« La domination et les arts de la résistance » de James C. SCOTT  Avec en sous-titre : « Fragments du discours subalterne ». C’est une étude détaillée sur les rapports de domination que nous livre l’auteur. Une étude qui prend comme point de départ les discours que portent dominants et dominés dans ces rapports multimillénaires. Chacun de ces groupes s’exprime selon un double langage. Discours publics (au vu de tous). Et discours cachés (strictement entre dominants d’une part, entre dominés d’autre part). Cette distinction offre des perspectives analytiques nouvelles sur la domination et surtout sur la résistance à la domination. Des perspectives d’action, également !

Il est question d’humiliation, de mépris, d’enjeux de dignité (références à Anna Arendt, à Axel Honneth).

Au fond, Scott offre une perspective en rupture avec l’analyse politique de la domination. Pour lui, les groupes dominés ne sont pas écrasés par l’idéologie dominante. Sous leur apparente acceptation, ils résistent. D’une façon discrète, biaisée, dissimulée. Ils mobilisent les multiples facettes des « arts de la résistance ». C’est une critique directe de Gramsci et de Bourdieu qu’il propose dans cet ouvrage ! Une critique qui reconnait la résistance des dominés. Celle qui couve sous la braise.

Un enrichissement de l’approche classique de la domination

L’approche classique des sciences humaines concernant la domination tend à se focaliser sur la partie publique des discours. Une partie qui porte surtout sur les éléments matériels, factuels. Celle que l’on peut appréhender dans les archives et dans tout autre document potentiellement porteur de mémoire. Ce faisant, cette approche tend à négliger la dimension sensible. Scott refuse la réduction wébérienne [JOA : marxiste ?} de la domination à un pur assujettissement.

Il existe des capacités de résistance des dominés selon Scott. Des capacités qui ne se laissent pas percevoir/attraper par les « discours publics », même si elles sont plus difficiles à appréhender. Le ressort de l’autonomie et du désir de dignité peut être plus fort que la lutte contre l’exploitation matérielle, plus visible, plus déclarée.

Ainsi, des personnes des groupes dominés usent elles de la dissimulation, du travestissement… d’un ensemble d’actes, d’attitudes, effectués « en coulisse » pour contourner la domination, pour y échapper. Sans la prendre de front. Résistances prudentes, par la ruse, par l’esquive. La dissimulation, c’est l’arme des faibles.

Pour Scott, l’approche classique des sciences sociales offre une vue partielle de la domination. Car elle laisse de côté un champ important de la relation entre dominants et dominés. Champ que l’on peut aborder en allant chercher les textes cachés des uns et des autres.

« La domination et les arts de la résistance » de James C. SCOTT. Texte public / Texte caché

Scott énonce l’hypothèse principale qui traverse l’ensemble de son ouvrage. Tout groupe dominé produit un « texte caché » de critique du pouvoir (p 28). Un « discours clandestin ». Tandis qu’il affiche, devant le dominant, un « texte public » qui peut être fait d’apparente soumission, de politesse extrême, de déférence… Les groupes dominés, en situation d’exploitation économique, peuvent recourir de plus au chapardage, au braconnage, au maraudage, à la dissimulation de l’importance de la récolte (paysans), au frein volontaire à la production (ouvriers)…

Discours clandestin, actes de résistances… forment le champ « infra-politique » de l’action des dominés. « Infra » ne signifiant pas ici « inférieur », « mineur », mais profond, souterrain…

Pour les groupes dominés, la comparaison des textes cachés et des textes publics permet d’élargir les approches classiques sur la résistance à la domination.

Scott met l’accent sur la relation dominant / dominé en ce qu’elle possède des possibilités d’arrangements plus ou moins larges. Ceci, dans un espace « entre deux » qui peut être un continuum (par forcément noir et blanc, tout ou rien).

Les termes de l’ouvrage qui expriment la domination et la résistance

  • Termes pour signifier l’expression de la domination: dénigrement, insultes, atteintes à la dignité. Atteintes au corps, notamment atteintes sexuelles, brimades, mépris, humiliation ;
  • Termes de la résistance à la domination: dissimulation, posture déférente, conciliante. Camouflage linguistique, posture tactique, resquillage. Consentement apparent, prudence, désir d’obtenir des faveurs. Art de la dissimulation, masque, travestissement (au Carnaval par exemple). Double langage, tromperie. Subterfuge. Actes effectués « en coulisse » pour échapper à la domination, pour la contourner. Rumeurs, légendes locales, plaisanteries, histoires mettant en scène des animaux (en place des hommes). Mise en scène, agir derrière le paravent. Le « feu qui couve sous la cendre ».

