« La chambre claire » Roland BARTHES. Note sur la photographie. Qu’est-ce que la photographie ? Avec son langage et son approche décalée, en suivant le fil de ses associations libres, Roland Barthes nous propose une réponse. Une réponse qui n’est pas si simple que nous pourrions le penser à première vue.
Par tâtonnements, il cerne son sujet, la Photographie. Au travers de l’expression de son immense amour pour sa mère, il débouche sur la « vérité de la Photographie ». Pour lui, ce qui fait la totale singularité de la Photographie, c’est la certitude que « cela a été ». Las, cette certitude s’est envolée avec l’apparition du numérique et surtout de l’Intelligence Artificielle ! Qu’écrirait Barthes aujourd’hui ?
Des photos d’auteurs célèbres ponctuent les pages de l’ouvrage (de Niepce, Nadar, Apestéguy, W. Klein, R. Avedon, Kertész, Mapplethorpe..). Photos que Roland Barthes commente sommairement.
Le livre est une reproduction d’un livre ancien, avec la typographie et la mise en page d’époque. Des noms d’auteurs référencent le texte, en marge.
Associations
Je reprends, dans cette note de lecture, le procédé des associations libres que Barthes utilise dans ‘La chambre claire’. Un procédé qui fait sauter le texte, sans préavis, dans des univers que relie le fil intérieur de nos pensées, de nos expériences [1].
J’ai (re)lu ce livre avec un immense intérêt, en me positionnant comme photographe moi-même, fort de 600.000 photos numériques que j’ai prises depuis 2003. A cette date, j’ai repris la photo, après une interruption de quelques années. J’avais commencé la photographie à mon adolescence, avec les moyens de l’époque, la photo argentique, que je développais en noir et blanc dans mon laboratoire amateur.
Quel est le « génie propre » de la photographie ?
Au fil de « La chambre claire », Roland Barthes tente d’identifier ce « génie ». Dans les premières pages, l’auteur cherche à définir une approche pour pouvoir répondre à cette interrogation.
Il tourne autour du sujet. D’abord, il montre que la photo « se dérobe à tout classement ». Qu’il soit empirique, rhétorique, esthétique.
J’avais bien eu en tête cette question du classement (lors ma première lecture de cet ouvrage dans les années 1980) pour organiser mes propres photos ! Un ensemble de prises de vue qui compte plus d’un demi-million d’unités. Oui !
Un premier classement, non contestable, est le temps. Fort heureusement, le dispositif numérique classe (par défaut) les photos par date (et heure, minute même). On peut ajouter le lieu quand on aime se déplacer dans la géographie de la planète. Comme c’est mon cas. Ajouter un 3° critère est délicat !
Gardons à l’esprit que Barthes écrit sur la photographie à son stade exclusivement argentique. Que dirait-il aujourd’hui, avec les nouvelles possibilités que propose l’expérience numérique / digitale ?
Le « référent » de la photographie
Il fixe, pour son propos, son vocabulaire. Référent ? C’est ainsi que Barthes nomme le sujet, ce qui est montré sur la photo : un personnage, un paysage, un animal, un objet…
(p 17) « On dirait que la Photographie emporte toujours son référent avec elle, tous deux frappés de la même immobilité amoureuse ou funèbre (…) »
Il éprouve des difficultés à adopter un système satisfaisant pour rendre compte de la Photographie (toujours écrite avec un « P » majuscule)
Pour lui, la photographie est « un art peu sûr ». Alors il nous annonce qu’il va prendre comme point de départ quelques photos. Celles qui comptent pour lui ! (p 22) « Me voici, donc, moi-même mesure du ‘savoir’ photographique. »
Barthes décompose la photo en trois pratiques. i/ Celle de l’opérateur, le photographe. Je me reconnais totalement dans cette position. Une position qu’il précise ne pas être du tout la sienne. « Je ne suis pas photographe, même amateur. » dit-il [2]. ii/ Celle du spectateur. C’est nous qui regardons les milliers d’images qui déferlement sous nos yeux. iii/ Et celui ou cela qui est photographié, le « référent ».
N’étant pas photographe (i), il lui reste à être le sujet regardant (ii) et le sujet regardé (iii).
