Shanghai Baby (上海宝贝 Shanghai baobei) est le premier roman de l’auteure chinoise Zhou WEIHUI, publié en 1999 et traduit en français en 2001. Massivement vendu en Chine jusqu’au mois d’avril 2000, il a été ensuite interdit et mis au pilon, détruit par les autorités. Cela n’a pas réduit son succès.
Émergence de l’individu
Ce roman quasi-autobiographique explore toutes les facettes de l’émergence de l’individu chez une jeune femme de Shanghai des années 90. Au moment où « l’émergence » de son pays (on parle de « pays émergents ») accorde à chacun des possibilités nouvelles à une échelle inégalée.
L’écriture même dans ce roman participe de l’émancipation de l’individu
Coco, la jeune héroïne du roman est elle-même engagée dans l’écriture romanesque. Comme pour l’auteure Weihui, elle fait des épisodes de sa vie le sujet de son roman. Elle aime Tiantian un jeune artiste chinois dépressif et impuissant, avec qui elle partage sa vie, douce est triste, sans aspérités. Au cours de ses déambulations dans les milieux branchés de Shanghai, elle rencontre Mark, cadre mondialisé hyperactif et très engagé sur le sexe. Elle va nouer avec lui une passion érotique dévorante. Les manifestions de cette passion, son vécu intime par Coco, sont rendus tout à la fois d’une façon sincère, délicate et crue. Bien sûr, je parle là de la traduction car je ne maîtrise pas la langue chinoise pour lire le roman dans l’édition originale. L’écriture même dans ce roman fait partie de l’émancipation de l’individu. Une émancipation décrite et revendiquée. Comme sujet majeur de l’œuvre.
Une exploration des champs de liberté
Coco, avec audace et énergie, explore les champs nouveaux que cette éclosion de l’individu lui offre. Dans ses rapports à l’amour, au sexe. Mais aussi dans ses relations à son milieu professionnel (elle écrit son roman de chez elle), à la notoriété, à l’argent, à l’amitié, au temps. Partir sur un coup de tête à Pékin (1300 km de Shanghai) pour retrouver, le temps d’une soirée, un ami dans une fête… Découvrir l’angoisse de la solitude. S’affronter à l’ennui. Douter de soi…
Elle affronte les choix que cette liberté met dans sa main
L’amour sans sexe ? Le sexe sans amour ? Ou les deux à la fois ? Courir les lieux branchés de Shanghai et les boutiques à la mode pour dénicher les tenues « les plus top« , les derniers maquillages… La fascination pour la consommation est bien là. Identifiée comme remède à l’angoisse. « Comme beaucoup de filles, quand je n’ai pas le moral, je viens faire des folies ici, acheter tout un tas de trucs mignons ». Des « trucs » qu’on mettra une fois ou deux.
Observer, fascinée et distante, les frasques que les grands du monde occidental offrent à la vue. Nous sommes à l’époque de Clinton et de sa sulfureuse relation avec une stagiaire, Monica Lewinski. S’amuser des infidélités des autres. S’effrayer, fascinée, de la sienne. Se laisser irrésistiblement emporter par le désir… Organiser des fêtes branchées au goût amer de la liberté…
Une émergence de la liberté soutenue par l’incroyable ouverture des opportunités matérielles
L’euphorie économique procurée par une croissance du PIB à plus de 8% sur plusieurs décennies est bien là. Elle soutient matériellement cette découverte de la liberté, cette émergence de l’individu. Depuis l’option politique prise par les autorité d’ouverture vers le capitalisme d’Etat à la fin des années 80, la vie quotidienne des jeunes urbains en Chine regorge de possibilités. Pour trouver du travail, s’engager dans la création culturelle, pour se lancer dans une activité économique. Des activités bien rémunérées. Le côté matériel est assuré. Il n’y a aucune angoisse de ce côté-là.
Et nous n’oublions pas que ce roman parle des années 90. Vingt ans après, où en sont les nouvelles générations en Chine, alors que la croissance s’est poursuivie ? Une croissance économique qui s’est cependant légèrement ralentie, mais surtout qui a connu une inflexion vers la consommation intérieure. L’épargne n’est plus au cœur du moteur économique. La consommation intérieure et une certaine inflexion vers la préservation de l’environnement composent aujourd’hui le paysage de la société chinoise. Avec un raidissement des autorités sur le terrain des libertés politiques.
