« Taxi » de Khaled AL KHAMISSI (note de lecture). Cinquante-huit cours récits pour former une image de la société égyptienne. Une société écrasée par le pouvoir et pétrie de contradictions. Une société où la vérité se dérobe dans les propos officiels comme dans celui des simples citoyens. Citoyens ? Si peu, en réalité. Tant la pression arbitraire du pouvoir est insistante, permanente, menaçante.
« Taxi » nous offre de multiples échos de la parole populaire en autant de courts témoignages. Ceux de 58 chauffeurs de taxi que Khaled Al Khamissi a rencontré dans ses déplacement au travers l’immense métropole du Caire. Entre enquête sociologique et création littéraire, ce recueil de textes dessine un paysage qui converge avec les témoignages de tant de visiteurs de ce grand pays.
De la société égyptienne, monte une longue et insistante protestation. Intellectuels, écrivains, militants… dénoncent les injustices, l’arbitraire de la police et du pouvoir, la répression, la difficulté à vivre au jour le jour. Mais aussi la voracité des dirigeants, leur impunité, leur soumission aux forces étrangères… Nombreux sont ceux qui ont payé de leur liberté l’expression de ces critiques.
« Taxi » de Khaled Al Khamissi apporte une dimension nouvelle
Nous avons là un florilège de propos émanant des couches populaires. Des mots émis dans le milieu des années 2000-2010. Dans l’intimité du taxi, le temps d’une course. Des mots provenant d’hommes qui peuplent les quartiers pauvres de l’immense métropole qui tient lieu de capitale du pays.
L’immense majorité reste cependant ligotée dans l’idée que leur pays est le phare de l’humanité, une exception lumineuse sur la terre. Ce sentiment de fierté cohabite souvent, dans un même individu, avec la pire des appréciations sur l’état de la société égyptienne. « Mendiants et Orgueilleux » en quelque sorte. (Voir infra)
Tous sont d’accord : la situation est mauvaise, voire catastrophique
(p 44) « L’Egypte est comme le Zamalek [un club de football]. On doit la soutenir pour qu’elle arrête de régresser. – Comment peut-on soutenir notre pays ? lui ai-je demandé. – Il faut préparer nos enfant à la guerre. »
(p 71) « Vous croyez qu’on habite où, vous ? Dans un monde civilisé ? La jungle serait plus clémente que l’endroit où l’on vit. Vous savez où on est ? – Ou ? – En enfer. »
L’auteur évoque la faim, la malnutrition. Qui se marque sur les corps par la petite taille de bien des hommes et des femmes. (p 120) « Le besoin et la faim se sont installés et ont transformé l’être humain en poisson. » Des gens tels des poissons qui se dévorent les uns les autres pour survivre.
La situation se dégrade
Du temps de sa jeunesse, le chauffeur raconte qu’il allait au cinéma. Il pouvait se payer un ticket de troisième classe. Aujourd’hui, il ne peut plus se le payer. Le cinéma est pour les riches. (p 33) « Le pire est ce qui arrive aujourd’hui à mes enfants. Ils ne sont jamais allé de leur vie au cinéma, ni au théâtre. Ils regardent les chaines de la parabole dans le café en bas de la maison. Que Dieu les aide. Personnellement, je ne vois pas ce qui pourrait pousser dans leur cerveau à part des cactus ! »
Ce jeune chauffeur travaille comme comptable dans une entreprise, et fait le taxi la nuit. (p 84) « Il faut dire que les salaires vont de 300 à 600 livres. Ça ne suffit pas. Que faire ? Soit on vole, soit on touche des pots-de-vin, soit on travaille jour et nuit. Moi, je travaille de 8 heure à 16 heures à l’entreprise. Ensuite, je prends le taxi de 17 heures à 1 heure du matin. Parce que le trajet du travail jusqu’au propriétaire du taxi me prend environ une heure. Je rentre à la maison vers 2 heures du matin, je dîne et me couche. Grâce à Dieu, j’arrive à m’en sortir comme ça. »
(p 96) « Mais, en fait, seuls les riches sont éduqués, travaillent et gagnent de l’argent. Les pauvres, ils ne sont pas éduqués, il ne travaillent pas et ils ne gagnent rien. Ils passent leur temps à glander. »
(p 86) « Mais c’est fini. Désormais, on ne peut que lécher la poussière sur laquelle marchent les riches. »
Et chacune des paroles recueillies propose une explication particulière
Ces explications composent, rassemblées, un tableau assez réaliste de la situation. Le langage est vert, souvent plein d’humour.
