« L’empire des signes » de Roland Barthes. L’auteur promène son regard ébahi d’admiration sur le Japon. Dans une démarche comparative entre Japon et France. Comme, d’une certaine façon, ma propre démarche qui fait le va-et-vient entre Sud et Nord. Dans l’exploration de Moi et de l’Autre.

Sud / Nord. Je situe, en effet, le Japon à la fois dans le Nord et dans le Sud. Il a la puissance et les affres de la post-modernité du Nord. Mais il a gardé bien des ressorts profonds des sociétés du Sud. Dans le rapport entre hommes et femmes, dans l’attitude à la hiérarchie, à l’expression limitée (et très codée) de ses sentiments… En même temps le Japon reste, comme la Chine, sur bien des points, dans une altérité radicale vis-à-vis des pays de l’Occident.

« L’Empire des signes ». Le titre traduit magnifiquement le propos de Roland Barthes. L’auteur y souligne l’importance du signifiant qui prend souvent le pas sur le signifié [1]. Le texte est accompagné de photos (non commentées) qui ponctuent en point et contre-point, le propos. Dans un rapport que l’auteur qualifie de « vacillement visuel » entre images et texte.

Dans le regard indirect que cet ouvrage projette sur la France, nous pouvons mesurer l’accélération du temps. La France du début du XXI° siècle n’est déjà plus celle dans laquelle vit et pense Barthes. Celle de l’après 1968, de l’éveil critique à une certaine modernité. Le début du basculement dans l’ère du « post ». Comme la « post-modernité ».

Je relis ce texte après l’avoir lu à sa parution en 1970. J’avais apprécié cette écriture singulière. L’ouvrage avait alors renforcé mon intérêt pour ce pays et pour l’auteur.

Ce que Barthes ne voit pas du Japon

Commençons par là. L’auteur projette sur ce pays un regard très sélectif. Ainsi, il ne voit pas son insularité, ni la nature qui compte tant comme support d’expression pour les Japonais. Les fleurs, les rivières, les montagnes, les saisons, la pluie et le vent… sont largement absents du récit de Barthes. Ces éléments sont si importants dans la culture japonaise. Comme on le trouve dans l’écriture d’Aki Shimazaki dans ses romans[2]. Il ne voit rien de tout cela. Mais il voit d’autres choses.

Une société « écrivante »

Pour Barthes, la société japonaise est une société où tout peut se lire comme une écriture.

Dans le maquillage des visages. Le théâtre et la fonction sociale et symbolique des acteurs. Y compris celle des hommes qui occupent, dans le Kabuki, les rôles féminins. Dans l’expression même de la féminité. (p 71) « Le travesti oriental ne copie pas la femme. Il la signifie. » Dans la gestuelle du salut, par la « courbette ». Une courbette mutuelle, démonstrative, jusqu’à effacer, selon lui, les rapports de domination. Barthes idéalise la société japonaise !

L’urbanisme des grandes villes où le « centre est vide ». Ecriture est la description visuelle de l’espace pour communiquer une adresse, par exemple pour prendre un rendez-vous. La présentation de la nourriture dans l’assiette. Le jeu des baguettes dans l’espace du repas. La mise en paquet des cadeaux où l’enveloppe compte plus que l’objet enveloppé. (p64) L’emballage « n’est plus l’accessoire de l’objet transporté. Mais devient lui-même objet. »

L’architecture intérieure des maisons (traditionnelles). Les jardins minéraux tout de roches et de graviers sagement ratissés. Mais aussi dans la violence des manifestations d’étudiants (par l’organisation Zengakuren [3]). En une « écriture de masse. » Dans l’esthétique des lutteurs de sumu (ou sumo) et de leur caste. Dans les gestes répétés que l’on observe dans les lieux de jeux d’argent où l’homme est solitaire et silencieux devant sa machine-à-sous.

« L’empire des signes » de Roland BARTHES couverture du livre

Haïkus, peinture

Les Haïkus, bien sûr, fascinent Barthes. Il y voit tout sauf une description, dans la banalité du propos. Mais plutôt, un moment, une suspension…

Déjà quatre heures…

Je me suis levé neuf fois

Pour admirer la lune

Encore sur le Haïku : (p 102) « La brièveté du haïku n’est pas formelle. Le haïku n’est pas une pensée riche réduite à une forme brève. Mais un évènement bref qui trouve, d’un coup, sa forme juste. »

Ainsi de ce poème :

Avec un taureau à bord,

Un petit bateau traverse la rivière,

A travers la pluie du soir.