La question des sources d’information

Quel sont les voies d’accès aux informations sur ces actes, ces pratiques, ces discours, ces textes cachés ? Alors même qu’elles échappent aux archives, aux sources écrites le plus souvent.

Scott fait l’hypothèse que ces actes de dissimulation, de résistance, sont d’autant plus significatifs qu’ils sont mis en œuvre dans les situations de domination extrême. Il prend ainsi trois terrains d’étude. L’esclavage. La féodalité. Le système des castes en Inde. (p 63) « Ces formes de domination constituent les moyens institutionnalisés d’extraire du travail, des biens et des services d’une population assujettie. » A noter que les groupes dominés dans ces trois cas ne disposent d’aucun droit formel. Leur domination est explicitement institutionnalisée.

Pour obtenir des informations sur les « récits cachés », l’auteur prend des biais, en puisant dans des sources non conventionnelles. Ainsi il recourt à la littérature considérée comme source d’information à part entière en sciences sociales (p 17) « Là où l’analyse refroidit les silhouettes, éloigne l’action, la littérature rapproche, rend familier, accessible à tous, intime. »[1]

Il cite des passages d’œuvres de George Orwell, George Eliot, Honoré de Balzac, Jean Genet… Il énonce même la source potentielle des rêves, comme révélateur du « récit caché. »

Sur l’usage de la littérature dans les sciences sociales

Scott rejoint ici un de mes chevaux de bataille, visant à faire de la littérature une authentique source d’information sur la marche des sociétés. Mais il va plus loin : (p 390 dans l’entretien publié en fin de l’ouvrage) « Je le dis à mes étudiants. Si tout ce que vous lisez c’est de la science politique classique, vous ne ferez au bout du compte que la reproduire. Dans toutes les sciences sociales, les idées neuves proviennent en général d’autres champs, d’autres disciplines. Littérature, économie, anthropologie, histoire etc… D’où par exemple, mon analyse de l’essai d’Orwel, ‘Comment j’ai tué un éléphant’, sur le texte caché des puissants (…). »

On pourra lire, sur le sujet du recours à la littérature, le texte suivant : « ‘Beaux seins belles fesses’ ‘Cent ans de solitude’… et l’académisme » ==>ICI

Les paroles, mais aussi les actes

Pour les dominants et les dominés, les paroles constituent une part majeure des textes publics et cachés. Mais ceux-ci sont aussi formés par les gestes et les pratiques des uns et des autres.

  • Pour les dominants, Scott parle des rituels de distanciation comme partie intégrante du « texte public ». C’est le cas de l’empereur de Chine dont les apparitions, très rares et très ritualisées, étaient faites pour marquer la distance entre lui, qui représente le pouvoir suprême, et le reste du monde. A commencer par son entourage proche. Il importe au plus haut point de ritualiser les contacts avec les subordonnés, « pour que les masques demeurent en place».

Les groupes dominants ont beaucoup de choses à cacher !

Et ils ont les moyens de créer des espaces pour évoquer entre eux ces choses à l’abri des oreilles des dominés. Scott prend l’exemple des clubs d’officiers britanniques où l’on parle librement. Car on est « entre soi », en « intimité protégée ». Seules les serveurs sont locaux. Ils évoluent discrètement, en baissant les yeux (à défaut de pouvoir baisser les oreilles). On n’est plus en situation d’apparat, de représentation, comme on doit l’être devant les sujets coloniaux. George Orwell, officier britannique en Birmanie, perçoit le texte caché des Birmans à l’égard des européens, sous la domination coloniale.

Au titre du « texte caché » pour les dominants, on peut ainsi citer les privilèges clandestins [2], l’évasion fiscale, la corruption, la fraude… Toutes pratiques totalement aux antipodes de leur texte public !

  • Pour les dominés, les gestes et pratiques qui composent, aux côtés des paroles, le texte caché, sont par exemple les dégradations anonymes, le braconnage, le travestissement, les tromperies et autres subterfuges… camouflés derrière des attitudes publiques de déférence, de loyauté. [JOA : Des attitudes de soumission, comme la nécessité de « baisser les yeux » devant le père, le frère, l’imam, le policier, l’administration, le caïd, le Roi… ]

L’idée rependue « qu’on lave son linge sale en famille » correspond totalement à l’espace du récit caché, et qui doit le rester. On reste « entre nous » pour aborder certaines choses ! Pour les dominants comme pour les dominés.

