ce site des textes qui traitent largement de ce thème, dont la note de lecture sur l’ouvrage de Jean Baudrillard « La transparence du mal » Voir ==> ICI
[4] Ces deux citations sont tirée d’un article publié par FR3 Voir ==> ICI
[5] D’autant, concernant l’Algérie, que des crimes comparables ont été perpétrés pendant la Guerre d’Algérie (1954-1962) par l’Armée française, y compris par des officiers qui avaient été des Résistants pendant l’occupation allemande, quelques années auparavant. Là, il s’agit de la mémoire vivante. Pas seulement de faits historiques.
Notamment, le récit de Safia Kessas, rejointe par l’historien Fabrice Riceputi, du massacre commis par l’Armée française dans trois villages de la Vallée de la Soummam en Kabylie le 23 mai 1956. Voir ==> ICI
On peut aussi faire mention du récit de l’écrivain Mouloud Feraoun sur le massacre des Ouadhias du 11 novembre 1956. Mouloud Feraoun sera assassiné par l’OAS , avec 5 collègues enseignants, Algériens et Français, le 15 mars 1962. L’un des enseignants était mon oncle Henri Salah Ould Aoudia.
Suite des notes de bas de page
[6] Il y aurait beaucoup à dire sur cette prétention à imposer l’assimilation, c’est dire l’effacement des traces de son origine quand on vise l’intégration dans la société française. Comme si l’identité était soustractive, et ne pouvait pas se cumuler. Être à la fois Européen, Français, Musulman, Chrétien ou athé, Méditerranéen, du Nord de l’Afrique…
[7] Un exemple de ce point, pris au Maroc. Dans l’Atlas, existent de nombreux ksars (châteaux) construits par le Glaoui, le seigneur qui dominait le centre sud du pays jusqu’à l’indépendance. Il avait eu de nombreux esclaves noirs. Ceux-ci ont fondé des familles et vivent désormais comme Marocains dans le pays. J’interrogeais un de leurs descendant, Hajoub, aujourd’hui décédé, guide de montagne dans la région. Je lui faisais remarquer que le Ksar de Taliouine, construit de terre dans cette petite ville de la région, tombait en ruine. Il m’a fait la réponse suivante : « ce sont nos ancêtres, sous les coups de fouet, qui ont construit ce ksar. Que la terre s’effrite. Qu’il retourne à la terre. » Je lui ai rétorqué que le ksar était témoin de cette histoire. Il méritait d’être conservé. Il a hoché la tête, pas vraiment convaincu.
[8] Il s’agit notamment de l’ONG israélienne B’TSELEM. On trouvera un résumé en français du rapport intitulé « Notre génocide » ==> ICI
[9] « Si c’est un homme » (italien : « Se questo è un uomo ») est un témoignage autobiographique de Primo Levi, sur sa survie dans le camp d’extermination d’Auschwitz. Il y est détenu de février 1944 à la libération du camp, en janvier 1945. Chimiste juif italien, Primo Levi est arrêté en tant que membre de la résistance italienne au fascisme. Il est déporté à Auschwitz en raison de la politique raciale nazie. Source Wikipédia (voir ==> ICI)
[10] Thomas Robert Bugeaud, marquis de La Piconnerie, duc d’Isly, est un militaire français, maréchal de France, né à Limoges en 1784 et mort à Paris en 1849. Gouverneur général de l’Algérie pendant la période coloniale, il joue un rôle décisif dans la colonisation et la répression des mouvements de résistance algérienne. De nombreux hommages lui ont été rendus pendant longtemps. Aujourd’hui, il est surtout présenté comme un symbole du colonialisme français et l’auteur de massacres en Algérie. À ce titre, il est régulièrement dénoncé, notamment par des associations antiracistes, dans le cadre de la décolonisation de l’espace public (d’après Wikipédia).
[11] Il me revient un souvenir à ce propos. Nous sommes en juin 1959, nous allons partir en France où mon père a été muté. C’est la fin de l’année scolaire. Au lycée « Bugeaud », on organise les compétitions des clubs de sport du lycée. J’ai choisi depuis 2 ans le judo comme sport. Je m’y sens bien comme école de l’équilibre et du respect. Arrive mon tour dans la compétition. Je suis « ceinture orange ». Mon adversaire, du même niveau, est plus grand en taille que moi. Mais je n’ai pas peur. Je me rue dans cette épreuve avec une force décuplée par la rage de gagner contre cet enfant de Pied Noir. Je gagne … et dans le mouvement, je casse un doigt de mon adversaire.
J’ai longtemps repensé avec peine à ce moment. Je me repends pour ce geste. Cet enfant a payé pour toutes les humiliations que j’avais vécu, dans ce lycée « Bugeaud » où nous n’étions qu’une poignée (moins de 10%) à n’être pas issus de la population des Pieds Noirs.
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2 Commentaires
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En réalité cela avait commencé avec les théories de Bruckner, sur « les sanglots de l’homme blanc » . Curieux que ce type de pensée ait été accouché par les nouveaux philosophes….. Les fondements du neo-conservatisme à la française. A méditer
Oui, Hocine, c’est tout à fait exact. Je l’avais oublié ! Bruckner a été précurseur. J’avais lu avec effroi son livre, en son temps, car il avait eu une certaine audience parmi les intellectuels. Mais il a amorcé là un tournant important, et une fêlure dans la pensée occidentale.