« Verre cassé » d’Alain MABANCKOU (note de lecture). Comment écrire une note de lecture sur ce livre déroutant, étrange, bizarre ? Au total, sur un roman si attachant ? Est-ce le thème qui nous attache à sa lecture ? Le livre nous fait entre dans un sujet mille fois traité : les divagations de poivrots qui préfèrent, et de loin, la cambrure de la bouteille à celle de la chute du dos des femmes, selon l’expression de l’auteur.

 

Alors qu’est-ce qui nous attache à la lecture de ce roman ?

 

L’écriture, sans nul doute. Un flot de mots qui fait penser au Rap. Ce mouvement culturel émergé au début des années 70 dans les ghettos américains, caractérisé par une diction très rythmée [1]. Une écriture sur un mode parlé, qui évoque l’oralité africaine, sans s’y soumettre. Également, une inscription dans la révolution du langage littéraire qui a brisé les codes classiques de l’écriture.

 

Avec une ponctuation réduite aux virgules. Pas de majuscules (ni donc de points) pour scander le fil des mots. Des citations de titres de livre de la littérature internationale ou de films prises dans le cours de l’écriture. En autant de clins d’œil à la culture du lecteur mis au défi (tranquille) de les reconnaitre. Quelques une de ces citation :

 

(p 56) « …elle a dit que même mort elle me piétinerait, qu’elle irait cracher sur ma tombe [2], elle a dit que je ressemblais à un marin rejeté par la mer [3], que je devais savoir que chaque crime avait son châtiment [4]… »

 

(p 57) « …donc j’ai commencé à vomir des pétales de sang [5], des pétales de sang gros comme des patates de Bobo Dioulasso, des pétales de sang gros comme le caca d’un dinosaure… »

 

(p 94) « …tous les gars qui ont essayé de la concurrencer en matière de pisse à durée indéterminée ont fait l’adieu aux armes [6], ils ont été vaincus… »

 

Citations de titres de romans. Mais aussi d’expressions détournées, comme, dans la citation ci-dessus, « à durée indéterminée ». Une appropriation de la langue française, singulière, forte. Un « détournement » de la langue, tout à son profit !

 

Un flot de mots sur soi, Verre cassé

 

Verre cassé, c’est le nom du héros du livre. Tout un programme ! Un ancien instituteur exclu de l’Education nationale de son pays pour ses méthodes pédagogiques peu orthodoxes. Des méthodes appliquées en état avancé d’ébriété, qui avait de quoi dérouter les enfants. Et l’administration éducative ! Mais avant d’enseigner, Verre cassé a été enfant. Un enfant qui s’échappait de l’école pour aller sur le port chercher les miettes des retours de pêche que les pêcheurs laissaient parfois aux enfants qui tourbillonnaient autour des bateaux comme des mouches. Reproches de la mère à l’enfant d’avoir été sur le port. Mais quelle joie de partager le soir avec elle un thon ramené de là-bas !

 

Un flot de mots qui déborde sur les habitués du Crédit a voyagé

 

Nom équivoque donné à un bistrot perdu dans un quartier populaire d’une ville d’Afrique. Son patron, L’Escargot entêté, a chargé Verre Cassé d’écrire les histoires des clients les plus assidus. Les clients de l’Escargot entêté ? Des éclopés, des prostituées déclassées, des ivrognes jetés dehors par leur femme… Tous, aussi amoureux de la bouteille que notre héros.

 

Des histoires à dormir debout

 

Et pourtant des histoires nous parlent du monde d’aujourd’hui. Par-delà la légèreté apparente de l’écriture et des situations où le burlesque le dispute au tragique. Des histoires qui parlent de ceux qui, au Sud, refusent la norme. Celle dictée par les ancêtres, tournés en ridicule. Comment croire à ces sornettes et aux sorciers qui les portent ? Mais aussi les croyances énoncées au nom de la modernité, une modernité hasardeuse, empruntée. En réalité, les unes et les autres de ces croyances sont instrumentalisées au profit du statu quo. Mais quand ce statu quo est insupportable, on fait quoi ?

