« La plus secrète mémoire des hommes » de Mohamed Mbougar SARR. Nous sommes là devant un roman-puzzle, d’une grande richesse, aux multiples niveaux de lecture. Depuis la narration pure jusqu’au divagations philosophiques. En passant par les plus obscures méandres où nous plonge la magie. Ou encore, à suivre une enquête policière.
Il y a en effet quelque chose du « Nom de la rose » dans cet ouvrage. Nous participons à la quête d’une vérité qui fuit comme recule l’horizon quand on avance. Tandis que des hommes meurent par suicide, qui ont tous à voir avec l’objet du livre.
Cet objet du livre ? Un livre justement ! Ecrit par T.C. Elimane, qui se dérobe à toutes les recherches, après avoir écrit un roman aujourd’hui introuvable, Le labyrinthe de l’inhumain. Un livre qui nous entraine dans de sombres déambulations où la frontière entre réel, rêve et monde des esprits se dissout. Où la magie noire, celle qui tue, est mobilisée. Mais toujours côte à côte avec des explications rationnelles.
Mais… de quel livre parlons-nous ici ?
Celui écrit par Mohamed Mbougar SARR. Ou celui d’Elimane Madag ? C’est cet effet miroir qui nous trouble et nous attache tout au long de la lecture du roman. A nous perdre dans l’emboitement des récits. En des transitions incertaines où l’on s’égare. Est-ce un homme ou une femme qui parle ? Après deux à trois pages de lecture, SARR nous éclaire par un discret accord masculin ou féminin.
M. M. SARR, l’auteur, nous fait traverser tant d’univers différents
Des univers qu’enchainent les liens tissés entre les personnages, par-delà les continent, les époques. Le milieu littéraire parisien du début du XX° siècle ; la France sous l’Occupation ; les ruminations d’écrivains africains à Paris ; les amours chaudes, brèves, fatales… Mais aussi Dakar en état de siège par la jeunesse révoltée ; les milieux libertins ; Amsterdam un petit matin d’hiver ; Buenos Aires et ses salons littéraires ; un village du Zaïre traversé par la mort sous forme de soldats déchainés ; le Sénégal dans les premières années de la colonisation…
Et on accède à chacun de ces univers par une porte dont la clé est à découvrir. A-t-elle été jetée au fond du fleuve ? Est-elle enfermée dans une boite dont il faut aussi chercher la clé ?
Deux frères jumeaux se déchirent jusqu’à la haine absolue
Au cœur du Sénégal, en pays Sérère [1], Assane et Ousseynou se battent pour l’amour d’une femme, Mossane. Cette femme va finir par disparaitre, se sublimer littéralement, après avoir sombré dans la folie. Restant nue sous l’immense manguier devant le cimetière du village. Rendue folle par le silence de son fils, Elimane, parti faire des études à Paris. Une douleur qui s’est ajoutée à la disparition d’Assane, son mari, l’ainé des frères jumeaux. Disparu à la Guerre sans laisser de trace.
Assane qui avait été envoyé à l’école des blancs, avant son fils. Qui y avait réussi au-delà de tout espoir. Et qui choisira de partir en France sur le front de la 1ère Guerre Mondiale d’où il ne reviendra pas. Laissant sans nouvelles sa femme. A jamais. Assane enseveli, disparu, sacrifié. Emporté dans le grand suicide européen où il n’avait pas sa place.
Avant de partir pour la guerre…
… Assane a confié Mossane, enceinte, à son frère jumeau, Ousseynou, son éternel rival dans le cœur de Mossane. Ousseynou qu’une lutte mystérieuse avec les flots du fleuve a rendu aveugle alors qu’il jetait ses filets. Mais cet être niché dans le ventre de Mossane, de qui est-il l’enfant ? De Assane ou d’Ousseynou ?
La littérature comme sujet littéraire
Mossane partie rejoindre les ombres, Ousseynou âgé, prend femme par trois fois. La première donnera vie à une fille, Siga D. Nous la retrouvons dans le présent du roman. Elle dialogue avec son narrateur, lui-même romancier, Diégane Latyr Faye. C’est Siga D., la « mère-Araignée », également romancière, qui donnera le livre d’Elimane à Diégane, le mettant irrésistiblement sur la piste de son auteur. L’astre noir, le séducteur, l’énigmatique écrivain que M. M. SARR fait ressurgir du passé.
La littérature est l’un des personnages central du roman, en un effet miroir troublant. Ecrire quand on est Africain à Paris. Ou à Dakar. Ecrire l’exil ? Le retour au pays ? S’adonner à la littérature pour faire plaisir aux Blancs ?