On mesure à la lecture du roman l’immense distance qui sépare les sociétés chinoise et arabe
Comme souvent, la découverte des sociétés autres nous éclaire sur la marche des nôtres. En Chine, des opportunités multiples, un formidable élan économique donnent aux désirs de liberté, d’affranchissement, tous les moyens de se réaliser [1].
Dans les sociétés arabes, des espaces bouchés, verrouillés par les insiders, laissant peu d’espace aux jeunes générations. Des jeunes arabes, garçons et filles, qui disposent désormais de compétences « modernes » (une part croissante a fait des études supérieures). Mais sans possibilité de trouver une place dans la société pour faire valoir ces capacités. D’où l’immense frustration de ces masses de jeunes dans les sociétés arabes, qui se mettent en mouvement, comme en 2011 en Tunisie, en Egypte, au Maroc, dans les pays du Golfe… Puissants mouvements qui sont réprimés dans la violence, ou récupérés comme en Tunisie. Et, moins de 10 ans après ces soulèvements, la jeunesse arabe se manifeste de nouveau, en Algérie, au Liban, mais aussi, dans la violence, en Iraq, en Egypte.
Le pouvoir de la jeunesse
En Chine, le flux impétueux de la croissance économique a donné aux jeunes générations un immense pouvoir, formant ainsi un « cercle auto-entretenu » (on n’ose parler de « cercle vertueux »). Ce pouvoir, c’est celui d’être indispensables à la marche de l’économie. Celle-ci a besoin de leurs compétences, de leur énergie, de leur ouverture. Les jeunes n’ont aucun mal à trouver leur place sociale dans la Chine du capitalisme d’Etat. C’est sur ce fond que le roman explore la recherche d’une place de l’individu dans la toute nouvelle modernité qui a déferlé sur la société chinoise. Curieusement, on ne sent nullement l’énorme effort d’épargne interne que le modèle du décollage économique chinois a emprunté jusqu’à la fin des années 2010.
Se confronter à l’ordre ancien, qui est porté par la famille. Le poids des traditions, des interdits, des censures familiales, est sans doute aussi fort ici et là
Dans Shanghai Baby, la consommation, la mode, les paillettes, les soirées arrosées… ne prennent pas tout l’espace. La mère de Coco (beaucoup), son père (un peu) restent en filigrane de son histoire personnelle. Coco se veut indépendante (elle en a les moyens financiers), mais reste sensible en arrière-plan aux jugements de sa mère. Non pour écouter ses conseils, mais pour servir de balise dans sa vie agitée. « Maman, ne te fais pas de soucis pour moi. Si un jour je me retrouve dans le pétrin, je rapplique ici en moins de deux » lui dit-elle.
Elle ne résiste pas à l’attrait érotique de Mark, et compromet sa relation avec Tiantian. Mais elle croit en l’amour. Pas de cynisme dans son attitude. Elle se pose des questions, profondes. Elle ne s’aveugle pas sur elle-même. On sent l’auteure derrière son héroïne Coco. On perçoit ses questionnements, sa sincérité.
Un respect pour le savoir. Et une admiration pour la culture occidentale qui ne vaut pas soumission
On retrouve aussi chez Coco et ses amis, par-delà la frivolité de leur quotidien, un grand respect pour le savoir, pour la culture. Et une connaissance de la culture occidentale, notamment française. Cette connaissance s’accompagne d’une grande admiration. Mais cette admiration ne signifie pas soumission. On ose manifester son intérêt pour la culture d’ailleurs, tant la force de la culture chinoise permet cette ouverture, cet adossement tranquille et enrichissant.