« La domination et les arts de la résistance » de James C. SCOTT - Couverture de l'édition française

Parfois, le texte caché envahit la scène

Entre les dominants et les dominés, seuls les textes publics s’échangent au vu et au su de tous. La question, pour les dominés, est de parvenir à maitriser leur colère, étouffer leur rage, refreiner leurs pulsions violentes. Et parfois, on n’y arrive pas. Alors les uns ou les autres « débondent », se mettent en colère.

Il arrive aussi qu’un mouvement collectif éclate. C’est une révolte, une insurrection, une mutinerie (sur un navire), voire une révolution.

[JOA : Dans la situation exceptionnelle d’une rupture politique provoquée par une révolution, la mise en place d’une instance de Justice transitionnelle offre une fenêtre « officielle » sur le discours caché. Celui-ci devient, dans ces circonstances exceptionnelles, discours public. Un discours public valorisé dans le cadre de cette institution nouvelle et transitoire de Justice. Dès lors, le discours caché se révèle au grand jour en toute sécurité puisque le processus de prise de parole est institutionnalisé, autorisé, valorisé même.]

Scott nous livre l’exemple d’un discours caché pris dans la littérature. Un discours « craché » par une esclave à son maître, sous l’effet de la rage provoqué par le sentiment d’une immense injustice et humiliation subies. (p 38) « Le jour viendra ! Le jour viendra ! J’entends déjà le grondement des chars ! Je vois les éclairs des armes ! Le sang des blancs coule sur les sol comme une rivière. Et les morts entassés forment des piles hautes comme ça ! […] Ô Seigneur ! Fais qu’arrive le jour où les coups, les blessures, les douleurs et les souffrances s’abattront sur les Blancs. Où les busards mangeront leurs carcasses inanimées dans les rues. Ô Seigneur ! Envoie les chars, et rend la paix et la quiétude au peuple noir. Ô Seigneur ! Donne moi le plaisir de vivre ce jour. Et de voir les Blancs abattus comme des loups quand ils sortent du bois, affamés. »

[JOA : Dans ce passage, c’est la violence que nous remarquons. Une rare violence empreinte de religiosité chrétienne, qui nous renvoie aux textes de Frantz Fanon [3] sur la violence du colonisé [4].]

 

Encart : Frantz Fanon : LA VIOLENCE AU CŒUR DE LA RÉSISTANCE ANTICOLONIALE par Antoine Fèvre [5]

« [La colonisation est] une négation systématisée de l’autre, une décision forcenée de refuser à l’autre tout attribut d’humanité » Frantz Fanon [6].

« Les Damnés de la Terre », son dernier ouvrage et sans doute le plus populaire, a eu une résonnance particulière du fait du contexte de la Guerre d’Algérie. Une guerre de décolonisation où la violence est au centre de tout, elle est visible sur les corps et dans les esprits.

Le livre est aujourd’hui l’une des œuvres les plus importantes de la théorie postcoloniale. Le mélange de l’analyse socio-psychologique et du pamphlet politique a rendu le livre extrêmement populaire dans de nombreuses parties du monde et est devenu un travail fondamental dans les mouvements anticoloniaux.

Les thèses développées par Frantz Fanon

L’auteur développe le concept de violence nécessaire pour s’émanciper d’une Europe colonisatrice, dont la mission soi-disant civilisatrice répond à une logique d’impérialisme niant l’humanité du colonisé.

Frantz Fanon analyse les procédés utilisés par les colons. [Il le fait] afin d’informer ainsi que d’aider les peuples colonisés à se libérer. Il évoque notamment les logiques de divisions des colons basées sur les différences entre ethnies, empêchant ainsi toute unité. Or il explique que c’est cette unité qui permet la révolution et donc la construction d’un Etat indépendant. Cet réflexion s’accompagne d’une réflexion sur l’impact de la violence sur les corps et les esprits des colonisés.

En effet, selon Frantz Fanon, la colonisation nie la condition d’humain au colonisé. Ce dernier subit non seulement des séquelles physiques à travers le travail forcé, les violences et la torture mais aussi un traumatisme psychique provoqué par des mécanismes d’acculturation et de perte identitaire. C’est pourquoi Frantz Fanon souligne l’importance de la culture, la violence des mots et des concepts apparaît aussi émancipatrice que la violence physique.