M. M. SARR n’a pas de mots assez cruels contre ces facilités. Dans un vertige où le récit s’abîme, là encore, en miroir. De qui parle-t-il dans ces pages du livre où il offre à l’acide de sa critique la communauté des écrivains africains et prétendant à l’être ? Communauté dont il fait partie. Et, plus largement, comment faire de la littérature en prenant la littérature comme sujet ?
Pas de littérature sans critiques littéraires
Le récit ne se prive pas de clins d’œil aux critiques d’aujourd’hui. Eux qui n’ont pas fait moins que d’attribuer à ce roman le Prix Goncourt 2021. Tandis que six des sept critiques que SARR met en scène dans le récit vont se suicider alors qu’ils se sont déchirés dans l’appréciation de l’ouvrage d’Elimane, Le Labyrinthe de l’inhumain.
Des querelles littéraires nées de la stupéfaction que ce livre a provoqué dans le milieu des lettres françaises. L’auteur d’un tel ouvrage ne peut pas être un « nègre ». Ou bien : l’œuvre n’est qu’un plagiat. Un assemblage habile de textes d’auteurs célèbres. Ou encore : ce livre révèle un « Rimbaud noir »…
Laudatifs, assassins, racistes, décalés, les critiques jouent un rôle important dans le roman de M. M. SARR, comme le cœur dans le théâtre grec. Que représentent-ils ? Les voix multiples qui composent le regard du Nord sur le Sud. Depuis la bienveillance jusqu’à l’outrance suprémaciste blanche. Mais les uns et les autres en surplomb sur le Sud. Avec ces suicides in série, il nous vient par association d’idée l’histoire des « Dix petits nègres » [2].
De la mise en miroir comme les deux fesses d’un postérieur
Au-delà du jeu sombre des deux jumeaux autour de Mossane, M. M. SARR nous déboussole par ces effets réfléchissant en les égrenant tout au long de l’ouvrage. (p 433) « Non seulement je ne suis pas déçu, mais je ne suis encore pas même déçu de ne pas l’être. » C’est aussi le jeu en miroir, entre le récit du roman et l’acte d’écrire lui-même.
En quête de…
Le livre mystérieux et bouleversant d’Elimane suit le cours du roman, en une mise en abîme permanente avec le roman lui-même. Faye, le narrateur, romancier dans le doute, est à la recherche d’une vérité qui serait cachée dans l’œuvre et dans la vie d’Elimane. Mais ce même Elimane est aussi à la recherche d’un objet qui se dérobe à nos yeux de lecteur… Et qui ne se révèle qu’à la toute fin du livre. Effet de poupées russes, emboitement des récits. Clés à découvrir…
M. M. SARR fait de la réflexivité le fil majeur de son roman
Contre les nostalgiques de la domination qui n’attribuent les capacités réflexives qu’aux Européens, Mohamed Mbougar SARR, en fait un thème central. Qu’il fait courir subtilement sur les multiples pièces de la mosaïque de son œuvre.
Au fond, « La plus secrète mémoire des hommes » est un livre sur le doute. Le doute de soi. Comme personne, comme écrivain. Le doute sur la sincérité à afficher son doute. La tromperie est là. Tapie, possible. Dans l’œuvre de M. M. SARR comme dans celle, imaginée, d’Elimane puisque celui-ci a fait un livre considéré par les critiques comme plagiat. Encore une fois, l’effet miroir nous fait tourner la tête. Ultime pirouette : le doute comme sujet littéraire.
Déjà, le regard critique se pose sur le titre du livre que l’auteur mystérieux, Elimane, aurait écrit : « Le Labyrinthe de l’inhumain ». On s’interroge sur ces mots. Porteur de sens ? Mais lequel ? Ou astuce marketing d’avoir choisi un titre qui attire par son mystère…
Mais Mohamed Mbougar SARR va plus loin
Faye, le narrateur, a eu enfin accès à une lettre d’Elimane qui court, insaisissable, dans les pages du roman. Une lettre déterminante, fatale. Une lettre espérée, attendue. Qui allait donner la clé du roman d’Elimane. De sa vie même.