Le tabac et le bavardage
Pour l’un, ce sont les dépenses dans les cigarettes et les communications téléphoniques. Sachant que les réseaux de téléphone sont dans les mains de ministres. (p 21) « Les Egyptiens sont tarés, je vous le jure. Ils n’ont pas de quoi manger, mais chacun se balade avec son téléphone portable et une cigarette à la bouche. »
La bureaucratie qui allie le mépris, la confusion et l’incompétence
Un des récit porte sur les démarches que chaque chauffeur de taxi doit effectuer tous les trois ans pour renouveler son permis. Cette obligation se traduit par la nécessité de réunir un nombre considérable de documents officiels (fiscaux, d’état civil, sanitaires…) que l’on n’obtient qu’après de longues attentes dans des administrations dispersées sur le territoire de la métropole. Un véritable cauchemar.
(p 146) « L’être humain en Egypte vaut autant que la poussière dans un verre fendu. Le verre peut se casser facilement. Et la poussière s’envoler dans les airs. »
La corruption
La corruption des dirigeants est abondement évoquée comme cause du déclin du pays. (p 28) « Toute cette histoire, c’est du pur business. Les gros bonnets ont importé les ceintures [de sécurité dans les taxis], les ont vendues et ont gagné des millions. Le ministre de l’Intérieur aussi en a profité pour amasser des millions en amendes. »
A propos des fonds publics attribués aux candidats aux élections présidentielles que le pouvoir met en avant pour simuler un pluralisme. (p 116) « Bien sûr, ils vont dépenser un quart pour la campagne et garder le reste dans leur poche. Ils ne vont quand même pas rentrer de la fête sans friandises. »
La brutalité de la police
Pour d’autres, c’est la brutalité permanente de la police qui est cause de la situation. Les témoignages sur ce chapitre sont légion. L’inspecteur de police en civil ne paye pas sa course. Il s’adresse au chauffeur. (p 12) « ‘Ton permis, fils de chien.’ Je lui ai répondu : ‘Mais pourquoi, pacha ? Je n’ai rien fait.’ Il m’a répété : ‘Ton permis !’ Alors j’ai sorti cinq livres. Ça ne lui allait pas. J’ai sorti dix livres, ça ne lui allait toujours pas. Finalement, le fils de pute m’a pris vingt livres et il est descendu. »
La répression
L’arbitraire écrasant du pouvoir sur la population. (p 75) « En fait, on est tous interdits, ici. Dans ce pays, on est tous comme les Frères musulmans. On peut être arrêtés à tout moment. Que Dieu nous protège. »
La perversion de la vie politique
Au moment des élections présidentielles, le pouvoir sort de son chapeau des « candidats d’opposition » fantoches pour donner l’impression d’un choix pluraliste. Et ainsi faire plaisir aux Américains « pour qu’ils continuent à subventionner le pays ». (p 115) « Quand j’ai vu dans les journaux les photos de ceux qui se présentaient, j’ai explosé de rire. Ils ont tous l’air d’abrutis, de voyous à la noix. (…) Ils nous ont trouvé des gens que personne ne connaissait. Je suis sûr que même leur mère n’a jamais entendu parler d’eux. Sans parler du clown qu’on a gonflé comme une baudruche pour pouvoir dire ‘vous voyez bien, M. Baudruche en personne se présente aux élections’. » L’évocation de M. Baudruche est accompagné d’une note de bas de page de l’auteur disant : « Le chauffeur a mentionné un nom, mais un ami avocat m’a conseillé de ne pas le citer pour éviter des poursuites judiciaires. »
Les récits sont recueillis alors que le Président Moubarak sollicite un cinquième mandat électoral. Une affiche proclame (p 156) « Quelques minutes plus tard, j’ai vu une affiche sur la route qui disait ‘Les fœtus dans le ventre de leur mère disent Oui à Moubarak’. »
Le cynisme des jeunes générations capturées par l’argent, la consommation
Un père parle de sa propre fille (p 150) « Mais cette fille de chien me dit : ‘Quel amour ? Quelle merde ? Je veux me marier avec quelqu’un de riche. Que je l’aime ou pas, ça m’est égal. L’important est qu’il soit riche.’ (…) Pour elle, il n’y a rien de plus beau au monde que l’argent. »
La propriété intellectuelle
L’auteur, Khaled Al Khamissi, a aussi un point de vue que je partage totalement. (p 97) « Je suis un ennemi acharné des droits de propriété intellectuelle. Vu le fossé qui s’agrandit tous les jours entre nous, le monde sous-développé, et le monde développé. Je suis persuadé qu’il faut donner au peuple auquel j’appartiens l’accès à la culture et aux soins médicaux, afin qu’il puisse affronter les deux ennemis féroces que sont l’ignorance et la maladie, qui dévorent notre société depuis des siècles. »
En lisant cela, j’ai pensé aux débats sur la propriété intellectuelle à la fin du XIX° siècle. Les autorités anglaises protestaient contre le piratage des brevets industriels par les Etats Unis et l’Allemagne Ces deux pays aux « industries naissantes » ne s’embarrassaient pas de son respect [1]. La défense de la propriété intellectuelle est toujours le fait du pays dominant !