C’est étrange qu’il ne développe pas plus le lien avec la photographie. Lui qui a écrit sur ce thème [4]. Pourtant, il note : (p 115) « Le flash du haïku n’éclaire, ne révèle rien. Il est celui d’une photographie que l’on prendrait très soigneusement (à la japonaise), mais en ayant omis de charger l’appareil de sa pellicule. » Ici, le trait ne manque pas d’humour !

La peinture ? Pour lui, la peinture japonaise découle de l’écriture. Peinture et écriture ont le même instrument originel, le pinceau. Cette écriture peut prendre plusieurs formes. Elle emprunte, pour la plus ancienne de ces formes, les idéogrammes chinois.

L’œil, la paupière

« Ecriture » jusque dans la forme de l’œil des Japonais. Comme une fente sur la surface presque plane du visage. « Bridés », ces yeux ? Selon l’expression française ? Pas du tout, pour Roland Barthes ! (p 143) « (…) rien ne le retient, car [il est] inscrit à même la peau, et non pas sculpté dans l’ossature… »

Le sens versus la description analytique

Les Japonais proposent le sens des situations quand les Occidentaux la décrivent et l’analysent. Cette différence frappe Roland Barthes comme un élément fondamental de la société, de la culture japonaises. Dans son enthousiasme devant tant d’étrangeté, Barthes ne voit pas en quoi cette « proposition de sens » a de réducteur de la singularité de l’individu. Un individu qui, en Occident, est invité à se faire « sa propre idée » à partir des éléments que le système lui fournit et analyse.

Mais la différence pourrait provenir du fait que la « proposition de sens » a encore à faire au Japon avec les fondements traditionnels puisés dans l’histoire longue du pays. Quand, à l’inverse, en Occident, l’ouverture sur la liberté individuelle cache d’autres « propositions de sens » envahies subtilement par la sphère marchande.

Et qui s’accompagne de la perte du sens collectif. Et le repli nombriliste sur sa peau (tatouages) ou son genre (dans quelle pissotière puis-je aller puisqu’on ne me propose que « H » ou « F » ?).

Signifiant et signifié. Le corps

Roland Barthes est fasciné par la part que prennent les signes dans la vie sociale. (p 22) « (…) dans ce pays (le Japon), l’empire des signifiants est si vaste, il excède à tel point la parole, que l’échange des signes reste d’une richesse, d’une mobilité, d’une subtilité fascinantes. En dépit de l’opacité de la langue, parfois même grâce à cette opacité. »

Il en donne une explication où se marque une certaine idéalisation de la société japonaise : « La raison en est que là-bas, le corps existe, se déploie, agit, se donne, sans hystérie, sans narcissisme, mais selon un pur projet érotique – quoique subtilement discret. »

Un rapport au corps, au sexe, qui fascine Barthes. (p 46) « [au Japon], la sexualité est dans le sexe, non ailleurs. Aux Etats-Unis, c’est le contraire. La sexualité est partout, sauf dans la sexualité. »

Le rapport au corps est aussi dans l’écriture

L’écriture au pinceau où tout le corps s’engage dans le geste qui va se figer dans la forme peinte pour exprimer une idée, un sentiment, une émotion. (p 121) « (…) le pinceau, lui, peut glisser, se tordre, s’enlever, la trace s’accomplissant pour ainsi dire dans le volume de l’air, il la flexibilité charnelle, lubrifiée, de la main. »

L’encre noire déposée d’un trait sur le papier ne supporte aucune correction. C’est une création a la prima. La gomme n’existe pas au pays du Soleil Levant !

& & &

Roland Barthes, né en 1915 à Cherbourg et mort le 26 mars 1980 à Paris, est un philosophe, critique littéraire et sémiologue français. Wikipédia. Pour en savoir plus, voir ==> ICI

[1] Le signifié désigne la représentation mentale du concept associé au signe. Tandis que le signifiant désigne la représentation mentale de la forme et de l’aspect (Wikipédia).

[2] Voir les notes de lectures des profonds romans de cette auteure ==> ICI

[3] La Zengakuren ou Fédération japonaise des associations d’autogestion étudiantes est une ligue étudiante créée au Japon en 1948. Elle est célèbre pour être à l’origine de nombreuses manifestations. La Zengakuren s’était notamment opposée aux Etats Unis pour leur guerre au Vietnam. Ou à la construction du grand aéroport de Tokyo, à Narita.

[4] La chambre claire. Note sur la photographie, de Roland Barthes (1980).


© 2023 Jacques Ould Aoudia | Tous droits réservés

Conception | Réalisation : In blossom

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