Le souvenir de l’humiliation des « Traités Inégaux »
Pour autant, les blessures de l’humiliation des Traités Inégaux se font encore sentir dans cette jeunesse « insouciante » en apparence. Les puissances dominantes au XIX° siècle (Angleterre, Allemagne, France, Etats Unis, Japon, Russie) n’avaient pas réussi à coloniser la Chine. Ils lui avaient cependant imposé des traités limitant sa souveraineté sur des portions de son territoire. Shanghai était le lieu même de cette domination, et la rive droite du fleuve Yangtze qui traverse la ville, le Bund, était occupé par les grands établissements économiques des puissances occupantes.
La jeune Coco, que l’on pourrait prendre pour une jeune écervelée, évoque ce souvenir douloureux. Elle rappelle le panneau posé à l’entrée de la concession française : « Entrée interdite aux chinois et aux chiens ». Coco et ses amis éprouvent, avec le retour des multinationales étrangères dans les années 90, la crainte d’une nouvelle dépossession. C’est l’époque du bombardement par l’OTAN de l’Ambassade Chinoise à Belgrade, en mai 1999. La jeunesse chinoise est révoltée par la brutalité méprisante des Etats Unis.
Le roman finit par s’emparer de moi
Ma lecture du roman bascule sur la fin du récit. D’un témoignage vivant de l’émergence de l’individu dans la Chine de la fin des années 90, je passe à l’intrigue personnelle que l’auteure a nouée. Coco s’est mise dans une situation impossible, à faire le grand écart entre Mark et Tiantian. Celui-ci apprend la liaison que Coco, sa raison de vivre, entretient avec le jeune allemand. Il sombre dans la drogue et se donne la mort. De son côté, Mark est rappelé au siège de son entreprise, à Berlin.
Coco est totalement déchirée. Elle ne comprend pas. Elle s’est brûlé les ailes et a entraîné son amour Tiantian dans la mort. L’écriture se resserre autour de l’histoire de l’auteure, sans que l’on puisse mesurer la distance entre roman et auto-biographie. Avec ce resserrement, l’attachement au personnage de Coco augmente. Je suis pris dans la trame de l’écriture. La jeune Zhou Weihui montre, à l’âge de 25 ans, sa sincérité, et ses immenses capacités d’auteur.
« Shanghai Baby » de Zhou WEIHUI : La censure chinoise n’a pas fait preuve de grande subtilité dans sa condamnation de l’œuvre
Le roman Shanghai Baby n’est pas une œuvre nihiliste. Coco la jeune femme prends certes des libertés avec le sexe. Et ose l’exprimer dans les page du livre. En tant que femme, elle multiplie les audaces, à aborder ainsi la question du sexe.
Mais elle reste attachée aux grandes valeurs de sa culture : la famille, l’amour, la fierté de son pays, de son héritage commun. Son ouverture sur le monde ne signe aucune subordination à une culture dominante étrangère, comme on le voit tant parmi les élites de bien des pays du Sud (et même du Nord vis-à-vis des Etats Unis). Bref, le roman met en scène les questionnements de toutes les jeunesses du monde, dans un contexte de foisonnement d’opportunités accordées par la croissance économique de la Chine.
Shanghai Baby devrait rappeler aux pouvoirs politiques chinois que le développement n’est pas seulement économique.
Voir « éléphant et guépard – humiliation et fierté » ==> ICI
Voir aussi « Capitalisme et Empire » de Michel Aglietta et Guo Bai ==> ICI
[1] Le puissant soulèvement de la jeunesse de Hong Kong en 2019 fait exception. Il s’effectue sur une demande de libertés politiques. Les autorités de Pékin semblent démunies face à ces revendications. Celles-ci ne trouvent pas grand écho, à ce jour, auprès de la jeunesse du continent chinois.
Le raidissement des autorités chinoises face à la contestation persistance de la société de Hong Kong montre une constante de la vision des autorités chinoises. Depuis des siècles, elles ne manifestent aucune volonté de conquête impériale du monde. Mais elles se montrent férocement inflexibles sur tout ce qui peut affecter leurs marges : Hong Kong, Macao, le Tibet, les régions des Ouïgours au Nord-Ouest, Taiwan, Mer de Chine (avec le Viet Nam).
Pour en savoir plus sur Shanghai, la ville la plus peuplée de Chine ==> ICI
Et pour des photos de Shanghai ==>ICI
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