La préface intransigeante de Jean Paul Sartre introduit parfaitement le propos révolutionnaire de Frantz Fanon, soit la violence comme nécessité [7]. Le contenu polémique de l’ouvrage ainsi que l’appel à la résistance violente provoquent sa censure lors de sa publication.

Un essai fondateur

Cet essai est un élément fondateur à la compréhension de la colonisation, de tous les processus qui la font exister. Frantz Fanon en écrivant cet ouvrage encourage d’une part les opprimés à se révolter mais par sa formation de psychiatre, il étudie aussi les conséquences de la violence sur les corps et les esprits.

Cette déconstruction de la colonisation et de ses conséquences apportant une force au mouvement tiers-mondiste. « Les damnés de la terre » a une portée politique évidente et Frantz Fanon se fait porte-parole du mouvement tiers-mondiste.

Parfois, le texte caché envahit la scène (suite)

Les textes cachés des uns et des autres ne se rencontrent pas. Jamais ou presque. Exceptionnellement, en des rares moments, le voile se lève. Le texte caché envahit la scène. Il s’exprime, soit individuellement (l’esclave qui explose de rage devant son maitre), soit collectivement. C’est alors le moment de révoltes, voire de révolutions.

[JOA : Les mouvements populaires qui ont traversé le monde arabe en 2011 font partie de ces rares moments où les groupes dominés ont bravé la répression et exprimé leurs discours cachés.

Dans le cas des « révoltes arabes », ces mouvements se sont déroulés sans leaders affirmés, sans mots d’ordres explicites. Le « texte caché » (ou plutôt « les textes cachés ») de ces mouvements (la volonté populaire dans sa profusion) ont été décryptée lors de moment d’analyse effectués ex-post. Il est ressorti de ces réflexion trois dimensions : une demande sociale (« on veut du travail, bande de voleurs ! »), une demande de liberté (contre la répression féroce du pouvoir surtout sous la présidence de Ben Ali) et une demande de dignité.]

[JOA : On peut citer un autre exemple de « dévoilement » exceptionnel du « récit caché ». Il s’agit des chants qu’entonnent les milliers de supporters de football dans les stades au Maroc, protégés par la masse compacte que forme la foule réunie sur les gradins. Des chansons dont les paroles sont profondément contestataires, directement adressées aux dominants. « Vous nous incitez à fumer du hash pour qu’on vous laisse tranquille. Vous avez volé la richesse du pays. Et vous l’avez partagé avec les étrangers… »]

Voir un extrait du chant « F Bladi Delmouni », sur la vidéo accessible ==> ICI 

 Le « texte public » des dominants comme outil de respect de l’ordre établi

Par exemple avec le recours à l’euphémisation du discours public

Les dominants recourent abondamment à ce procédé dans leur expression publique. Avec une utilisation que Scott qualifie de « politique » (p 114). Ainsi des termes comme :

« Pacification » pour une invasion armée suivie d’une occupation ([JOA : l’agression russe contre l’Ukraine en février 2022 a été nommé par les autorités de Moscou : « opération spéciale ». De même, la Guerre d’Algérie était elle désignée par les autorités françaises sous les termes « d’évènements d’Algérie ». Il a fallu plusieurs années pour que l’on intègre les termes de « Guerre d’Algérie » dans le discours public des sphères officielles…)] ;

« Peine capitale » pour une exécution par l’Etat ;

« Camp de rééducation » pour désigner les lieux où sont enfermés les opposants politiques ;

« Commerce d’ébène » pour la traite des esclaves au XVIII° siècle.

[JOA : on peut ajouter « Bandits », « Criminels », « Terroristes » pour rebelles, révolutionnaires, combattants indépendantistes, résistants (cf l’Affiche rouge. Voir ==> ICI)

« Hérésie », « Satanisme », « Sorcellerie » pour des personnes engagées dans des pratiques religieuses contestées par les autorités religieuses dominantes…

« Agent de propreté » pour femme de ménage, « Agent de sécurité » pour gardien…

On pourrait multiplier les exemples de ces euphémisations par les tenants des pouvoirs en place.

« L’incorporation hégémonique »

Les réflexions sur la domination conduisent à nous poser la question suivante. Quel est le degré d’acceptation de la domination par les personnes et les groupes dominés ? N’y a-t-il pas un (certain) consentement à la domination ?

