« Paul Delouvrier ou la passion d’agir » de Roselyne CHENU (note de lecture) Le récit à la première personne d’un homme, grand serviteur de l’Etat dans la France de la reconstruction de l’après la Seconde Guerre Mondiale. Un moment d’Histoire qui éclaire les moments présents.

Une parenthèse dans la mondialisation

La précédente mondialisation, ouverte à la fin du XIX° siècle s’était clôturée à Nagasaki en aout 1945. Elle avait porté deux guerres mondiales et, en 1929, une crise tout aussi mondiale.

Nous sommes à la Libération, en 1945. Ce qui n’allait être qu’une parenthèse s’est ouverte alors. Pendant trois décennies, les dirigeants ont pu mettre en œuvre des politiques publiques où l’intérêt général à long terme animait les élites au pouvoir. Les partis de la bourgeoisie réactionnaire s’étaient déconsidérés par leur collaboration avec les Nazis. Des idées nouvelles pouvaient surgir.

Ce sont ces idées qui serviront à « reconstruire la France » après les désastres de la guerre

Surtout, il fallait sortir le pays de la régression qui avaient conduit à la défaite face à Hitler. « Plutôt Hitler que le Front Populaire » avait été le point de ralliement de ces élites françaises d’avant-guerre.

Nous n’idéalisons pas cette période

N’oublions pas que cette époque a été aussi celle des décolonisations. Des décolonisations qui contenaient en germe toutes les composantes du néo-colonialisme dont on n’est pas sorti aujourd’hui. Surtout, la sortie du piège colonial en Algérie a été très douloureuse et ses effets continuent de provoquer des dégâts dans la société française d’aujourd’hui. La fin de l’Empire français dans sa forme directement coloniale, s’est signée à Alger en mars 1962.

Des hommes pour porter ces élans

Ces politiques publiques de l’après-guerre ont été portées par des hommes. Des hommes formés dans la Résistance à l’Occupation. Dans l’esprit de la Libération. Pétris du sens du devoir. De l’intérêt général. Paul Delouvrier est l’un d’entre eux [1]. A la fois comme haut fonctionnaire œuvrant en divers postes de responsabilité pour la reconstruction de la France. Mais aussi représentant de l’Etat français en Algérie, entre 1958 et 1960, en pleine guerre pour l’Indépendance.

Mon père l’a connu à Alger, à cette période. Il m’en parlait comme d’un personnage fort, porteur d’une vision (Delouvrier savait que l’Indépendance de l’Algérie était inéluctable) et animé d’un humanisme qui ne s’est pas démenti.

La formation de la pensée de l’acteur public

Dans  les interviews qui forment le texte de l’ouvrage « Paul Delouvrier ou la passion d’agir » de Roselyne Chenu, Delouvrier décrit avec précision son enfance dans une famille catholique de province. Sous le poids de l’idéologie conservatrice, réactionnaire. Tempéré par une certaine façon humaniste de penser la religion catholique. Déjà, sur le plan économique, la pensée libérale avait pris le pas au sein des élites bourgeoises. Elle régnait en maitre sur les esprits et imposait sa domination sans critique possible dans les sphères économiques.

Delouvrier n’adhère pas à ce courant puissant. Il devient haut fonctionnaire, membre de la « caste » de l’Inspection des Finances.

Paul Delouvrier se débat dans ce bain quand survient la Guerre

La crainte de la révolution ouvrière incarnée par la Révolution russe et la consolidation de l’URSS a aveuglé les élites française sur les enjeux réels de la montée du nazisme en Allemagne. La France croit en sa supériorité militaire !

En 1939, Paul Delouvrier est officier et participe activement aux combats. Il subit, sur le front, la déroute de l’armée française. La guerre perdu, que faire ?

Delouvrier retrace avec précision et sensibilité les hésitations de ces moments où le pouvoir a vacillé. Faut-il suivre Pétain ? Aller rejoindre de Gaulle ? Jusqu’où participer aux structures publiques dominées par un pouvoir qui s’affiche de plus en plus favorable aux forces d’Occupation nazies.

Aujourd’hui, nous connaissons la fin de l’histoire

Il est facile de prétendre qu’on aurait pris position pour le bon côté de l’Histoire ! Mais sur le moment, nul ne savait ce qu’il allait advenir. L’Allemagne nazie pouvait consolider sa domination durablement ! Et les forces de la droite collaborationniste occuper durablement le pouvoir.