Une lettre en un texte à tiroirs, incompréhensible, prétentieuse. Faye fait alors la remarque suivante : (p 271) « Je relus quatre ou cinq fois la fameuse lettre sous le regard de Siga D., puis je lui dis : – C’est de la merde crypto-symboliste. C’est une mystagogie risible, une parodie de mauvais goût d’un prophète (…) ou d’un charlatan évangéliste congolais qui veut expulser le démon de l’intérieur de femmes possédées en les sodomisant en live sur Facebook, bible en main. »
Ces mots, on a eu la tentation de les appliquer au texte de M. M. SARR lui-même, au-delà de cette lettre. Alors ? Ultime pied de nez de l’auteur ? Là encore, le regard sur soi nous trouble. Insaisissable auteur. Cette fois, c’est bien de Mohamed Mbougar SARR qu’il s’agit. Pas d’Elimane, écrivain imaginaire mis en scène par M. M. SARR.
Je ne résiste pas au plaisir amusé d’éclairer le mot « mystagogie »
On en trouvera une définition dans la note de bas de page [3]. Mais cette image, trouvée sur Wikipedia, aurait pu figurer sur la couverture du livre de SARR.
M. M. SARR questionne l’Afrique d’aujourd’hui
A l’heure où les modes de gouvernance importés du Nord sont remis en cause par les sociétés, l’auteur fait parler ses personnage. D’abord en des reproches à l’écrivain de ne pas prendre parti, de rester dans la littérature. Mais aussi en reprenant le thème de la réappropriation de l’Histoire de l’Afrique par les Africains. Un thème dont Achille Mbembe et Felwine Sarr se sont emparé avec d’autres intellectuels africains, notamment dans les Ateliers de la Pensée de Dakar [4].
Mohamed Mbougar SARR écrit (p 422) : « [Elimane] était un avertissement qu’on n’a pas su entendre. Cet avertissement nous disait, à nous écrivains africains : inventez votre propre tradition, fondez votre histoire littéraire, découvrez vos propres formes. Eprouvez les dans vos espaces, fécondez votre imaginaire profond, ayez une terre à vous. Car il n’y a que là que vous existerez pour vous, mais aussi pour les autres. Au fond, qui était Elimane ? Le produit le plus abouti et le plus magique de la colonisation. Il était la réussite la plus éclatante de cette entreprise, devant les routes goudronnées, l’hôpital, les catéchèses. Devant nos ancêtres les Gaulois ! Quel crime de lèse-Jules Ferry ! Mais Elimane symbolisait aussi ce que cette même colonisation avait détruit (…) »
Au-delà de l’analyse critique sur la nécessaire réappropriation
L’auteur M. M. SARR met dans la bouche de Musimbwa, écrivain congolais ami de Faye, cette injonction majeure à écrire sa propre histoire. Et pas seulement dans la littérature. Une exigence ardue que les intellectuels autour des Ateliers de la Pensée n’ont pas réussi, jusque-là, à transformer en perspectives.
Elimane est revenu à son village natal
Après 50 années d’errance dans le monde à tenter de fuir le passé, il prend une place d’autorité spirituelle dans la région. Une place que son oncle Ousseynou a tenue avant lui. Comme son oncle, il a la « tête pleine ».
Une partie du voile se lève. Une des femmes de son père est encore en vie. Elle parle à Faye. Elimane le fils abandonné, revenu au village, a raconté. Il est allé en France pour retrouver les traces de son père mort sur le front de la Guerre. Dans un mémorial près de Verdun, il a trouvé la lettre d’un soldat africain. Le Tirailleur dit sa peur. Sa peur de pas rentrer dans son pays. Sa souffrance de ne pas connaitre le fils qu’il a laissé dans le ventre de sa femme. La douleur de l’avoir abandonnée.
Cette lettre est-elle vraiment de lui, Assane, ce père qu’Elimane cherche ? Pourquoi cette lettre n’a-t-elle jamais été envoyée ? Et, en lointain écho, la question sur sa paternité. Assane était-il son père ? L’emboitement du doute ressurgit là encore. Par-delà les propos rapportés qui descendent en cascade dans le roman.
M. M. SARR, l’auteur, se dérobe et se joue de ses lecteurs
Finalement, en quoi Mohamed Mbougar SARR croit-il ? A quoi tient-il vraiment ? Quelle approche de la littérature défend-il par-delà les discours contradictoires qu’il multiplie sur le sujet ? Croit-il en la magie ? A quel espoir de transformation sociale se raccroche-t-il après ses diagnostics sans appel sur la situation en Afrique ?
Et dans l’amour, est-il présent ou bien pense-t-il à la littérature qu’il se promet d’écrire sur le moment qu’il vit ? Tout le roman peut être lu aussi sous cet angle. Celui d’une dérobade permanente.
Mais M. M. SARR a plus d’un tour dans son sac. Il met ces mêmes reproches dans la bouche des personnages de son livre. C’est Siga D. qui les adresse à Faye ! Siga D., la mère-Araignée, la femme qui donnera à Faye le roman d’Elimane.