Ce questionnement conduit à des positions que Scott juge « redoutables ». Les groupes qui accepteraient la domination, signeraient par là leur infériorité face aux groupes dominants. Ce qui justifierait, en retour, que leur domination est légitime pour des raisons naturelles. « On a raison de les dominer. Ils sont inférieurs à nous ». « Les Indiens d’Amérique ont-ils une âme ? »[8] se demandaient des espagnols dans leur mouvement de conquête de l’Amérique du Sud.

Ainsi qu’il est développé en note de bas de page, cette question avait d’importante conséquences économiques. Pouvait on réduire en esclavage ces Indiens ? Il fut répondu que non. Ce qui a ouvert la voie au recours aux Africains noirs pour remplir cette fonction d’esclave, indispensable élément du modèle économique de la colonisation pour extraire du travail d’un groupe humain déclaré inférieur.

Ce questionnement sur l’acceptation de la domination par les groupes dominés a des conséquences également sur le plan idéologique. Les thèses suprémacistes que des dominants élaborent et proclament en situation de domination viennent de cette prémisse. C’est la déshumanisation des groupes dominés, processus qui fait partie intégralement du processus colonial et esclavagiste.

Le « récit public » de la domination israélienne sur le peuple Palestinien comporte ce type de langage déshumanisant. Allant même jusqu’à traiter les Palestiniens « d’animaux ». Donc qui méritent les traitements inhumains qu’ils subissent de la part des forces d’occupation israéliennes.

Dans « La domination et les arts de la résistance », Scott s’oppose frontalement à Bourdieu

Selon l’auteur, Bourdieu affirme que « la domination apparait comme légitime aux yeux des dominés eux-mêmes, les subjectivités des dominés s’accordent à leur condition objective, et cet état de fait constitue un moteur essentiel de la reproduction de la domination. Or [écrit Scott], je pense que ce sont là des erreurs fondamentales. » (p 392)

Ainsi, Scott dénonce l’impuissance à laquelle Bourdieu nous conduit. Il lui oppose la réalité des résistances cachées, qui échappe à l’observation de Bourdieu. Pour Scott, la domination apparait en effet comme légitime, mais cette apparence peut cacher une opposition, une résistance. Même si celle-ci demeure discrète, camouflée, car le rapport de force ne permet pas qu’elle soit affichée… sauf en des circonstances exceptionnelles, imprévisibles, comme on l’a vu.

Sur la situation actuelle dans les pays « développés »

L’auteur montre que ses outils sont pertinents pour appréhender les situations des sociétés développées aujourd’hui. Ainsi (p 396) « (…) l’Amérique d’aujourd’hui, où le texte public [des dominants] met l’accent sur l’égalité, des statuts égaux, la reconnaissance, etc… Le texte caché contient quant à lui inégalité, hiérarchie, domination et pouvoir. Autrement dit, le texte caché des sociétés libérales est constitué des immenses inégalités et des différences flagrantes en termes d’inégalité des chances (…) qui ne peuvent être aisément justifiées ou défendues publiquement. Elles sont, de ce fait, défendues discrètement, dans les sombres arrière-cours du pouvoir (…) »

  • Sur les groupes dominants. Textes publics, textes cachés, hégémonie

Unité et cohésion du groupe dominant

Pour les groupes dominants, les « textes publics » ont pour fonction principale de manifester la cohésion, l’unité, la discipline acceptée. D’abord pour assurer la cohésion au sein du groupe. Les parades communistes, partie intégrante du « texte public », qui se déroulaient à Moscou, Pékin, Hanoï ne faisaient participer que les membres du pouvoir dans les tribunes, et les acteurs qui défilaient au pas, militaires et civils dans un ordre d’importance décroissante. La population ? Elle est absente de ces défilés. C’était surtout une manifestation en direction des différentes composantes du groupe dominant.

On retrouve une situation comparable dans les sorties de Louis XIV° en France à la fin de son règne. Ces cérémonies ne concernaient que les membres de la Cour et ses gardes et serviteurs. De peuple, point ! Bien évidemment, ces manifestations au titre du « texte public » ont pour fonction d’offrir un front uni face aux groupes dominés. Comme manifestation de force. Pour inscrire l’idée que la domination est naturelle, éternelle…

Autre caractéristique : dans les sociétés de forte domination, il n’y a que des relations verticales entre dominants et dominés. Aucun lien formel, public, ne peut s’établir entre dominés. Sauf discrètement.

Menace de tout regroupement non contrôlé des dominés

La peur et donc la prévention du risque d’insubordination de masse est permanente dans les sociétés étudiées par Scott. Esclaves, serfs, Intouchables représentent une menace s’ils se regroupent en dehors des initiatives et du contrôle des dominants. Car la foule peut offrir une protection à l’expression de leur « texte caché » face aux dominants. Et donc à leur révolte. On pense aux supporters de football au Maroc (voir supra).

