« La vérité sort de la bouche du cheval » de Meryem ALAOUI. L’auteure nous entraine dans les parties sombres de Casablanca. Nous y pénétrons avec Jmiaa, mère divorcée, qui se prostitue dans les miasmes d’un quartier populaire de la grande métropole marocaine. C’est elle qui parle. Elle qui nous décrit son monde.
Un regard porté par une femme à qui les pesanteurs d’une société traditionnelle malmenée par la modernité ont laissé peu de chances d’échapper à son sort. Mais Jmiaa ne plie pas. Elle ne se plaint pas. Elle assume sa situation, jonglant avec sa fille, avec sa mère pour maintenir un semblant d’honorabilité. La rencontre improbable avec une réalisatrice de cinéma va-t-elle changer sa vie ?
Ce roman est publié par les Editions Le FENNEC avec le soutien du Conseil de la Communauté Marocaine à l’Etranger (CCME), dans la collection « Ecritures Féminines d’ailleurs » [1].
La solution ? Le mariage !
L’histoire de Jmiaa a commencé comme une histoire d’amour avec le jeune Hamid, dans le quartier où elle est née et a vécu, à Berrechid [2]. Hamid est grand et beau, il frime sur sa moto. Les filles du quartier le regardent. Jmiaa se laisse séduire. Elle en devient folle. Elle se fait surprendre par sa mère. Deux raclées n’apaisent pas sa passion. Seul le mariage va sauver l’honneur de Jmiaa et de sa famille.
Avec cette perspective de mariage, la tension retombe brusquement. Les règles sociales reprennent le dessus. Visite de la mère du garçon avec deux de ses filles. Jmiaa, soumise et silencieuse, sert le thé. Les mères concluent l’affaire et règlent les détails. Une grande fête va couronner le tout. Les parents se sont débarrassé des enfants qui partent à Casablanca. Là « où il y a du travail ».
Rien. Des hommes parasites, violents, minables
La lune de miel épuise rapidement ses effet sur les deux jeunes qui ne connaissent presque rien de la vie. Hamid ne fait rien. Rien d’autre que de se faire des amis qui trainent comme lui en buvant de la bière. En échafaudant des plans aussi incertains que fantaisistes. Comme celui d’acheter un container de produits chinois pour les revendre à Casa. Et cela, sans connaissance du marché local ou des réseaux de commerce international. Pour une telle opération, il lui faut emprunter le capital de départ. Jmiaa lui donne ses bijoux en or. Il les vend, et ne va même pas jusqu’à acheter un container ! Tout est parti en bières et en discussions avec les amis.
L’argent est le centre de ses préoccupations. Il en vient … à livrer Jmiaa à un de ses « amis ». Contre argent, bien sûr. Jmiaa s’incline face à la force. Les disputes deviennent de plus en plus violentes au sein du couple.
Jmiaa est enceinte, elle accouche d’une fille qu’elle place chez sa mère, Mouy. Hamid s’éprend d’une autre femme et quitte clandestinement le Maroc pour l’Espagne… d’où il demande régulièrement de l’argent à Jmiaa. Celle-ci a franchi le pas, elle se prostitue régulièrement. Un homme, Hocine, la protège. Il est dur mais réglo !
« La vérité sort de la bouche du cheval » de Meryem ALAOUI : le double regard de Jmiaa
Un regard « horizontal » avec les filles qui partagent la même galère qu’elle. Aligner les bouteilles de bière sur la table. Fumer des cigarettes qui vous râpent la gorge. Ecarter ses jambes au désir triste d’hommes inconnus. Et aussi d’hommes du quartier, pour avoir la paix. Se chamailler avec ses compagnes. Et même se crêper le chignon. Encaisser les coups de son protecteur. Aller au hammam. Regarder jusqu’à plus soif les séries brésiliennes, mexicaines et turques à la télé. Passer le ramadan chez sa mère. Faire une virée dans les bars avec des connaissances. Risquer de se faire entrainer dans une affaire louche. Ruser pour trouver la bonne distance avec le flic du coin. Avec la voisine qui hurle. Se faire voler ses économies…
C’est le Maroc vu du dessous que Jmiaa nous montre. Dans la dureté de la vie. Pauvreté, corruption, fuite dans la migration, mensonges, méfiance, violence…
Et un regard « vertical » de la société marocaine, vue du bas. Sur les quelques morceaux du haut qui s’affichent sur l’écran de son paysage. Un regard dur, sans illusion, sans avenir, sans espoir. Par la magie du roman, l’auteure allume cependant une lueur dans ce monde sombre…
Le langage de Jmiaa, que l’auteur fait courir au long du roman, est sans doute le personnage principal de l’œuvre. Un langage rude, ponctué d’injures, d’insultes. Qui porte toute la violence des rapports sociaux. Qui inscrit, sans nuances, les personnages dans une vérité crue et cruelle. Mais qui transpose sans flancher ses découvertes de « l’autre monde » avec ses codes, ses filtres populaires.