Il parle de lui comme « sujet regardé »
(p 25) « Je sens que la Photographie créé mon corps ou le mortifie, selon son bon plaisir (…) » Procédant par association sur la dimension « mortifère » évoquée, comme sur le divan d’une thérapie, il cite le cas de ces Communards qui s’étaient fait photographier posant sur les barricades. Reconnus par la police de Thiers, ils seront fusillés !
Sans aller jusqu’à ces extrémités…. Barthes évoque son léger malaise à se voir sur la photo. On pense qu’on va saisir quelque chose d’intime de lui-même… Mais non, il saute, il esquive, d’association en association. Nous entrainant sur le terrain juridique. Il évoque à ce sujet un « trouble de propriété ». Le « droit à l’image ». A qui appartient la photo ? Au sujet photographié ? Au photographe ?
Le « bruit » de la photo
Comme personne connaissant une certaine notoriété, Barthes se voit en photo sur des magazines. Il se regarde devenu « Tout-Image » selon son expression. Pensée qu’il associe à la mort.
Moins dramatiquement, j’associe ces pensées à ces colleurs d’affiches électorales qui badigeonnent l’image de la tête du candidat avec une lourde brosse enduite de colle, pour plaquer l’affiche sur les murs de la ville. L’homme candidat, la femme candidate, qui sourient sur l’affiche pour attirer l’électeur, sentent-ils (sentent-elles) ce badigeon poisseux frotté sur leur image ? Une image exposée dans l’espace public, la plus visible possible ! Parfois arrachée par des mains hostiles !
Finalement, en pensant aux séances de photos auxquelles il se soumet (il doit cet exercice pénible au moins à ses éditeurs), il écrit que ce qu’il préfère dans ces prises de vue, c’est le bruit du déclenchement de l’appareil photo. Le bruit des miroirs qui basculent, cachés dans le ventre du Reflex.
Barthes parle d’or. Ce bruit est si important que les appareils numériques, qui opèrent sans aucun bruit dans le silence digital, possèdent une option « bruit ». On installe ce bruit totalement artificiel, qui imite à la perfection le bruit des appareils Reflex d’avant !
Le sens
Barthes accorde cependant à la Photographie la capacité à porter du sens. Toujours à partir d’une photo qui le touche, personnellement. Ainsi, il dit de la photo de William Casby, homme né esclave, prise par Richard Avedon, qu’elle dévoile « l’essence de l’esclavage ».
Finalement, et à partir de sa propre subjectivité, il pose deux éléments fondamentaux : le Studium et le Punctum
Expliquons-nous avec l’auteur. Comme annoncé, il construit son « système » à partir de photos qui l’ont « animé ». Qui ont provoqué quelque chose en lui.
A regarder une photo qui le touche, qui lui procure une émotion, il décompose son approche en deux éléments. Le premier élément porte sur l’univers culturel qui émane de l’image. Le champ de ses références. Par exemple la lutte armée, la répression, la pauvreté, l’histoire d’une région, d’une ville, le monde de la nuit… Il nomme ce premier élément, le studium.
Le second élément (qui « vient déranger le studium »), c’est le punctum. C’est le détail, la zébrure qui, sur l’image, « m’attire et me perce, me meurtri, me poigne » (selon ses mots).
Le studium mobilise la connaissance, la culture, le savoir, la réflexion. Le punctum mobilise la surprise, l’inattendu, le choc, le trouble, l’émotion, le désir… Difficile à nommer. A l’inverse du studium !
Sans ces deux éléments, le studium et le punctum, beaucoup de photos sont « inertes sous mon regard » dit-il, sans intérêt aucun.
Punctum : la main ou le reflet ?
Sur le portrait qu’André Kertész fait de Tsara en 1926, Roland Barthes nous montre ce qui l’a frappé, surpris, troublé. La main de Tristan Tsara sur le chambranle de la porte. C’est le punctum de cette photo pour Barthes. Voir ==> ICI
On peut dire que ce qui fait « punctum » pour Barthes peut ne pas provoquer cet effet pour un autre. Ainsi, en regardant cette photo, c’est un autre « détail » qui me touche : le regard de Tsara, intense, chaleureux, avec une touche d’inquiétude. Un regard rendu dissymétrique par le reflet de lumière sur le monocle qu’il porte à l’œil droit. Nous restons dans la subjectivité de la lecture de la photographie.
