On « Erasme » de Stefan ZWEIG. Découvrir ou retrouver la pensée de cet homme de la Renaissance, qui fait du fanatisme, et sa conséquence la violence, la cause du malheurs des hommes. Loin des voix puissantes qui prêchent la rupture violente au sein des sociétés européennes, ce qui donnera la « Réforme » protestante, Erasme, en retrait, maintient le fil de la raison. Envers et contre tout. Il refuse de s’affilier, ou même de soutenir un camp contre un autre.
C’est ce qui a rapproché Stefan Zweig de ce penseur lointain. Il écrit cette biographie en 1934, en pleine montée du nazisme. La menace de basculement et d’envahissement plane sur son pays. Son propos sur Erasme est fortement déterminé par la perspective catastrophique qu’il perçoit dans le devenir de l’Europe. A la lecture de l’ouvrage, la frontière entre la pensée d’Erasme et de celle de Zweig s’efface. Qui parle, de lui ou du penseur de début de la Réforme, à l’aube du XVI° siècle ?
A cette difficulté, s’ajoute une autre. Ma propre lecture de cet ouvrage en 2025. Alors que les alliances internationales défaillent, et que les sociétés du monde occidental s’engagent sur une pente illibérale, néo-fasciste. Les comparaisons avec la période de montée du nazisme se multiplient. A l’heure où l’Occident s’enfonce dans le reniement de ses valeurs proclamées. Avec le soutien au génocide qu’Israël opère à Gaza. A l’heure précise où ce pays attaque l’Iran dans un affrontement aux sombres issues.
Ainsi, la lecture de cet ouvrage fait rebond entre trois périodes historiques. 1/°La fin du Moyen-Âge avec les Découvertes, la Renaissances et la Réforme. 2/°La période d’entre les deux Guerres mondiales, avec la montée du nazisme. 3/°Et notre période actuelle faite de hausse des tensions sociales et internationales, et des atteintes irréversibles aux conditions de vie sur terre.
Stefan Zweig fait preuve d’une grande lucidité. Lucidité que nous prenons à notre compte, s’agissant de la période actuelle.
L’Europe d’alors est en total bouleversement
Erasme vit dans la période des grandes découvertes (fin du XV° siècle) qui vont transformer en profondeur la vision que les hommes s’étaient construite sur le monde. Il assiste également à la naissance de la Réforme [1] au début du XVI° qui va scinder le christianisme et embraser l’Europe.
Erasme va vivre dans ce monde et porter sur lui un regard singulier. Zweig épouse totalement l’attitude d’Erasme et fait le parallèle avec la situation que vit l’Europe des années 1930. Il situe Erasme dans l’Europe des guerres de religion : (p 29) « (…) ces paysages dignes de l’Apocalypse prennent à le ciel à témoin du stupide acharnement que mettent les hommes à ne pas vouloir se faire des concessions. Mais, au milieu de ce bouleversement, derrière les grands capitaines des guerres religieuses, et bien séparé d’eux, on aperçoit le fin visage d’Erasme, légèrement empreint de tristesse. ll n’est pas attaché au poteau d’un bûcher, il n’a pas de glaive en main, aucune passion violente ne contracte ses traits.
Ses yeux (…) contemplent, par-dessus le chaos des passions populaires, notre siècle non moins troublé que le sien. Une tendre résignation est répandue sur son front, – hélas ! comme il la reconnait bien cette éternelle Stultitia [2] humaine ! – et pourtant un sourire de confiance presque imperceptible passe sur ses lèvres. Il sait, lui, en homme d’expérience, que par nature, toutes les passions finissent par s’affaiblir et que le sort du fanatisme est de se détruire lui-même. La raison, elle, calme, patiente, éternelle, sait attendre et persévérer. Parfois, lorsque les esprit sont déchainés, elle ne peut que se taire et s’effacer. Mais son heure vient, elle vient toujours. »
Le bouleversement en Europe à la sortie du Moyen-Âge trouvait son origine dans des ouvertures immenses, qui vont porter l’éclosion progressive de la modernité. Elargissement du monde connu et compris, libération de l’emprise de l’Eglise, émergence de l’individu.
Au bout de ces lignes, Zweig garde l’espoir ! Mais…
…comment ne pas penser à la situation du monde en ce début du XXI° siècle ?
Zweig décrit les gigantesques mutations que vit l’Europe aux XV° et XVI° siècles. Avec les découverte du monde qui bouleversent tout le savoir sur notre planète et sur les hommes dans cette planète. Avec la Réforme qui ébranle ce qui constituait le socle des sociétés, l’église catholique. Des bouleversements qui vont affecter les sociétés, mais aussi les âmes. Zweig écrit sur Erasme, mais il pense à la situation qu’il vit dans cette Europe des années 1930, à la veille de son second embrasement dans le siècle. Il note que « lorsque le « national » et le « social » s’unissent dans la foi religieuse, il en résulte toujours des secousses qui ébranlent l’univers ». (p 160). Luther, dans sa force et sa brutalité, va engager une scission irréversible au sein de l’église et au sein des sociétés. Erasme, en position médiane, n’a rien pu empêcher.
Nous pensons aujourd’hui à la double blessure que les sociétés vivent
Blessure sociale et blessure identitaire qui s’allient pour pousser vers l’extrême droite des pans entiers des sociétés au Sud comme au Nord. Balayant les acquis en matière d’égalité, de respect du droit, de démocratie, qui ont été si longs à émerger, se consolider. Face à ces dérives, les propositions progressistes, humanistes, écologiques ne parviennent pas à faire masse pour changer le rapport de force.