S’ils ne sont pas autorisés à se regrouper hors du contrôle des dominants, les groupes dominés, parviennent cependant à se réunir en des lieux discrets. Voire secrets.

Au total, Scott enfonce le clou de sa critique de Bourdieu. La mise en scène de la domination par les dominés n’implique pas forcément leur soumission à l’idéologie dominante.

Sur la domination en situation de non-coercition

On peut comprendre la soumission (apparente) dans les cas où une force de coercition puissante, institutionnelle, idéologique, matérielle assure la soumission des groupes dominés, comme c’est le cas pour les esclaves, les serfs, les Intouchables.

Mais quid en l’absence de force de coercition ? Les classes ouvrières des pays développés disposent de droits formels (droit d’organisation, de grève, de manifestation, de vote…). Alors, comment expliquer l’attitude docile des moins puissants en l’absence d’appareil apparent de contrainte ? [JOA : « L’ours continuait de tourner en rond dans sa cage dont on avait ouvert la porte »]

(p 143) « Pourquoi (…) une classe subalterne semble-t-elle accepter, ou tout au moins ne pas refuser, un système économique allant manifestement à l’encontre de ses intérêts lorsqu’elle n’est pas soumise par une forme de coercition directe ou par la peur qu’une telle coercition puisse être mise en œuvre ? »

Cette question a fait l’objet de très importantes réflexions contradictoires. Antonio Gramsci, Nicos Poulantzas, Anthony Giddens, Louis Althusser et d’autres… sont ici convoqués…

A propos de la dignité et de l’humiliation

Scott montre de nombreux exemples où l’humiliation fait partie de l’arsenal de la domination. Une violence aggravée quand les agressions physiques et verbales s’effectuent en public, devant des membres de la famille notamment.

(p 207) « La dignité est à la fois très privée et très publique. On peut subir un affront de la part d’une autre personne alors même que personne d’autre n’est au courant ni ne le remarque. Il est néanmoins assez évident que toute indignité est très largement aggravée lorsqu’elle et infligée en public. »

Scott évoque ici la situation d’esclaves devant les violences exercées par le maitre sur leurs enfants. (p 207) « Qui peut imaginer ce que doivent ressentir un père et une mère devant le spectacle d’un jeune enfant fouetté et torturé en toute impunité, alors que eux, de par leur situation, ne peuvent lui apporter aucune protection ? ».

Des grandes rupture dans l’histoire des sociétés créent des circonstances exceptionnelles…

… qui ouvrent des situations où le texte caché peut émerger au grand jour sans risque de répression. Nous donnons quelques exemple ci-après.

  • L’Instance Vérité et Dignité en Tunisie. Il en est ainsi avec la création, dans l’élan de la Révolution tunisienne de 2011, de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) en 2013. L’IVD a organisé le recueil des récits cachés portant sur la répression policière mise en œuvre sous les régimes de Bourguiba puis de Ben Ali, lors de séances d’écoute individuelle. Surtout, l’Instance a mis en scène lors des Audiences publiques en 2016 et 2017, ces révélations devant toute la société tunisienne au cours d’émissions de télévision qui ont connu une grande écoute. Avec ces démarches dans une situation exceptionnelle, les autorités de ce pays, à travers l’outil créé à cette fin, l’IVD, ont permis que soit révélé, encouragé, ce récit caché ainsi mis au grand jour.
  • L’URSS et son effondrement [9]. On peut évoquer l’ouvrage, La Fin de l’homme rouge ou le temps du désenchantement de Svetlana Aleksievitch, écrit et publié en 2013 peu de temps après la chute du régime. Un livre qui révèle les « récits cachés » tenus pendant et après la période de troubles qui a accompagné l’effondrement du système soviétique et de son système répressif. Il s’agit d’un livre écrit à partir de multiples entretiens menées au sein de toutes les couches de la société russe. Voir la note de lecture de cet ouvrage ==> ICI

Comme en Tunisie après 2011, l’évocation publique du récit caché sur la répression du régime soviétique dans l’œuvre de Svetlana Aleksievitch s’effectue sans risque, puis que le système répressif ancien s’est effondré. Un second champ de témoignage traite de la situation pendant la période de l’écroulement du système soviétique, avec ses incertitudes, ses peurs de l’inconnu, ses nostalgies pour le système ancien. Les récits cachés qui émergent sur cette période sont aussi de précieux témoignages de l’évolution d’une société « en transition » comme l’est, à sa façon, la société tunisienne dans les années qui suivent le départ du Président Ben Ali.