Studium et Punctum, un exemple dans l’espace colonial
Barthes nous met devant une photo de Savorgnan de Brazza [3], en page 85. Le conquérant colonial de l’Afrique équatoriale pour le compte de la France, est photographié par Nadar en 1882. Deux jeunes noirs (déguisés ?) en mousses l’entourent. L’un des jeunes met sa main gauche sur la cuisse de Brazza. Mais ce signe est qualifié de « posture farfelue » par Barthes.
Ici, le studium est clairement la situation coloniale et tout ce que cette situation véhicule dans nos esprits : l’homme dominateur entouré de ces deux jeunes africains. Le punctum ? Non pas la main du jeune sur la cuisse de Brazza pour Barthes, mais les bras croisés du second jeune. Pourquoi pas la cigarette dans la main droite de Brazza ?
Pour voir cette photo, c’est ==> ICI
Photos pornographiques, versus photos érotiques
Classiquement, Barthes évoque cette opposition à propos d’un qualificatif qu’il attribue aux photos qui se donnent un objectif précis : leur côté potentiellement « unaire ». Comme peut le faire la publicité entièrement tournée vers son objectif mercantile.
De même avec une photo pornographique, qu’il qualifie de « naïve, sans intention, sans calcul. » (…) « toute entière constituée par la présentation d’une seule chose : le sexe. Jamais d’objet second, intempestif, qui vienne cacher à moitié, retarder ou distraire. » (p 70)
Il illustre ce propos, en page 94, sur une image de Mapplethorpe qu’il extirpe de la catégorie pornographique (le « désir lourd ») pour la hisser dans la catégorie érotique (le « désir léger »). Voir « Jeune homme au bras étendu » ==> ICI
A ce stade, Roland Barthes reconnait qu’il n’a fait qu’approcher la « nature de la Photographie »
C’est encore en partant de lui, de ses émotions, qu’il découvre ce qui, pour lui, fait l’essence même de la Photographie.
Quelques jours après la mort de sa mère en 1977, dans l’appartement qu’il partageait avec elle, il fait une découverte. Dans le tas de photos de famille qu’il explore, il trouve une photo de sa mère enfant, dans un Jardin d’Hiver. Avec la date écrite au dos (1898), Barthes sait que sa mère a 5 ans. Elle se tient aux côtés de son frère ainé, qui a 7 ans. La pose est parfaite, le photographe a fait son travail.
« L’évidence de la Photographie ».
Et cette photo le délivre de sa recherche. Il a enfin trouvé ce qui distingue la Photographie. Qui en fait une production singulière. Au-delà de l’expression de son amour incommensurable pour sa mère, ce que Barthes trouve d’unique, c’est que la Photographie prouve que la « chose » photographiée « était là ». Ce que ni la peinture, ni le discours ne peuvent attester. (p 120) « La peinture, elle, peut feindre la réalité sans l’avoir vue. Le discours combine des signes qui ont certes des référents, mais ces référents peuvent être et sont le plus souvent des chimères. »
La Photographie nous dit « ça a été ». Et donc, ce qui en fonde la singularité, c’est la pose ! Elle authentifie un moment, une situation. (On verra infra que cette authentification a disparu avec l’IA.)
Et Barthes fait un détour par la science. Ce sont les rayons lumineux émis par le sujet photographié qui ont impressionné la plaque photographique (argentique). Laquelle plaque envoie d’autres rayons lumineux pour leur impression sur le papier. Lequel émet des rayons qui pénètrent dans notre œil. (p 126) « La photo est littéralement une émanation du référent. D’un corps réel, qui était là, sont parties des radiations qui viennent me toucher, moi qui suis ici (…) »
L’émotion de Barthes regardant la photo de sa mère enfant est à son comble ! Et ce corps aimé est « immortalisé par la médiation d’un métal précieux : l’argent ! » Ce qui fait donc la singularité totale de la photo, c’est « la certitude que le corps photographié vient me toucher de ses propres rayons (…) »
La certitude de cette singularité totale, l’Intelligence Artificielle la met à bas
Quand on voit une photo de Donald Trump arrêté par des policiers, une autre montrant le Pape François en doudoune (et sans doute bien d’autres photos inventées), on comprend que la photographie a basculé dans un nouvel espace.
