« Disgrâce » de J.M. COETZEE. Une terrible histoire dans l’Afrique du Sud post apartheid. Où près d’un demi-siècle de violence dans la ségrégation institutionnelle, s’ajoutant à un siècle de violence coloniale, ont creusé profonds les sillons de la haine et du désir de vengeance. Malgré Mandela. Une histoire qui se noue à l’endroit de la pénétration d’un sexe d’homme dans le corps d’une femme. Dans deux situations très différentes. Mais dans une grande violence sociale.
Une histoire où s’affrontent le monde de la modernité et celui de la post-modernité. Où l’auteur aborde la question de la vieillesse. Du désir et de l’emprise d’Eros. Des hommes et des femmes. A demi-mots, tant le sujet est brulant dans cette Afrique du Sud qui cherche à se débarrasser des séquelles de l’apartheid, des relations entre Noirs et Blancs. De la vie en ville dans le confort matériel et les abstractions intellectuelles. Et de la vie à la campagne, les pieds nus dans l’herbe mouillée et le froid des petits matins. De la nature et des animaux qui la composent, dans leurs relations problématiques avec les êtres humains. Mais aussi de la culpabilité et du pardon… De la paternité…
Tout le roman, servi par une écriture puissante, ciselée, est vu par les yeux de David, professeur à l’Université du Cap. Ses réflexions sur lui-même, ses questionnements ne lui évitent aucune erreur. Dans ses relations tendues avec ses pairs, les professeurs, avec la jeune étudiante Mélanie, avec le père de Mélanie, avec sa fille Lucy, avec Pétrus le voisin ambigu de Lucy. Avec Bev, une voisine de la ferme…
La modernité épuisée
Dans le premier, on trouve David, professeur de littérature anglaise. Divorcé, cet homme de 52 ans, respecté, est connu pour son coté Don Juan. Mais cette fois, il a dépassé les limites. Il séduit brièvement une jeune étudiante de 20 ans, Mélanie. Bousculant toutes les règles qui régissent les relations entre enseignants et étudiants.
Soutenue par ses parents, Mélanie le dénonce auprès des autorités universitaires. Le corps enseignant fait tout pour donner à David les chances de passer à travers le scandale. Mais David se raidit, il plaide coupable et refuse de faire les excuses qu’on lui demande. Les enseignants tentent de se protéger, de garder avec eux ce professeur coureur de jupons. Mais David résiste. Il ne plie pas. L’exclusion est prononcée.
C’est un monde plein de raideur, d’hypocrisies, de faux semblants, que David dénonce et va quitter. Mais dans une dénonciation sans perspective, ni personnelle, ni intellectuelle. Il reste totalement captif de cette « modernité » qui le révulse.
La post-modernité violente et pleine d’autres ambiguïtés
Il se réfugie chez sa fille, Lucy. Près de la ville de Grahamstown, à 600 km à l’Est du Cap. Lucy vit dans une ferme au bout du bout du monde rural, à s’occuper d’un chenil et faire pousser des légumes biologiques. L’auteur évoque sa compagne, Helen, qui a quitté la ferme en emportant toutes ses affaires. On n’en saura pas plus. Lucy s’est fait aider, au début, par Petrus, un boy qui prend son envol pour devenir petit propriétaire terrien. Fort de son savoir de paysan, de ses deux épouses et de sa détermination. Fort également des nouvelles lois prises pour tenter d’effacer les discriminations passées. Pétrus est devenu son voisin qui lui procure des services que Lucy paye comme prestations.
David s’occupe comme il peut. En aidant Petrus aux travaux agricoles
C’est lui le boy, qui sert l’ancien boy. Il s’occupe aussi des chiens. Cela ne lui plait pas. Mais cela soulage Lucy. Il va aussi aider dans un centre où des bénévoles viennent apaiser la souffrance des animaux. Chiens, chats, chèvres abîmés… Dans ce centre officie Bev, une femmes courtaude et déterminée qui, à contre cœur, achève les animaux perdus d’une piqure fatale. David l’aide à amener à l’incinérateur de l’hôpital voisin les cadavres des animaux ainsi tués.
Mais il reste hanté par son vieillissement, dont son renvoi de l’université avive la crainte. David. (p 136) « Pour la première fois, il avait un avant-gout de ce que ce sera d’être un vieillard, fatigué, une carcasse fourbue, sans espoir, sans désir, indifférent à l’avenir. Affalé sur une chaise en plastic dans les relents de plumes de poulets et de pommes pourrissante, il sent son intérêt pour les choses de ce monde le quitter, goutte à goutte. (…) Le plaisir qu’il trouvait à la vie a été mouché comme une chandelle. »
Un jour, le drame
Trois hommes arrivent à la ferme. Ils demandent à pouvoir téléphoner. Lucy rentre au chenil les chiens qu’elle tenait en laisse avant d’ouvrir la maison. David note ce point qui ne sera pas un détail dans quelques instants. Confiance naïve de Lucy ? Les hommes entrent dans la maison, et commencent immédiatement les violences. David est blessé par un jet d’alcool enflammé. Enfermé à clé dans les WC, il reste impuissant devant les agissements des agresseurs. Dans le plus grand silence, il comprend que Lucy est aux mains de ces hommes qui vont abuser d’elle. Violemment. En manifestant une haine puissante, dira-t-elle à son père, longtemps après les faits. Les hommes s’en vont, emportant le fusil, des cartouches, et la voiture, chargés de tout ce qui peut se vendre.