Les femmes !
Frères Musulmans et leur influence dans la société. Tomber sur un chauffeur « barbu », c’est s’exposer à un discours radical où la haine des femmes éclate à chaque mot. (p 34) « Les jeunes filles de 13 à 18 ans sont devenues la pire chose que l’on puisse voir sur la surface de la terre. (…) C’est un désastre. Un vrai désastre ! Les femmes révèlent leurs charmes, elles portent des t-shirts et des pantalons indécents, on les croirait nues. (…) Que Dieu garde les filles des musulmans et protège les musulmans. »
La situation est très mauvaise. Mais Dieu ne peut pas abandonner l’Egypte !
La référence religieuse est permanente. En un additif mécanique au langage. Comme avec l’expression « inchallah » pour accompagner tout usage d’un verbe au futur. Ou en conclusion de l’évocation des malheurs qui frappent le pays ou la famille. En s’en remettant au Plus Haut.
(p 81) « (…) Dieu ne peut pas nous abandonner. L’Egypte est bien citée dans le Coran et nous sommes les soldats de Dieu. Comment pourrait-il nous oublier ? C’est impossible. »
De retour de l’émigration, des témoignages de l’ailleurs
Les émigrés en Iraq ont reflué brutalement dans leur pays d’origine en 2003. Au moment de l’invasion du pays par les Etats Unis et sa coalition. Les chauffeurs de taxi Egyptiens qui ont connu ces moments évoquent leur retour difficile au pays. (p 23) « Il m’a expliqué qu’il était rentré il y a deux ans et que ce retour involontaire était dur. Le plus pénible dans sa situation était d’habiter maintenant dans ce ‘sale pays’, comme il disait. (…) Il a violemment critiqué la situation en Egypte et m’a affirmé être revenu des grands slogans vides de l’amour de la patrie, comme ‘Si je n’étais pas égyptien, j’aurai aimé l’être’…’ »
Un immense sentiment d’humiliation
La défaite de Saddam Hussein en 2003 a été vécue avec une douleur immense. (p 39) « Franchement, j’avais l’espoir jusqu’à ce qu’ils arrêtent Saddam. Ce jour-là, j’ai pleuré comme une madone. J’ai senti qu’on était écrasés comme des insectes. J’avais l’impression d’être une vulgaire fourmi. N’importe qui pouvait me réduire en purée. Je me sentais très humilié. »
Un pays où règnent le faux, le mensonge, l’illusion
(p 149) « Falsifier des papiers en Egypte est devenu aussi courant que de boire du thé. (…) Un client m’a raconté que beaucoup d’actrices falsifiaient leur date de naissance pour avoir l’air encore jeunes quand elles se marient avec des Saoudiens ou d’autres arabes du Golfe. »
(p 29) « On vit dans un mensonge total auquel on croit. Et l’unique rôle du gouvernement est de vérifier qu’on y croit. Non ? »
La défaite de Saddam Hussein en 2003 est impossible à penser pour bon nombre d’Egyptiens. Comme celle de 1967, d’ailleurs, face à Israël.
(p 38) « Franchement, j’étais persuadé que Saddam allait battre les Américains. Même quand j’ai vu les chars américains dans les rues de Bagdad, je me disais que c‘était un plan de Saddam. Qu’il les faisait entrer dans la ville pour leur tendre une embuscade et les maitriser. Je n’arrive toujours pas à y croire. Mais bon, de toute façon, les Irakiens sont courageux. Il ne se passe pas un jour sans qu’ils tuent plusieurs Américains. Ils les élimineront un par un, inchallah. »
(p 47) « Qu’est ce qui se passerait si on disait aux Etats Unis :’Vous avez des armes de destruction massive. Si vous ne vous débarrassez pas de toutes ces armes, nous allons rompre nos relations avec vous et vous déclarer la guerre. »
Le centre du monde
Par sa situation géostratégique dans le monde, au point de passage à Suez d’une part majeure du trafic de l’énergie vers l’Europe. Mais aussi par le rôle que le président Nasser a joué dans le monde des années 1950-70 comme un des créateurs du Mouvement des Non Alignés [2]. Et par le passé prestigieux de la civilisation qui a construit les Pyramides… Pour ces raisons, la population égyptienne est sensible au discours qui présente l’Egypte comme le centre du Monde Arabe. Et le Monde Arabe comme le centre du monde. Religion et sentiment national se mélangent. Les défaites successives, l’échec du nationalisme arabe, la dépendance persistante vis-à-vis des Etats Unis [3] et de l’Arabie Saoudite sont venues contredire ce discours…
Cette dépendance vis-à-vis des Etats unis s’accompagne d’un violent discours anti-américain largement répandu dans la société. Ce n’est pas la moindre des contradictions qui fracture la conscience de la population.