La boucle est bouclée. Sur quel pied danser ? De sa belle écriture, inventive, surprenante dans sa richesse, M. M. SARR s’est, une fois de plus, joué de nous.
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Extraits choisis
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Sur la domination coloniale, dans laquelle Assane va sombrer
(p 146) Oncle Ngor [l’homme qui va élever les deux jumeaux après que leur père Waly a été dévoré par un crocodile monstrueux] se tut et leva la tête vers le ciel. (…) Il reprit : – Ce qui est certain, c’est qu’il faut se préparer à cet avenir où on ne sera plus jamais seuls, plus jamais comme avant. J’en avais parlé avec Waly, votre père, Dieu ait son âme. C’était son souhait le plus profond. Que ses futurs enfants, un d’entre eux au moins, aille à l’école des toubabs, pas pour faire comme eux, mais pour se défendre quand ils diront que leur façon de voir est non seulement la meilleure, ce qui est discutable, mais la seule, ce qui est faux. [5]»
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Sur la soumission jusqu’au sacrifice
(p 163) « Ils avaient besoin d’hommes qui avaient des yeux pour voir les balles, pour voir l’ennemi, bien viser sa tête et l’abattre mais des yeux aussi pour voir l’ami tomber, et pour pleurer quand on serait seul dans le ventre de la terre, où toute aide est impossible, en se demandant pourquoi il fallait mourir pour un pays qui n’était même pas le notre dans une boucherie absurde. »
Ousseynou parle de son frère jumeau, Assane, parti faire la guerre pour la France. (p 169) « Je me demande même si, secrètement, il ne désirait pas mourir. Quelle plus belle manière pour lui de devenir blanc que de mourir dans une guerre de Blancs, chez les Blancs, d’une balle ou d’une lame de baïonnette blanche ? »
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Sur la duplicité des dirigeants africains après les Indépendances
Les jeunes se révoltent. Cela va mal se passer dit la mère de Faye, alors qu’il est retourné au Sénégal. (p 337) « Elle avait alors dit avec une voix d’oracle : ça finira mal, des jeunes vont mourir et des mères pleurer. On ouvrira des enquêtes d’une main et on les refermera aussitôt de l’autre. [il n’y aura] que des victimes, aucun responsable, rien ne changera, voilà. »
(p 337) « Mon père, lui, était révolutionnaire par remords. Il espérait assister à la grande rupture politique que sa génération, pourtant très politisée, n’avait pas accomplie jeune. – Nous pensions que les Indépendances incarnaient déjà cette rupture radicale. On s’est rendu compte trop tard de notre erreur… »
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Peu de romans peuvent s’apparenter à ce livre si attachant dans sa singularité. On pourra cependant voir la note de lecture faite sur « Les bouts de bois de Dieu » qui parle de l’histoire du Sénégal dans les années 1950. Voir ==> ICI
[1] Les Sérères sont un peuple d’Afrique de l’Ouest, surtout présent au centre-ouest du Sénégal, du sud de la région de Dakar jusqu’à la frontière gambienne. Ils forment la troisième ethnie du Sénégal, après les Wolofs et les Peuls. Les Sérères constituent l’une des plus anciennes populations de la Sénégambie (Wikipédia).
[2] Dix Petits Nègres, renommé en 2020 Ils étaient dix dans la version française est un roman policier d’Agatha Christie publié en novembre 1939 au Royaume-Uni et en 1940 en France. Dans ce roman, dix personnes apparemment sans lien entre elles sont invitées à se rendre sur une île. Bien qu’elles soient seules à s’y trouver, elles sont assassinées les unes après les autres, à chaque fois d’une façon qui rappelle les couplets d’une comptine (Wikipedia). Pour en savoir plus, ==> ICI
[3] La mystagogie (étymologiquement, du grec : initiation au ou aux mystères) désigne le temps qui suit le catéchuménat correspondant à l’initiation aux mystères de la foi, notamment la participation à l’eucharistie. Le mystagogue, c’est-à-dire le catéchiste qui enseigne au néophyte, a donc la mission de conduire celui qu’il accompagne au cœur du mystère chrétien. (Wikipedia). Voir ==> ICI
[4] A Dakar, les Ateliers de la pensée veulent transformer le paysage intellectuel africain. Pour sa troisième édition, l’événement a invité chercheurs, artistes et acteurs de la société civile à penser les défis qui s’imposent au continent et au monde (Le Monde du 3 novembre 2019). Voir ==> ICI
[5] C’est moi qui surligne.