  • Sur les groupes dominés

Il est ici question de colère refreinée, d’humiliation, d’affronts subis, de dignité bafouée… De contrôle social par les dominants pour entraver le texte caché des dominés. De la défense du texte caché en déjouant le contrôle social. Et comment les personnes des groupes dominés trouvent les moyens d’exprimer leur rage, leur colère, leurs sentiments…

Des trésors d’imagination pour s’exprimer sans se faire réprimer

Une image résume la démarche. « Taper dans le mille avec un bâton tordu » selon un dicton des esclaves Jamaïcains.

Il faut aussi s’endurer pour résister à l’explosion publique de sa colère. Par exemple, en s’entrainant par des jeux à s’insulter entre noirs esclaves aux Etats Unis… Et celui qui gagne, c’est celui qui ne perd pas son sang-froid.

Il est aussi question d’inventer des formes de protestation qui soient sans prise possible par les tenants du pouvoir et de la répression. Scott cite le cas des syndicalistes de Solidarnosc qui organisaient des promenades dans l’espace public à l’heure exacte du bulletin d’information officiel, en portant leur chapeau à l’envers. L’humour ici peut se retourner contre l’oppresseur.

User de l’anonymat qu’offre la foule [JOA : comme les spectateurs des matchs de foot au Maroc]. Prétexter de la « possession par un esprit » pour invoquer une force extérieure à soi qui parle et récite une partie du texte caché…

« Parler dans sa barbe », marmonner pour rendre incompréhensible sa récrimination. Passer par le subterfuge de contes populaires où les animaux empruntent les rôles des humains.

Des formes élaborées de dissimulation, qui deviennent des objets culturels

Il en est ainsi d’emprunter à la tradition européenne des récits du « monde renversé ». Un monde où les souris mangent les chats ! Les enfants donnent la fessée aux parents ! La charrue tire le cheval ! La dinde passe le cuisinier à la casserole !… On voit comment ce procédé peut être riche de dérision envers les puissants.

Mais aussi se déguiser

Le carnaval est un lieu majeur de cette inversion des rôles, permise par la dissimulation du visage derrière le masque. La seule règle : ne pas démasquer (au sens propre) le rieur qui insulte. Sans quoi il n’y a plus de carnaval. Le carnaval, espace de suspension temporaire des contraintes sociales, des hiérarchies établies.

Emmanuel Leroy Ladurie a traité cette dimension dans « Le Carnaval de Romans ». Un travail sur le Carnaval de cette cité de la Drôme à la fin du XVI° siècle, au cours duquel les ouvriers se sont révoltés contre les patrons des tanneries de la ville [10]. Un carnaval qui dégénère en quelque sorte !

  • Et quand le texte caché des dominés s’expose en public…

Alors le dominé (ou le groupe dominé) retrouve sa dignité.

Parfois, il arrive que le groupe dominé trouve la formule qui touche au mieux sa cible. Les manifestants polonais, dans les années 1970, avaient pris pour slogan « A bas la bourgeoisie rouge ». Ces mots avaient un poids considérable dans la Pologne encore sous emprise soviétique. Dénoncer les élites communistes comme « bourgeois rouges » était d’une grande habileté par rapport à la propagande officielle qui prétendait représenter le pouvoir des ouvrier contre les bourgeois. Tout un discours émis « dans le dos du pouvoir » !

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James C. Scott, né en 1936 à Mount Holly (New Jersey, États-Unis), et mort en 2024. Il a été professeur de sciences politiques à l’université Yale aux États-Unis. Politiste anarchiste américain, il est un critique et continuateur de Pierre Clastres, Foucault, Bourdieu…. Il a été une figure du mouvement Pérestroïka en sciences politiques. On a montré qu’il a été recruté par la CIA durant ses études pour surveiller les étudiants de gauche en Indonésie, puis à Paris au sein de la National Student Association. Sur ce point précis, voir ==> ICI

Pour en savoir plus sur l’auteur et son œuvre, voir ==> ICI

 


[1] Préface de l’ouvrage de James C. Scott, par Ludivine Bantigny « Coups de théâtre : Scott et le savoir des coulisses. »

[2] La vie politique française a donné un bel exemple de révélation d’un de ces privilèges clandestins. Amélie Oudéa-Castéra, éphémère ministre de l’Education nationale (2024) en France, avait mis son fils dans un établissement privé, le collège Stanislas. Les bacheliers y disposaient d’un système de contournement du système de sélection pour l’accès aux établissements supérieurs. Un système (« Parcours Sup ») particulièrement invalidant, par son caractère arbitraire, aveugle (conduit par un algorithme non public).