Elle rompt avec ce que Barthes avait identifié comme singularité absolue. Non, on ne peut plus dire « ça a été » puisque l’IA peut fabriquer une image qui nie le « ça a été ». Comment ? Par la création numérique à partir d’une simple description écrite d’une scène inventée.
« La plus belle photo du monde »
C’est en ces termes que Barthes évoque une photo prise par Nadar, représentant la mère ou l’épouse du photographe [4].
Cette photo est en effet remarquable. J’imagine que Roland Barthes la publie sur son livre « à la place de » celle de sa mère. Dont il nous dit qu’il ne la publiera pas, car ce qu’elle évoque n’a de sens que pour lui.
Roland Barthes continue de tourner autour de son sujet
Il parle de « ressemblance », « d’air » (avoir un air de…). Sur la ressemblance, il évoque ce qu’un portrait peut révéler de la lignée. Ressembler à son père, à sa mère, ou à un lointain aïeule. « La photographie peut donner un peu de vérité » en la matière, écrit-il.
Le regard. Regarder dans les yeux, mais voir quoi au juste ? Le sujet qui nous regarde avait en fait le regard posé sur l’appareil photo qui était manipulé par le photographe. Rien de plus !
Il évoque la mort. Et croise l’avènement de la Photographie avec l’assoupissement des croyances (dans notre monde occidental). (p 183) « Ce qui caractérise les sociétés dites avancées, c’est que ces sociétés consomment aujourd’hui des images, et non plus, comme celles d’autrefois, des croyances. Elles sont donc plus libérales, moins fanatiques, mais aussi plus ‘fausses’ (moins ‘authentiques’) (…) »
Relire ce livre évoque pour moi l’ouvrage de John Berger « Voir le voir »
Un ouvrage tiré d’une série anglaise de 4 épisodes filmés de 1972 sur l’art, son histoire, et ses codes de « lecture ». Cet ouvrage (que j’ai perdu depuis) m’avait fortement impressionné en son temps (les années 1970).[5]
Le propos de Berger était différent de celui que Roland Barthes expose dans son ouvrage sur la Photographie. Différent mais complémentaire. Berger nous propose une lecture de notre mode de lecture de l’art. La peinture, c’est le voir du peintre, que nous voyons sur la toile.
La lecture de Barthes a ceci de délicieux qu’elle autorise, qu’elle pousse à nous laisser aller à l’association des idées. Qui sautent, légères, hors toute raison apparente, comme sur le divan. comme dans un rêve. Comme dans la vie.
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Roland Barthes, né en 1915 à Cherbourg et mort dans un accident de circulation en mars 1980 à Paris dans le 13e arrondissement, est un philosophe, critique littéraire et sémiologue français (Wikipédia). Pour en savoir plus sur l’auteur, voir ==> ICI
[1] Je n’ai pas eu la même impression de recours aux « associations » en lisant L’empire des signes du même auteur. Sans doute parce que je n’ai pas autant de référence sur le Japon que je peux en avoir sur la photographie. Voir la note de lecture sur cet autre ouvrage de Barthes ==>ICI
[2] Roland Barthes se dit « trop impatient » pour être photographe. Il est vrai que la photo argentique demande le temps du « développement » de la pellicule, puis celui de l’impression de chaque photo sur papier. Que dirait il aujourd’hui où la photo est IMMEDIATEMENT visible au dos de l’appareil qui l’a prise ?
[3] La République du Congo, également appelée Congo-Brazzaville, est un pays d’Afrique centrale dotée de réserves de forêts tropicales abritant des gorilles. Sa capitale Brazzaville fait face à Kinshasa, la capitale de la République démocratique du Congo (RDC), de l’autre côté du fleuve Congo. (Wikipédia)
[4] On s’étonnera que les photos que Barthes publie sur son livre sont inversées par rapport aux originaux disponibles sur Internet. Y a-t-il une raison à cela ?
[5] « Ways of Seeing » est une série télévisée de 1972 composée de films de 30 minutes créés principalement par l’écrivain John Berger et le producteur Mike Dibb. Il a été diffusé sur BBC Two en janvier 1972 et adapté dans un livre du même nom (Wikipédia) Voir ==> ICI
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