On a des exemples de grandes ruptures historiques, comme celle vécue à la Libération en France
La cristallisation du changement social en des formes instituées. Ou : naissance, vie et mort d’une dynamique de changement social. 1945, les forces politiques qui ont soutenu la libération de la France de l’occupation allemande prennent le pouvoir et mettent en application un programme politique ambitieux, débouchant sur l’Etat Providence. Le Programme du Conseil National de la Résistance. Solidarité envers les personnes vulnérables, démocratie économique et sociale (dont instauration de la Sécurité Sociale, des nationalisations), droit de vote des femmes… L’application de ce programme s’appuie sur la mise hors-jeu politique des forces de droite et d’extrême droite qui avaient collaboré avec les forces d’occupation. L’espace était là pour construire une autre orientation, plus sociale, plus inclusive. Porteuse d’une vision de long terme.
La contre réforme
La vague libérale qui s’est abattue sur le monde depuis 40 ans vise à mettre à bas tout ce qui s’est construit à cette époque. L’obsession d’un des idéologue du patronat français, Denis Kessler, était de démembrer le programme du Conseil National de la Résistance : « Il s’agit de défaire méthodiquement le programme du CNR » écrivait-il en 2011.
Je cite cet épisode fondateur pour signaler un moment de profond changement social formulé par des élites et porté par un puissant élan politique et social au sein de la société française.
Nous ne sommes clairement pas dans cette situation
Les autorités politiques actuelles sont sur la ligne de ce Denis Kessler qui avait, lui, le mérite de la franchise. Mais les contradictions sociales, démocratiques, écologiques provoquées par la mondialisation libérale provoquent une éclosion de contestations partout dans le monde. De multiples espaces de réflexion et d’initiatives éclosent. A la recherche de nouveaux modèles de vie, de nouveaux rapport à la nature, au travail, à l’autre… Le meilleur et le médiocre s’y côtoient.
Ce bouillonnement se constate à l’échelle internationale, et c’est un de ses aspects les plus positifs. Mais il a du mal à se consolider, à s’agréger, à former une force politique conséquente. Les Forums Sociaux ont tenté une centralisation de ces mouvements, mais se sont essoufflés. La question de la gouvernance de ces forces éparses est posée, sans réponse à ce jour.
Le mouvement actuel s’effectue « par le bas ». Il se manifeste, à ce stade, par des formes fluides, informelles, peu ou pas institutionnalisées. Pour rebondir sur la métaphore de Zygmunt Bauman, théoricien de la “société liquide”, on peut dire que nous sommes en pleine situation d’émergence de nouvelles aspirations sociales au stade « liquide » du processus.
Des réactions opposées se font jour, également, dans les sociétés blessées par l’atomisation des individus
Notons immédiatement que cette émergence s’effectue à côté d’aspirations totalement opposées. Marquées des crispations sur des replis identitaires, les enkystements durs de fractions des sociétés dans des identités potentiellement meurtrières. Ces mouvements sont puissants et soutiennent des formes de gouvernement autoritaires et très conservateurs voire fascisants. On les voit sortir de leur fange actuellement. Au moment de cette vague anti-raciste provoquée par la mort par un policier blanc de George Floyd aux USA. Les suprématistes blancs, les forces d’extrême-droite et leurs émules en Europe donnent de la voix. Ils font partie du paysage et constituent un obstacle sérieux au changement social.
Outre cet obstacle à dépasser, le changement social se met dans une perspective d’une « cristallisation »
Nous sommes donc en pleine phase « liquide » du processus. L’instituant est à l’œuvre, mais peine à devenir institué. Cette marche vers l’institutionnalisation du changement pourrait prendre la forme de l’émergence de propositions politiques incarnées dans des leaders progressistes à la tête d’organisations portant fermement les aspirations sociales, démocratiques et écologiques d’une partie de la société.
D’un ensemble de mouvements « liquides », on passerait alors à leurs « cristallisation » en des formes qui trouveraient leurs traductions formalisées, institutionnalisées. L’instituant se serait mis en marche. C’est cette étape qui est devant nous, qui se cherche. Dans un espace nécessairement ouvert à la diversité des opinions, des élans, des énergies. Ouvert aussi à la diversité des personnes et des idées qui ont circulé avec la mondialisation. Laquelle n’a pas porté que sur les flux financiers et commerciaux. La question des mobilités humaines, et donc de l’altérité, sera nécessairement une des composantes majeures de ces processus de cristallisation.