Lucy est prostrée. Elle ne se laisse pas approcher par son père. Mais exige d’avoir le monopole de la déclaration à la police qu’ils vont faire très rapidement.
En fait, elle déclare le vol de la voiture, les saccages dans la maison, et les violences sur le corps de son père. Pas plus.
Lucy se reconstruit lentement
Elle tient à distance son père qu’elle voit comme quelqu’un qui ne la comprend pas. Prisonnier de ses schémas passés. Elle n’a pas tous les outils pour lui expliquer pourquoi elle n’a pas déclaré avoir été violée. Pourquoi elle veut rester sur cette ferme. Alors même qu’elle craint un retour des hommes qui l’ont agressée.
Le dialogue impossible entre David et Lucy. Entre père et fille. C’est Lucy qui parle. Elle tient tête à son père : : (p 143) « Non. Tu continues à ne pas me comprendre. La culpabilité et le salut sont des abstractions. Tant que tu n’essaieras pas de voir ça, je ne peux pas t’aider à comprendre. »
David ne sait pas que parmi les options, dans la vie, il y a celle de ne pas faire, de ne pas dire
Il va voir le père de Mélanie, qui l’invite à diner, en famille. Il s’excuse auprès d’eux. Devant la jeune sœur, Désirée, fascinée par l’homme qui a touché sa sœur ainée.
Il assiste à la pièce de théâtre où Mélanie joue un rôle. Il se met au défi de vérifier qu’un désir pour elle est toujours enfoui en lui. Mais le jeune homme, ami de Mélanie, le reconnait et l’insulte.
Il va revenir à la ferme. Et reprendre son dialogue d’incompréhension avec sa fille.
A son retour à la ferme…
… il apprend que Lucy est enceinte, des œuvres de l’un de ses trois violeurs. Que va-t-elle faire, demande David ? L’incompréhension entre père et fille atteint là son paroxysme. Elle a décidé de garder cet enfant. C’est sa volonté, et David, son père, doit s’y résoudre.
On ne sait des raisons de Lucy que ce que David en saisit. C’est très mince. Mais la rationalité urbaine du professeur d’université est de peu de secours face à cette décision que prend la jeune femme.
Qui va assurer la sécurité de Lucy dans ce coin perdu ?
L’incompréhension de David croit encore, quand elle se rend compte que Pétrus, qui lorgne sur le bout de terre de Lucy, va lui proposer un contrat. La prendre sous son aile, elle et le bébé qui va naitre, comme une troisième femme. En échange de ce bout de terre, qui va accroitre le petit domaine qu’il est en train de se constituer.
David est totalement perdu devant l’attitude de sa fille qui envisage sérieusement cette proposition de Pétrus. Lucy s’adresse à son père : (p 254) « Je crois que tu ne comprends pas de quoi il s’agit, David. Pétrus ne m’offre pas un mariage à l’église et un voyage de noces sur la Côte sauvage. Il offre un alliance, un contrat. J’apporte la terre, et en contrepartie, je suis autorisée à me glisser sous son aile. Autrement, c’est ce qu’il me rappelle, je suis sans protection, une proie toute désignée. »
« Disgrâce » de J.M. Coetzee porte sur un des éléments majeur de la psychologie sociale de la société sud-africaine après la fin de l’apartheid : celui de la dette à payer
Dans un des échanges que Lucy a avec son père, elle, la femme blanche, donne une explication à l’acte dont elle a été victime. (p 200) : « Ils [les agresseurs] considèrent que je dois payer quelque chose. Ils se considèrent comme des créanciers, qui viennent recouvrer une dette, un impôt. De quel droit pourrais-je vivre ici sans payer mon dû ? C’est peut-être ce qu’ils se disent. »
Mon ami Jo H., petit-fils d’un homme né esclave aux Etats Unis
Ce point renvoi à la position d’Afro américains qui estiment détenir une créance vis-à-vis de la population blanche des Etats Unis. Voir ==> ICI le témoignage de Jo H. ami de New York.
