. « La porte du voyage sans retour » de David DIOP. Avec une écriture d’une immense finesse, l’auteur nous entraine dans une histoire d’amour au cœur des contradiction du monde d’alors. Nous sommes au milieu du XVIII° siècle. Quelques pays d’Europe sont à la conquête du monde et en déportent hommes et femmes pour le profit de leurs dirigeants poudrés et emperruqués. Une histoire entre un homme, Michel Adanson, venant de l’espace colonisateur et esclavagiste, et Maram, une femme du Sénégal, évadée de son destin de servitude après avoir été capturée pour être envoyée en esclavage.
C’est cette évasion qui fascine Michel Adanson, un jeune botaniste parisien qui poursuit au XVIII° le rêve fou d’encyclopédier la totalité du vivant. De cette histoire d’amour, on ne sait rien d’autre que ce qu’en a ressenti et pensé le jeune homme. Et ce qu’il suppose des pensées et sentiments de Maram. C’est ce qu’en rapporte David Diop dans son roman inspiré par un document écrit par le botaniste et transmis, après sa mort, à sa fille Aglaé.
Ce roman à tiroir, inspiré des quelques années de la vie au Sénégal du botaniste, s’encastre dans le récit des relations entre cet homme et sa fille Aglaé à qui il laisse, dans des conditions labyrinthiques, un long message testament. Il y dévoile, cinquante ans après, son amour pour Maram, cette jeune sénégalaise perdue et regrettée à jamais. Adanson, Aglaé sont des personnages qui ont vécu dans la vraie vie. Aglaé fondera un arboretum autour du château de Balaine, situé sur la commune de Villeneuve-sur-Allier. Il associe l’architecture des jardins à l’anglaise du XIXᵉ aux collections d’essences exotiques. On peut le visiter : voir ==> ICI
L’histoire d’amour se brisera dans le drame sur l’immense puissance de ce qui faisait la mondialisation d’alors : la colonisation combinée à l’esclavage. Une domination menée par quelques puissances européennes, par ailleurs en concurrence féroce. France, Angleterre, Pays-Bas (mais ceux-ci reculaient devant les Anglais), Espagne, Portugal pour ne parler que des principaux acteurs de cette funeste entreprise. Une entreprise dont les effets sont encore à vif dans le monde contemporain.
Découverte d’un monde
Michel Adanson plonge, comme humble botaniste, dans la société du Sénégal colonie française. Il est méprisé par l’establishment colonial/colonisateur mais bénéficie cependant d’une certaine solidarité « de race » de la part des autorités françaises qui règnent en maitres sur le territoire. Chose rare, il apprend la langue Wolof. Cet apprentissage lui ouvre largement une porte pour communiquer avec les « Nègres ». L’auteur met se mot sous la plume d’Adanson. Une population prise entre les assignations sociales traditionnelles dans le système des royautés, et la puissance du dominant qui achète et vend des esclaves pour les envoyer, avec grand profit, aux Amériques.

Une position humaniste
David Diop relève, dans une phrase attribuée authentiquement au jeune botaniste, une position claire : « si les Nègres sont esclaves, je sais parfaitement qu’ils ne le sont pas par décret divin, mais bien parce qu’il convient de le penser pour continuer à les vendre sans remords. »
Mais cette conscience des véritables ressorts du système esclavagiste s’accompagne de faiblesses et compromissions dont l’auteur ponctue son récit. Et cette ambiguïté est totalement humaine. Comme l’est l’aveuglement amoureux qui s’empare du jeune botaniste. Il est à l’affut des moindres signes de Maram dans son espoir de réciprocité. Jusqu’au moment fatal où il cherche à la sauver dans un geste qui précipite à jamais la jeune femme dans l’océan.
Fiction, réalité, éveil (woke !)
David Diop nous laisse à nos interrogations. Où commence la fiction ? Michel Adanson a réellement existé et a laissé un texte pour l’après sa mort. A fait ce long séjour au Sénégal et notamment dans la sinistre île de Gorée, La Porte du voyage sans retour. Sa fille Aglaé a également existé. Elle a même recréé autour du château cet espace arboré, trésor de botanique.
Ce roman participe du mouvement d’éveil qui accompagne le basculement du monde. Oui, il faut revendiquer le terme de « woke », « éveillé »; Un mot, une démarche qui anime des millions de personnes, au Sud mais aussi au Nord, qui se dressent pour écrire une autre histoire du monde. Un récit où ce ne sont pas seulement la voix des chasseurs qu’on entend. Mais aussi de ceux qui étaient au bout de leur fusil, de leur traque.
Dans l’immense foisonnement de ces expressions, des plus magistrales aux plus humbles, dans le tâtonnement de cette reprise en main de la multitude de nos centres de gravité, des voix diverses se font entendre. Ici, David Diop a emprunté à une histoire « vraie ». A tout le moins, à la vérité d’un homme qui a confié son histoire à un document enfouis (et découvert). La vérité, la vision de Michel Adanson. David Diop y a ajouté sa part de fiction, et tant pis si la frontière n’est pas clairement établie.
Avec un décalage supplémentaire dans le cas de l’ouvrage de David Diop, nous nous retrouvons ici comme avec le récit de ses voyages de Fernao Mendes Minto Pégrination. Voir la note de lecture de cet ouvrage ==> ICI
La vérité de cette histoire, ce sont les mots des 300 à 400 pages que l’aventurier portugais a rapporté. La vérité derrière ces récits ? Elle nous restera à jamais inconnue. La seule vérité qui nous reste, ce sont ces lignes écrites par cet homme, Michel Adanson. Un homme qui a, assurément, sillonné les mers de l’Orient extrême. Avec le rêve de convertir l’empereur du Japon pour convertir l’entièreté du peuple japonais.
La porte du voyage sans retour de David Diop se fait le relai d’un de ces récits historiques sur le monde d’avant. Qui se combine avec l’ouverture d’une fenêtre sur le Sud. Sur le grand mystère, vu du Nord, que constitue le Sud. C’est une vue du Nord que Diop nous offre, tirée d’un récit passé. Mais il ouvre à l’éveil, aux cotés de tant d’autres œuvres qui émergent. L’éveil ne fait que commencer.
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David Diop, né le 24 février 1966 à Paris, est un enseignant-chercheur et écrivain français. Spécialiste de littérature du XVIIIe siècle, il est lauréat du prix Goncourt des lycéens en 2018. Ainsi que du prix international Man-Booker en 2021 pour son roman Frère d’âme. Pour en savoir plus sur l’auteur, voir ==> ICI