Se faire craindre pour se faire respecter
Bien des propos tenus par les taxis rejoignent ceux que j’ai entendu au Caire en 2004. Tenus par un homme qui faisait visiter un des palais du Moyen Age, dans le Quartier Islamique. Il déclarait que l’Egypte était humiliée parce qu’elle ne possédait pas la bombe atomique. La solution ? Fabriquer une telle bombe pour se faire respecter !
Sept ans après, Kadhafi est assassiné en Libye. Lui qui avait démantelé, à son initiative, son programme nucléaire. Cette histoire a renforcé ce point de vue. Pour se faire respecter, il faut se faire craindre. Et pour se faire craindre, avoir des armes nucléaires !
La résignation amère
(p 68) « Nous sommes devenus un peuple de mendiants. » Cette phrase me fait penser au roman d’Albert Cossery : « Mendiants et orgueilleux » [4]. C’est ainsi que cet écrivain égyptien caractérise son peuple, dans un roman brillant, plein d’humour, mis en film et en bande dessinée.
Un autre chauffeur de taxi compare les dirigeants égyptiens aux dinosaures et lui a une mouche. Il semble oublier que les mouches ont survécu, tandis que les dinosaures ont été anéantis. (p 63) « Les dinosaures sont des dinosaures et les mouches resteront des mouches. Et moi, je suis une mouche, qui bourdonne pour vivre. (…) Pour que les grands grandissent, il ne faut pas qu’on arrête de bourdonner. Sinon, comment ils grandiraient ? »
(p 52) « Le gouvernement vit dans son monde. Et nous dans le nôtre. »
Depuis les années 2005-2006…
… l’Egypte a vécu le temps des « révolutions arabes » de 2011. Les rêves de changement ont été confisqués par les islamistes des Frères musulmans et les militaires. Avant que ces deux forces ne se déchirent entre elles.
Chute du président Moubarak. Conquête électorale du pouvoir par les Frères musulmans avec le président Morsi. Renversement par un « coup d’Etat populaire » qui a remis en selle l’armée sous la conduite brutale du président Sissi.
C’est peu de dire que la situation ne s’est pas améliorée depuis le milieu des années 2000-2010. Ni sur le plan de la répression et des libertés, ni sur le plan social ou politique.
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Khaled Al Khamissi (en arabe : خالد الخميسى) né en 1962 au Caire, est un écrivain, producteur et réalisateur égyptien. Il vit actuellement au Caire, où il travaille comme journaliste. Auteur de deux romans, traduits dans dix langues, il est depuis 2015 directeur général de la Bibliothèque publique du Grand Caire, à Zamalek. Wikipédia. Pour en savoir plus, voir ==> ICI
On lira avec intérêt la note de lecture de l’ouvrage d’Alaa Al Aswany « Le Syndrome de la dictature » ==> ICI
Ainsi que celle sur le roman de Naguib Mahfouz « Le jour de l’assassinat du leader » ==> ICI
[1] Sur ce point, voir les travaux de Ha-joon Chang. Sur cet économiste spécialiste de l’histoire des institutions, voir ==> ICI
[2] Sur le Mouvement des Non Alignés, voir ==> ICI
[3] L’Egypte a changé radicalement son système d’alliance pendant la Guerre Froide. Le pays est passé d’une alliance avec l’URSS (qui avait construit le Barrage d’Assouan) à une alliance avec les Etats Unis. Cela a été consigné par les Accords de Camp David en 1979. Aux termes de ces Accord, et en échange d’une reconnaissance de l’Etat d’Israël, l’Egypte reçoit depuis une rente annuelle d’environ 2 milliards de dollars. Sur ces Accords, voir ==> ICI
L’Egypte est le second récipiendaire de l’aide publique des Etats Unis dans le monde. L’Ukraine a pris cette place de second pendant les années 1990.
[4] Pour en savoir plus sur cet ouvrage d’Albert Cossery, voir ==> ICI
2 Commentaires
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Merci cher Jacques pour cette pépite !
Voila une phrase inoubliable : « Mais c’est fini. Désormais, on ne peut que lécher la poussière sur laquelle marchent les riches »
Amitiés.
Oui, Hocine. Les Egyptiens ont le don des formules simples et fortes. Avec de l’humour en plus !