« Mais il est aussi une autre pensée véhiculée par les Noirs descendants d’esclaves. Une pensée qui se retourne contre eux : « Cette histoire de dette des Blancs esclavagistes envers les Noirs des Amériques est un poison qui mine la conscience des Noirs. Certains peuvent dire qu’ils attendent qu’on leur rembourse cette créance qui ne s’est pas éteinte au fil des générations. Mais c’est bien un poison qui paralyse l’énergie des Noirs. Il faut oublier cette histoire de dette ! »
Ecrire un livret sur Byron ? David a ce projet en tête
Ecrire un opéra sur le poète britannique. Un opéra où il est question d’amour et de désir. De retour impossible après la mort… Un moment, David trouve un certain apaisement à se plonger dans cette création. Mais il a du mal à sortir de la scène où Teresa l’amoureuse appelle en vain son amour perdu. « Viens me rejoindre, mio Byron. Viens me rejoindre, aime moi. » Byron ne peut l’atteindre depuis les ténèbres où il a sombré. Sa voix se perd dans les brumes de la mort.
David n’arrête pas de se penser dans cette situation de (relative) déchéance. Exclu de l’université, critiqué par ses anciennes épouses, incapable de vivre auprès de sa fille, car il est dans l’incapacité à taire ses reproches… Sa raison va-t-elle défaillir ?
Un des rare moment d’humour dans le récit. (p 264) « Un petit matin, il [David] lève les yeux de son banjo pour trouver trois petits garçons qui l’observent par-dessus le mur de béton. Il se lève. Les chiens se mettent à aboyer. Les visages disparaissent derrière le mur et les gamins détallent avec des cris d’excitation. En voilà une histoire à raconter à la maison : un vieux fou, assis au milieu des chiens et qui chante tout seul ! »
Une semence fatiguée, des jeunes femmes qui résistent
Dans son ressassement incessant, il trouve une interprétation littéraire et philosophique à son exclusion de l’université. (p 219) « Les noces de Cronos et d’Harmonie, contre nature. C’est bien ce que le procès [au cours duquel il a été exclu de l’Université] entendait punir, une fois éliminés les beaux discours. [Lui], Au ban des accusés pour son mode de vie. Pour des actes contre nature. Pour disséminer une vieille semence, une semence fatiguée, une semence à bout de force, contra naturam. Si les vieillards confisquent les jeunes femmes, quel sera l’avenir de l’espèce ? Voilà, au fond, le chef d’inculpation. C’est le thème que traite une bonne moitié de la littérature. Des jeunes femmes se débattent pour échapper aux vieillards qui les écrasent sous leur poids, une lutte pour sauver l’espère. »
Je pense au thème de « Suzanne et les vieillards »[1].
Suzanne, observée alors qu’elle prend son bain par deux vieillards, refuse leurs avances. Ce thème a été repris par les plus grands peintres de la Renaissance et bien au-delà. Rubens, Rembrandt, Tintoret…
Dans l’hypocrisie totale, on a représenté le corps nu de la jeune femme désirée pour stigmatiser la lubricité des deux vieillards. C’est l’intention affichée. Mais ce qui est offert au regard de l’œuvre, c’est ce magnifique corps nu. Et donc, la sollicitation du désir du regardant le tableau ! Voir sur ce point « On exalte la violence faite aux femmes » ==> ICI
La scène a changé
Lucy est installée plus solidement dans son bout de terre. Elle porte dans son ventre un enfant de ce territoire, incontestablement. Et s’appuie sur Pétrus son protecteur. Cette jeune femme solide ne veut même pas entendre parler des vieillards ! Elle avance dans la post-modernité, d’une façon empirique, factuelle. Forte de ses choix, elle accepte la société d’après la ségrégation qui se construit. Elle en est une des composantes. Sans grandes illusions, sans hésitation intellectuelles.
David, lui, est hors du champ. Hors course pourrait-on dire. Sa « modernité » ne lui a permis ni de comprendre, ni d’agir. Ni d’appréhender d’une façon sereine, pour lui-même, les années à venir. Il va devenir un de ces vieillards de l’histoire. Tendra t il le cou vers de nouvelles proies ? Non, il a renoncé d’avance.
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M. Coetzee, de son nom complet John Maxwell Coetzee, est un romancier et professeur en littérature australien, d’origine sud-africaine, et d’expression anglaise, né en 1940 au Cap en Afrique du Sud. Il est lauréat de nombreux prix littéraires de premier ordre dont le prix Nobel de littérature en 2003 (Wikipédia). Pour en savoir plus, voir ==> ICI
A propos de l’apartheid, Coetzee écrit : « la société d’apartheid était une société de maître et d’esclaves, où les maîtres eux-mêmes n’étaient pas libres. »
Du même auteur, voir la note de lecture de « Foe » ==> ICI
[1] Suzanne et les Vieillards est le chapitre 13 du Livre de Daniel dans sa version deutérocanonique. Le chapitre relate l’histoire d’une jeune femme, Suzanne qui, observée alors qu’elle prend son bain, refuse les propositions malhonnêtes de deux vieillards. Pour se venger, ceux-ci l’accusent alors d’adultère et la font condamner à mort, mais le prophète Daniel, encore adolescent, intervient et prouve son innocence. Il fait condamner les vieillards. Wikipédia
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