Delouvrier s’engage finalement derrière le Général de Gaulle. Il formera un maquis armé dans la région de Fontainebleau. Il continue de tisser sa toile de connaissances dans les milieux gaullistes de la Résistance et au-delà.

A hauteur d’homme, les enjeux de l’exercice du pouvoir

L’ouvrage nous livre une auscultation minutieuse des enjeux du pouvoir, tels qu’un être peut les ressentir. Les relations entre l’engagement et la rémunération des hauts fonctionnaires. Celles entre fonctionnaires et personnels politiques. Sur ce terrain, Delouvrier va être plusieurs fois sollicité pour s’engager dans un parti. Y compris par le Général de Gaulle qui vient d’être chassé du pouvoir en 1946 et a formé le RPF [2]. A chaque fois, il répondra par la négative. Avec l’argument de sa préférence pour l’indépendance.

Raison d’Etat et crise de conscience

Humanisme, foi chrétienne. Obéissance aux ordres et désobéissance. Sur ce point, il a en face de lui le Général de Gaulle qui a osé désobéir en juin 1940 contre le pouvoir légal du Maréchal Pétain. « Et moi, ai-je obéi ? » aurait dit de Gaulle à Delouvrier. Cette désobéissance, un certain 18 juin 1940, a joué un rôle immense dans l’histoire de la France pendant la Seconde Guerre Mondiale ! Delouvrier traite aussi de la vérité, de la dissimulation, du mensonge dans l’exercice du pouvoir. Des choix douloureux…

Paul Delouvrier agit aussi en citoyen. Il enseigne en divers lieux. Il s’engage dans des associations d’intérêt général.

« Paul Delouvrier ou la passion d’agir » de Roselyne CHENU couverture du livre, éditions du Seuil

Algérie. L’ambiguïté du Général, la dissimulation au cours de la période « algérienne » de Delouvrier, de 1958 à 1960

Revenu au pouvoir en 1958 après un coup militaire à Alger, de Gaulle a compris que la guerre d’Algérie devait se terminer. Elle entrainait la France dans une régression, en décalage total avec les défis de l’après-guerre. Sur le plan militaire notamment (les enjeux internationaux portaient alors sur le nucléaire). Sur le plan politique, devant le mouvement de décolonisation inexorable qui s’était enclenché à la fin de la Seconde Guerre Mondial.

Quand il revient au pouvoir, De Gaulle ne formule pas sa pensée sur l’Algérie

Il sème son installation comme Président de la République de formules ambiguës. On pense au « Je vous ai compris » qu’il lance le 4 juin 1958 devant une foule de Pieds Noirs. C’est pour eux la certitude que le Général va soutenir « l’Algérie Française ».

De Gaulle maintient la confusion en nommant Michel Debré premier ministre. Un homme qui affiche sa position favorable à cette Algérie Française que la majorité de l’Armée et des Pieds Noirs veulent. Voir à ce sujet la note de lecture sur « Deux fers au feu. de Gaulle et l’Algérie : 1961 » de Jean-Philippe OULD AOUDIA ==> ICI

C’est dans cette situation que de Gaulle envoie en Algérie le haut fonctionnaire Paul Delouvrier, comme Délégué Général en 1960

Delouvrier établit des contacts avec des Algériens pour se faire sa propre vision de la situation. Par-delà la propagande du 5° Bureau de l’armée qui diffuse en permanence dans la population des Pieds Noirs l’idée que l’immense majorité de la population algérienne souhaite le maintien de l’Algérie Française. Et que l’éradication des « terroristes » du FLN permettra le retour à la situation (coloniale) antérieure.

Le Délégué Général est rapidement convaincu que l’Indépendance est inéluctable

Mais il doit le cacher. Car telle n’est pas la position affichée du Président de la République, de Gaulle ! Lequel se méfie des fuites qui pourraient révéler sa propre position qu’il maintient dans une confusion voulue. La ruse fait partie des armes d’un chef de guerre !

Le spectre de Diên Biên Phu

La seule consigne que de Gaulle donne à Delouvrier, est « d’éviter un second Diên Biên Phu [3]». Pour le Chef de l’Etat, une seconde défaite signerait l’ouverture d’une guerre civile en France même. L’armée ne supporterait pas une nouvelle humiliation.

Pour occuper l’armée, de Gaulle ordonne alors à son chef, le général Challe, de liquider militairement la résistance sur le terrain du Front de Libération Nationale (FLN). Ce qui est largement réalisé, au prix d’horreurs immenses contre les populations civiles. Totalement à rebours des mensonges du 5° Bureau, Delouvrier note que les succès militaires de Challe sur le terrain augmentent le souvient des Algériens aux nationalistes qui se battent pour l’Indépendance !