[3] Frantz Fanon, né en 1925 à Fort-de-France et mort en 1961 à Washington aux États-Unis, est un psychiatre et essayiste. De nationalité française, il se considère comme citoyen algérien, fortement impliqué dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie et dans un combat international dressant une solidarité entre « frères » opprimés. Il est l’un des fondateurs du courant de pensée tiers-mondiste, et une figure majeure de l’anticolonialisme. Frantz Fanon a inspiré les études postcoloniales. Il cherche à analyser les conséquences psychologiques de la colonisation à la fois sur le colon et sur le colonisé. Dans ses livres les plus connus comme Les Damnés de la Terre, il analyse le processus de décolonisation sous les angles sociologique, philosophique et psychiatrique. Pour en savoir plus sur l’homme, voir ==> ICI

[4] Frantz Fanon, Les damnés de la terre, 1961. Sur la pensée de Frantz Fanon, telle qu’exposée dans cet ouvrage, voir ==> ICI

[5] Le texte qui suit est tiré de : https://www.initiative-perspektivwechsel.org/frantz-fanon-fr/

[6] Frantz Fanon, 1961, op.cit.

[7] C’est moi qui souligne.

[8] Cette question est à l’origine de La Controverse de Valladolid. Un roman de Jean-Claude Carrière paru en 1992 (Ed. Le Pré aux clercs). Le roman, ultérieurement adapté au théâtre et à la télévision, se fonde sur des faits historiques situés vers 1550.

L’histoire : Au XVI° siècle, le roi Charles Quint demande que l’on organise une controverse pour décider du sort des Indiens. Elle opposera, à Valladolid, le frère Bartolomé de Las Casas, qui plaidera tout au long du livre en faveur des Indiens, à Juan Ginés de Sepúlveda, le philosophe, qui argumentera et expliquera en quoi ce peuple doit être colonisé. Ils auront pour juges le légat (représentant) du pape et le supérieur du monastère où se tiennent les débats.

Cependant, tous savent que l’enjeu réel est bien plus large car il a des conséquences économiques majeures. C’est la réponse à la question « Les Indiens (d’Amérique) ont-ils une âme ? » Une réponse positive conduirait à interdire leur esclavage, alors qu’une réponse négative reviendrait à l’approuver. La thèse de Sepúlveda est que les Indiens sont des créatures que les chrétiens ont pour droit et devoir de soumettre par la force. Las Casas, qui a vécu parmi les Indiens, défend qu’ils sont des humains qui ont les mêmes droits que les Européens.

Dénouement. En fait, le verdict final ne contient que peu de suspense : on apprend vite que le pape est en faveur de l’adoucissement du sort des Indiens, et tous les personnages en sont conscients. Tous savent donc que Sépulvéda mène un baroud d’honneur. Pourtant, le verdict ira moins dans le sens des droits de l’homme tels qu’on les interprète aujourd’hui. En effet, la conclusion est que les Indiens ont bien une âme, et donc ne sont pas susceptibles d’être réduits en esclavage. Mais pour éviter aux colons de trop souffrir de la perte de cette main-d’œuvre bon marché, le légat du pape indique qu’il encourage l’utilisation des Africains, jugés moins humains que les Indiens. Las Casas proteste, mais se voit signifier que ce point n’est pas à l’ordre du jour. Pour Las Casas et Sépulvéda, il s’agit d’une défaite mutuelle.

Voir  ==> ICI

[9] Le cas des révélations de récits cachés effectuées par Alexandre Soljenitsyne dans son ouvrage L’archipel du Goulag, publié en 1973 (soit presque vingt ans avant la chute du régime soviétique), est différent. Son écriture et sa publication se sont effectués sous le régime de domination (avant la chute de l’URSS), donc dans des conditions de clandestinité, comme acte, risqué, de résistance à la domination. Ce récit a formé une somme considérable de « récits cachés » émanant de prisonniers politiques que le régime soviétique déportait en silence dans les camps en Sibérie.

[10] Sur Emmanuel Leroy Ladurie et le Carnaval de Romans, voir ==> ICI