Jmiaa passe la tête dans cet autre monde, celui « de l’autre côté », celui « du haut »
Un jour, Jmiaa est sollicitée par une marocaine émigrée en Belgique qui se lance dans le cinéma de fiction. « Bouche de cheval », c’est ainsi que Jmiaa la nomme, veut recueillir des témoignages sur le milieu des prostituées de Casablanca pour en faire un film. Jmiaa se prête au jeu.
Meryem Alaoui nous fait partager le regard de Jmiaa sur cette aventure nouvelle qui s’offre à elle. Comment elle la comprend, avec les clés qu’elle a forgé dans sa rude existence « du bas ».
Finalement, « Bouche de cheval » demande à Jmiaa de prendre le rôle principal de son film. Le rôle d’une prostituée, maitresse femme, au verbe haut. C’est Jmiaa qui l’incarne le mieux, pour la réalisatrice.
Depuis « l’autre côté », Jmiaa découvre le monde du cinéma
Un monde avec ses codes, ses rituels, sa rigueur, ses métiers, ses mystères, ses largesses, ses apparences… Jmiaa est perdue et en même temps fait preuve d’une immense capacité à adapter son nouvel environnement à ses propres façons de voir et d’agir. Avec souplesse et intelligence. Elle apprend vite. Meryem Alaoui a mis dans son personnage cette capacité réflexive : elle dit d’elle-même « qu’elle a l’esprit vif ».
Sa vie faite de rencontres incertaines, où elle risque à chaque fois devant des hommes inconnus le plus profond de son intimité, lui a donné une immense capacité à circuler en se préservant dans les relations humaines. Avec son faible « capital culturel » mais avec une farouche volonté d’être elle-même, que l’auteure lui accorde dans son roman.
Le film est un succès. Elle part à San Francisco pour recueillir un prix
Avant de partir, Jmiaa revient à Berrechid voir sa mère. Elle ne partira pas sans sa bénédiction, sans son pardon. Elle l’obtient.
« Bouche de cheval » a repris, pour Jmiaa, son véritable prénom, Chadlia. Une véritable complicité va se nouer au fil du travail en commun. Jmiaa décrit son voyage en Amérique avec les yeux du « sauvage », de l’Iroquois qui découvre le monde civilisé.
Mais l’auteure ne tombe pas dans le cliché. Son personnage Jmiaa tient bien sa place dans le fil du roman. Le succès au cinéma n’est pas une rédemption. Jmiaa reste elle-même. Elle a simplement pris de l’assurance en découvrant « l’autre côté du monde ». Elle ne s’est pas laissé détruire par lui.
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Meryem Alaoui Meryem Alaoui est une écrivaine maroco-américaine née en 1977 à Casablanca. Après un premier roman, La vérité sort de la bouche du cheval, paru en 2018, elle publie Sweet chaos (2023), son deuxième ouvrage. Voir ==> ICI
[1] Voir aussi la note de lecture de l’ouvrage de Leila Slimani, dans la même collection : Le parfum des fleurs la nuit ==> ICI
[2] Berrechid (en arabe : برشيد Barchid ; en amazighe : ⴱⵔⵔⵛⵉⴷ) est une ville marocaine située à une trentaine de kilomètres au Sud de Casablanca, sur la route menant à Marrakech.