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Stefan Zweig est né en 1881 à Vienne en Autriche-Hongrie et mort en 1942 à Petrópolis au Brésil. C’est un écrivain, dramaturge, journaliste et biographe autrichien (d’après Wikipédia).
Ami de Sigmund Freud, Arthur Schnitzler, Romain Rolland, Richard Strauss, Émile Verhaeren, Stefan Zweig a fait partie de l’intelligentsia viennoise. Il quitte son pays natal en 1934, en raison de la montée du nazisme et de ses origines juives pour se réfugier à Londres, puis au Brésil où il se suicidera. Son œuvre est constituée essentiellement de biographies (Joseph Fouché, Marie-Antoinette, Marie Stuart, Magellan, Erasme…). Mais aussi de romans et de nouvelles (Amok, La Pitié dangereuse, La Confusion des sentiments, Le Joueur d’échecs). Dans son livre testament, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, Zweig se fait chroniqueur de cet « âge d’or » de l’Europe et analyse ce qu’il considère comme l’échec d’une civilisation.
Zweig s’intéresse à Érasme, en qui il voit un modèle humaniste proche de ses conceptions. La neutralité de Zweig est cependant bientôt mise à mal, lorsque l’Autriche, à son tour, succombe à la répression politique. Zweig est l’objet d’une perquisition de la police du régime austro-fasciste qui a finalement raison de toutes ses hésitations. Il décide de quitter le pays, en février 1934. Il est persuadé, à juste titre et contre l’avis des siens, que le bruit des bottes ne va qu’en augmentant. Son rêve de paix s’évanouit.
Les années d’exil : Londres 1934-1940. Réfugié à Londres, Zweig entreprend une biographie de Marie Stuart. Le personnage l’intéresse, au même titre que Marie-Antoinette, dans la mesure où leurs deux destins illustrent le côté impitoyable de la politique que Zweig a en aversion.
Devant la montée du nazisme, Zweig persiste dans ses craintes et ses intuitions. Il refuse de choisir son camp, comme Érasme en son temps, privilégiant la neutralité à l’alignement sur un courant politique. Cette attitude prudente éloigne ses vieux amis, dont l’écrivain Joseph Roth et Romain Rolland, qui a épousé la cause du marxisme-léninisme.
Les années d’exil : le Brésil 1940-1942. Installé à Rio de Janeiro, Zweig se rend en Argentine et en Uruguay, pour une série de conférences. Il revient ensuite à New York en mars 1941, pour la dernière fois. Désespéré et honteux du tort que cause l’Allemagne, il réitère néanmoins sa confiance en l’homme, mais on le sent alors désabusé. De retour au Brésil durant l’été, il entreprend la rédaction de ses mémoires. Ce texte, dont il expédie le manuscrit à son éditeur la veille de son suicide, sera publié deux ans après sa mort sous le titre Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen, et constitue un véritable hymne à la culture européenne que Zweig considérait alors comme perdue.
Il revient sur les principales étapes de son existence, marquant de son témoignage un monde en destruction. Comme s’il souhaitait qu’une trace de ce monde d’hier qu’il chérissait fût conservée. Il déménage ensuite à Petrópolis, où il fête le 28 novembre, loin de ses amis et des honneurs, son soixantième anniversaire.
« Né en 1881 dans un grand et puissant empire […], il m’a fallu le quitter comme un criminel. Mon œuvre littéraire, dans sa langue originale, a été réduite en cendres. Étranger partout, l’Europe est perdue pour moi… J’ai été le témoin de la plus effroyable défaite de la raison […]. Cette pestilence des pestilences, le nationalisme, a empoisonné la fleur de notre culture européenne » — Stefan Zweig, Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen.
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Érasme (Didier Érasme), également appelé Érasme de Rotterdam, né en 1466, ou en 1467, ou 1469, à Rotterdam, mort en 1536 à Bâle, est un chanoine régulier de Saint Augustin, philosophe, humaniste et théologien néerlandais. Il est considéré comme l’une des figures majeures de la culture néerlandaise et occidentale.
Il reste essentiellement connu aujourd’hui pour sa declamatio satirique Éloge de la folie (1511). Mais aussi, dans une moindre mesure, pour ses Adages (1500), anthologie de plus de quatre mille citations grecques et latines. Et pour ses Colloques (1522), recueil d’essais didactiques aux thèmes variés. Son œuvre, vaste et complexe, comprend aussi des essais et des traités sur un très grand nombre de sujets. Sur les problèmes de son temps comme sur l’art, l’éducation, la religion, la guerre ou la philosophie. Il a fait preuve d’un éclectisme propre aux préoccupations d’un auteur humaniste.
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[1] La Réforme. En octobre 1517, le moine augustin Martin Luther affiche ses 95 thèses contre les indulgences papales sur la porte du château de Wittenberg (Saxe). On considère cet acte de rupture comme le début d’un mouvement de réforme, jetant les bases d’une nouvelle religion chrétienne, le protestantisme. Grâce à l’imprimerie, ses thèses circulent largement en Europe. S’appuyant sur le Nouveau Testament, il veut non seulement corriger les abus de l’Église catholique, mais aussi sa doctrine. Il veut supprimer ou corriger tout ce qui est contraire aux enseignements du Nouveau Testament. Il veut réformer profondément l’Église existante. Parce que le pape refuse de l’entendre et l’excommunie, il se résigne à une rupture qu’il n’a pas souhaitée. Pour en savoir plus, voir ==> ICI
[2] Stultitia (« stupidité » en latin) : Folie, stupidité, bêtise, fatuité.
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