Dans les pays du Nord, les formes anciennes d’organisation sociale ont épuisé leurs effets positifs sur la marche des sociétés
Ces formes anciennes instituées, qui ont porté, en leur temps, les progrès des sociétés (droits politiques, droits civils, droits sociaux, instruction et santé publique) ne fonctionnent plus. Ce sont les partis politiques, les syndicats, les coopératives, les associations pour l’essentiel. Ces cadres avaient été inventés au cours de luttes acharnées à la fin du XIX° siècle et pendant la première moitié du XX° siècle. Aux moments des Révolutions industrielles, de l’émergence et de la consolidation des mouvements ouvriers organisés.
Aujourd’hui, partis politiques, syndicats, institutions sociales, coopératives, mouvements associatifs traditionnels ne captent plus l’essentiel des aspirations sociales. Ces formes sont aujourd’hui épuisées.
Quels sont les facteurs qui provoquent cet épuisement des formes sociales ?
Le simple écoulement du temps provoque un recul des moments d’enthousiasme qui avaient soutenu la naissance de ces institutions nouvelles. Cet épuisement survient surtout si l’Histoire ne maintient pas vivants les facteurs politiques qui ont conduit à leur naissante. Quand advient une contre-offensive organisée, un retour en arrière, comme celle qui est menée par le mouvement de libéralisme économique, le recul s’accentue. On comprend les raisons de l’aversion des dirigeants actuels pour l’enseignement de l’Histoire aux jeunes générations.
Prenons l’exemple de la Sécurité Sociale en France, fondée en octobre 1945
Cette institution a été fondée sur un principe de solidarité. Sur la mutualisation des risques sociaux (maladie, maternité, invalidité, accident du travail, chômage, maladie professionnelle, vieillesse) avec une vision inclusive, sociale. La sens progressiste qui avait présidé à sa fondation (partage des peines entre biens portants et malades, jeunes et vieux, riches et pauvres, personnes au travail et au chômage…) s’est progressivement effrité sous les coups des multiples réformes d’inspiration libérale.
Et il faut reconnaître que la société n’a pas su s’opposer à cette dégradation, faite par une successions de réformes. Des réformes qui ont transformé une machine à produire de l’égalité, à venir en aide aux personnes vulnérables, en une somme de dispositifs froids et complexes. Où le discours qui s’est imposé porte sur le « déficit de la Sécu », sans beaucoup d’attention sur sa mission dans l’ordre social actuel. Le souffle initial (instituant) s’est perdu dans les rouages institués de plus en plus éloignés des émotions et des intentions sociales fondatrices.
Autre exemple tiré de l’étude du système social yougoslave
Un système mis en place après la Libération, à la suite de la victoire sur l’armée allemande de la résistance des Partisans, conduits par Tito, pendant la Seconde Guerre Mondiale. La société qui s’est instituée à la Libération était fondé sur l’autogestion. Un système basé sur de multiples coopératives et organisations de démocratie participative sur toutes les dimensions de la vie sociale. Organisations municipales, de parents d’élèves, de femmes, de jeunes, syndicats…. Dans l’enthousiasme de la victoire des Partisans, ces organisations ont été créées et ont connu une vie démocratique certaine.
Mais au fil du temps, leur fréquentation a fléchi… laissant à leurs postes de responsabilité des personnes devenues progressivement des « professionnels de l’autogestion ». Ce mouvement s’est ainsi asséché progressivement. La bureaucratie a pris le dessus. Les forces vives des organisations se sont retirées, comme la marée descendante ne laisse apparents que les cailloux. L’autogestion a perdu progressivement sa légitimité, son soutien populaire.
Comment renouveler le souffle qui préside à la création des institutions ?
La question reste posée. Aujourd’hui, nous sommes en phase amont de cet enjeu. Il nous faut d’abord franchir la première étape. C’est-à-dire œuvrer à la cristallisation des mouvements épars qui se constituent partout dans le monde. Comme le dit Edgard Morin, « la nuit est enceinte ».
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Voir aussi « La tendance des organisations à s’autonomiser » ==> ICI
Sur la Sécurité Sociale en France voir ==> ICI