Mais ces succès accroîtront aussi le sentiment parmi les cadres de l’Armée que, puisque la guerre est gagnée  sur le terrain, l’Algérie doit rester française. Nous avons là un pur exemple de défaite militaire ET de victoire politique pour la direction de l’insurrection algérienne.

Complexité et passions

Paul Delouvrier va se retrouver dans une situation d’une extrême complexité, où les passions sont chauffées à blanc. L’Armée française veut sa revanche après sa défaite au Vietnam. Les Français d’Algérie veulent dans leur grande majorité que le système d’apartheid se maintienne, à leur avantage. Les Algériens accordent globalement leur soutien au FLN qui a réussi à s’imposer comme unique acteur de la guerre d’Indépendance.

La confusion dans la rue

L’équation n’a pas de solution. Hors une insoumission d’une partie de l’armée. C’est ce qui arrive en décembre 1960, avec l’érection au centre d’Alger de barricades par les activistes Pieds Noirs qui ouvrent le feu sur des gendarmes français, faisant plus de 10 morts. Les bataillons de Parachutistes, envoyés sur place, refusent de réduire les barricades.

Paul Delouvrier parvient à apaiser la situation. En un discours célèbre, il s’adresse aux trois forces en présence. Cette adresse témoigne de sa capacité à gérer à chaud les contradictions nées des ambiguïtés politiques au plus haut niveau.

Après cet épisode, les officiers félons entreront en clandestinité. Ils fomenteront, quatre mois plus tard, le putsch des Généraux d’avril 1961 conduits par le Général Challe. Ce sont les soldats appelés qui feront échouer cette tentative fasciste de prise de pouvoir en Algérie et en France.

Delouvrier ne sera plus en Algérie lors de ces derniers évènements. Il aura investi d’autres fonctions

A partir de 1960, il va s’engager avec ardeur dans l’élaboration du Schéma directeur de la Région parisienne. C’est à lui, à son énergie, ses capacités d’écoute, de coordination, de synthèse entre intérêts contradictoires que l’on doit l’organisation de l’Ile de France. Avec ses Villes nouvelles, ses grands schémas de transport… Là encore, il montre que l’impulsion publique est primordiale quand on veut agir à long terme. Même si on n’occulte pas celles du marché. Mais dans un rôle second.

Il est ensuite nommé à la tête d’Electricité de France (EDF). Il est enfin chargé de créer le Parc de la Villette. Il impulsera les formes et les contenus de ce grand musée des sciences et des techniques, dans un parc magnifiquement aménagé. C’est là où il termine sa carrière en 1984.

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[1] Paul Delouvrier, né le 25 juin 1914 à Remiremont et mort le 16 janvier 1995 à Provins, est un haut fonctionnaire français sous la IVᵉ et la Vᵉ République. Il est l’un des principaux artisans de la planification qui a remodelé la France pendant les « Trente Glorieuses » (Wikipédia). Pour en savoir plus, c’est ==> ICI

[2] Le Rassemblement du peuple français (RPF) est un parti politique français, créé par Charles de Gaulle en 1947 et mis en sommeil en 1955. Refusant de se positionner dans le clivage droite-gauche bien que souvent classé à droite, il est par ailleurs la seule formation de l’histoire du gaullisme lancée par le général de Gaulle (Wikipedia). Pour en savoir plus, voir ==> ICI

[3] La bataille de Diên Biên Phu est un moment clé de la guerre d’Indochine qui se déroula du 20 novembre 1953 au 7 mai 1954. Elle opposa les forces de l’Union française aux forces du Việt Minh, dans le nord du Viet Nam actuel.

Occupée par les Français en novembre 1953, cette petite ville et sa plaine environnante devinrent l’année suivante le théâtre d’une violente bataille entre le corps expéditionnaire français et l’essentiel des troupes vietnamiennes commandées par le général Giáp. Cette bataille se termina le 7 mai 1954 par arrêt du feu. Cette défaite des forces françaises accéléra les négociations engagées à Genève pour le règlement des conflits en Asie (Corée et Indochine). La France quitta la partie nord du Viêt Nam, après les accords de Genève signés en juillet 1954, qui instaurèrent une partition du pays de part et d’autre du 17e parallèle nord (Wikipedia). Pour en savoir plus, voir  ==> ICI


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