 

"Verre cassé" d'Alain Mabanckou (note de lecture)

 

Au fond, l’écriture, en apparence décousue, nous fait pénétrer dans la tête d’un rebelle

 

Mais un rebelle qui a renoncé à changer le monde. Un rebelle qui rit des gesticulations lointaines des politiciens. Il n’est pas là pour sauver le Continent. Juste pour faire part de son individualité, même déchue. Et c’est énorme !

 

Aussi, un rebelle qui refuse la violence. Celle qui se distribue au quotidien entre les hommes, entre hommes et femmes. Celle qui vient des institutions, de la police… La seule violence qu’il accepte (sans la reconnaitre), c’est celle qu’il s’applique à lui-même en s’adonnant plus que de mesure à la bouteille.

 

Force et perversité des femmes

 

Un rebelle qui fait face, lui et quelques « héros » de son récit, à la force ou à la perversité des femmes. La force de Robinette la pisseuse prostituée. La perversité de Céline. La Blanche qui couche avec les Noirs, tous les Noirs. Même avec le fils d’un premier lit de son mari. La force de Diabolique qui mille fois donne à Verre brisé une chance d’abandonner le vin pour construire une famille. Mais ni la raison ni les sortilèges d’un grand sorcier ne feront plier Verre brisé.

 

Et puis il y a en filigrane du récit la mère de Verre cassé. Une femme qui a élevé seule cet enfant. Une femme qui s’est noyée dans le fleuve. Pourquoi ? Chagrin éternel depuis la disparition de cette mère qui seule a compris et aimé le héros déchu de ce livre.

 

Au fil de la lecture, un passage traite de l’écriture !

 

Verre cassé, chargé donc d’écrire la vie chaotique des principaux poivrots du bistrot, s’interroge avec le patron de l’établissement sur le fait d’écrire, sur l’écriture elle-même. Il livre là un manifeste de la liberté de style, loin des règles, des académismes, des mondaineries, des désirs de reconnaissance…

 

(p 198) « …j’écrirais des choses qui ressembleraient à la vie, mais je les dirais avec des mots à moi, des mots tordus, des mots décousus, des mots sans queue ni tête, j’écrirais comme les mots me viendraient, je commencerais maladroitement et je finirais maladroitement comme j’avais commencé, je m’en foutrais de la raison pure, de la méthode, de la phonétique, de la prose, et dans ma langue de merde, ce qui se concevait bien ne s’énoncerait pas clairement… »

 

Au bout de l’écriture, le paradis ?

 

Les clients du bistrot rêvent de voir leur histoire écrite dans le cahier que Verre cassé trimbale avec lui. Mais lui est las, il a fait le tour de la question.

 

Le roman, « commencé maladroitement, finit maladroitement », comme annoncé dans le texte. Verre cassé ne sait plus quoi faire du cahier sur lequel il a écrit ces histoires, y compris la sienne. Il ne sait plus à qui le confier.

 

Lui, il va rejoindre sa mère, partie dans le fleuve. Il va rejouer cette scène de l’enfance en allant vers le port. Mais cette fois, il se coulera dans le fleuve qui rejoindre l’Océan. Pour la retrouver, au paradis.

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[1] Sur le Rap, voir ICI https://fr.wikipedia.org/wiki/Rap

[2] J’irai cracher sur vos tombes est un roman noir de Boris Vian, publié sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, paru pour la première fois en 1946 aux éditions du Scorpion. (Wikipedia)

[3] Le Marin rejeté par la mer (午後の曳航, Gogo no Eiko) est un roman de Yukio Mishima publié en 1963. (Wikipedia)

[4] Crime et Châtiment (en russe : Преступление и наказание) est un roman de l’écrivain russe Fiodor Dostoïevski publié en feuilleton en 1866 et en édition séparée en 1867. (Wikipedia)

[5] Pétales de Sang, de Ngũgĩ wa Thiong’o, classique de la littérature kenyane et grande fresque historique d’un Kenya post-indépendance. (Wikipedia) Voir note de lecture ==> ICI

[6] L’Adieu aux armes est le troisième roman d’Ernest Hemingway, publié en 1929, d’inspiration autobiographique, dont l’action se déroule en Italie pendant la Première Guerre mondiale. (Wikipedia)