« le pain nu » de Mohamed CHOUKRI (note de lecture). C’est l’histoire d’un jeune garçon marqué au fer rouge par le meurtre de son jeune frère par son père. Sous ses yeux. Il a 11 ans, il quitte le domicile familial. Sa vie d’enfant des rues. Vie de galère à Tétouan, à Tanger, en déséquilibre constant au-dessus du précipice de la misère, de la solitude, de tous les risques. Faim permanente, alcool, kif, éveil érotique et fréquentation des prostituées. Peur d’être une proie sexuelle la nuit à dormir seul dans la rue… Petits larcins, contrebande, sexe, amitiés, trahisons, bagarres…
Au-delà du récit, c’est l’écriture qui nous attache à ce texte
Une écriture qui a fait de Mohamed Choukri un écrivain singulier qui compte dans la littérature. Un texte écrit par un homme qui n’a appris à lire et à écrire qu’à 20 ans. A chaque ligne, on sent le lien entre ce qui est raconté et la façon dont le récit se transcrit dans le texte.
Mohamed Choukri écrit en arabe. D’une écriture directe, tranchante, sans fioritures, sans effets de style. Une écriture que nous dirions « première » comme on parle des « Arts premiers » pour ne pas employer le terme « Primitif » ou « Brut ». C’est, à tout le moins, la traduction que Tahar Ben Jelloun nous restitue en langue française.
C’est avant tout l’écriture elle-même qui fascine dans ce roman autobiographique. Et, servi par cette écriture, une absence de retenue dans l’évocation de sa vie, de son corps, de ses émotions érotiques. Ce livre a fait scandale au Maroc et dans les pays arabes. Il a été traduit en anglais par Paul Bowles [1] et connait un succès international.
La famine dans le Rif au début des années 40
La faim et encore la faim. Elle tenaille l’adolescent en permanence. A mâcher un poisson pourri ramassé dans la rue. Plonger dans l’eau souillée du port pour repêcher un morceau de pain au gout de mazout. S’étourdir d’une pipe de kif (moins chère qu’une cigarette) et de verres de vin…
La faim et la peur. A la maison, ce sont les insultes, les menaces, les coups du père. Ce père, déserteur de l’armée espagnole, ne fait rien que terroriser sa famille. Et mettre enceinte la mère. Celle-ci ramène chaque jour de quoi nourrir les enfants et ce père terrifiant et parasite. Une famille qui a fui la famine dans le Rif au début des années 40, alors que la guerre mondiale se déchaine [2].
Mohamed veut comprendre le monde
Sa mère ne lui offre que des réponses sommaires. Dictées par les règles que la religion lui a apprises. Ou dans les rituels magiques. Pourquoi cette souffrance ? Cette faim permanente ? Cette violence ? Au bout des réponses de la mère, c’est le mystère de « la volonté de Dieu ».
Cela ne comble pas la demande de Mohamed. Il fait tout pour s’échapper de cet enfer familial. La galère dans les rues troubles de la ville est préférable. Avec ses dangers, les voleurs et les violeurs. Peu de solidarité entre les miséreux. Pas de cadeau à faire à un jeune adolescent à la rue. Une jument lui pisse dessus dans son sommeil, alors qu’il avait trouvé refuge dans une écurie. Un refuge pour échapper aux hommes qui boivent et traquent les jeunes garçons perdus dans la nuit. Les dangers de la ville. Et ses tentations : le kif, l’alcool, les femmes.
Eveil érotique
« le pain nu » de Mohamed Choukri, c’est aussi la merveilleuse narration de l’éveil érotique du jeune homme. Il a pénétré dans un jardin pour dérober des figues en montant dans un arbre. De cette cachette, il découvre Assia, une jeune fille qui va se baigner dans un bassin. Elle se croit seule. Se dénude et s’ébat dans l’eau, sous le regard émerveillé de Mohamed. Comme dans l’évocation de la misère vécue, l’écriture nous emporte dans celle de cette découverte éblouissante.
Il noue avec les prostituées des relations où le sexe, le kif, l’alcool, les amitiés se mêlent. Il n’a que 17 ans. Son activité sexuelle l’occupe et le préoccupe beaucoup. Toutes ces choses nouvelles qui lui arrivent, il ne les comprends pas bien. C’est quoi l’amour ? Mais il ose formuler dans son récit ces questionnements, de son écriture singulière.
Il effleure la prostitution, mais préfère les frissons de la contrebande et ses jeux mortels
Il fait nuit. Le rendez-vous se tient sur la côte méditerranéenne, près du détroit. En bas, la mer, sombre, bruissante. Les lumières vacillantes du chalutier au loin. La chaloupe arrive sur le sable. Les caisses à porter vite vite en haut de la falaise. On marche en silence dans le noir. Là-bas, dans le cabanon, Mohamed pense à Sallafa qu’il doit rejoindre pour une nouvelle étreinte.
Mais l’affaire tourne mal. La barque de son ami se fracasse sur un rocher. C’est la fuite, la tentative de dispersion devant la police. Pourvu que personne ne parle !
La violence brute
Mohamed Choukri devient un jeune adulte. Il est pris dans de sérieuses bagarres. La nuit, une bouteille d’alcool à la main, il fait une mauvaise rencontre. Il ne veut pas partager la bouteille sous la menace. Menaces, insultes, coups sévères. Il rentre en sang à l’hôtel-bordel où il loge. Les femmes le soignent avec douceur.
Une autre bagarre dans une barque à la dérive. Une lutte d’une rare violence où les rames brandies comme des gourdins se brisent sur les corps. Il en sort encore une fois ensanglanté, meurtri.
L’écriture de cette scène par Mohamed Choukri évoque ici le tableau de Francisco Goya « Duel à coups de gourdins ».
Le désir de savoir lire et écrire
Dans les derniers chapitres, Mohamed montre sa frustration de ne savoir ni lire ni écrire. Il en est humilié. Il veut comprendre et participer aux débats politiques qui agitent le monde arabe en ces années 1950. A l’autre bout du Nord de l’Afrique, Nasser a pris le pouvoir. L’Indépendance est sur toutes les lèvres au Maroc. La radio, les journaux diffusent des idées nouvelles…
Mohamed Choukri veut savoir
Il veut apprendre. Ce thème, nouveau dans « le pain nu », est la promesse d’un prochain roman. Ce sera « Le temps des erreurs ». Une suite en quelque sorte. Voir sa note de lecture ==> ICI
L’ouvrage se termine au cimetière où Mohamed a fait venir un ami pour réciter quelques versets du Coran sur la tombe de son frère
Je cite ici les toutes dernières lignes de l’ouvrage : « Je me rappelai ce qu’avait dit le vieux qui l’avait enterré : ‘A présent, ton frère est avec les anges !’ Mon frère était devenu un ange. Et moi ? Deviendrai-je un diable ? C’est sûr, pas de doute. Les enfants, quand ils meurent, se transforment en anges. Et les adultes en diables. Mais il est trop tard pour moi pour espérer être un ange. »
Mohamed n’a pas encore 20 ans quand l’auteur lui fait dire cela !
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Pour en savoir plus sur l’auteur, voir ==> ICI
[1] Sur Paul BOWLES, auteur américain du roman « Un thé au Sahara » adapté au cinéma, voir ==> ICI
[2] On pense à la famine en Kabylie pendant la même période. Voir les romans de Mouloud FERAOUN, notamment « Jours de Kabylie » ==> ICI et de Mouloud MAMERI « La colline oubliée » ==> ICI