« Un cadre conceptuel pour comprendre l’histoire de l’humanité » de NORTH – WALLIS – WEIGAST. Au milieu des années 2000, trois auteurs américains, Douglass C. NORTH, John Joseph WALLIS, et Barry R. WEINGAST (NWW), élaborent un texte immense. Un texte qui a la prétention de proposer un cadre pour penser le monde depuis la préhistoire jusqu’à nos jours. Le premier des trois auteurs a reçu en 1993 le Prix de la Banque de Suède dénommé (à tort) Prix Nobel d’économie.

Ces réflexions ont débouché sur la publication d’un livre “Violence and Social Orders: A Conceptual Framework for Interpreting Recorded Human History” en 2009. Une traduction en français est sortie en 2010 sous le titre « Violence et Ordres sociaux ». J’ai piloté cette traduction. Et écrit la postface de l’ouvrage avec Nicolas Meisel.

C’est un texte immense. Un texte qui reprend une longue tradition de la pensée occidentale visant à analyser la marche des sociétés du monde à l’échelle globale. Dans une approche où politique et économie se mêlent inextricablement. Les auteurs, NWW, inspirateurs de l’approche institutionnaliste, s’inscrivent dans la lignée de Marx, Weber, Keynes… Et plus récemment, Mushtaq Khan, Dany Rodrik…

Une démarche qui se pose en décalage par rapport à l’approche produite par la mondialisation libérale : pourquoi penser le monde puisque les marchés sont là, qui modèlent tous seuls ce monde ? La mode est désormais aux analyses micro-micro économiques, à l’échelle d’un village, d’une petite communauté. Où des expériences empiriques (randomisées si possible) dicteront les politiques publiques élaborées sur des « bases scientifiques ». Quel soulagement pour les responsables politiques ! Une façon pour eux d’évacuer leur responsabilité, puisque c’est la science qui aura dicté leurs décisions !

Dans les années 2000, j’ai participé à un programme de recherche mené conjointement par l’Agence Française de Développement et la Banque mondiale, visant à tester sur des « cas pays » l’approche des auteurs. WW participaient à l’exercice. Turquie, Brésil, Afrique du Sud, Ghana, Côte d’Ivoire, Kenya, Madagascar, Inde, Bengladesh, Chine, Vietnam étaient au programme… L’Université de Maastricht était impliquée sur les dimensions quantitatives dans une approche transversale. Avec notamment l’exploitation de la base de données « Institutional Profiles Database »[1]. Ce grand et magnifique projet, très richement doté, a sombré dans le vide, traversé par des conflits internes ici et là-bas. Et abattu par la « pensée » des marchés !

On trouvera ci-dessous 1/ une brève présentation de l’apport des trois auteurs, en forme de « note de lecture ». Et 2/ des éléments d’analyse critique du texte.

1/ Bref résumé de l’œuvre de North, Wallis, Weingast : Violence et Ordres sociaux

L’analyse des auteurs est notamment basée sur une approche intégrant comme indissociables les dimensions politiques et économiques du fonctionnement des sociétés. Depuis 10.000 ans, le maintien de tout ordre social repose sur une organisation centrale, l’Etat, basé sur le fonctionnement lié des facteurs politique et économique (double équilibre). Les activités humaines (et notamment l’activité économique) supposent un certain degré de coopération et de coordination entre les individus, et notamment la formation d’organisations complexes à ces fins. Cette coordination des acteurs affecte directement la productivité.

Au Nord, un ordre « à accès ouvert »

Les auteurs font de l’état d’ouverture (aux nouveaux acteurs politiques et économiques, par le principe de compétition politique et économique – respectivement : la démocratie et le marché-) la principale caractéristique de l’ordre social qui a émergé en Europe occidentale il y a 300 ans, l’ordre social ouvert, rompant avec l’ordre social fermé qui prévalait depuis 10.000 ans, et qui continue de prévaloir sur les pays en développement. L’ordre social ouvert est fondé sur des relations impersonnelles, basées sur le droit, sur des organisations « perpétuelles », i.e. non liées aux personnes qui les ont créées et qui les font fonctionner. Sur le plan du pouvoir, la concurrence entre les organisations politiques assure un contrôle sur l’Etat et en limite les abus, tandis que sur le plan économique, la liberté de formation d’organisations (entreprises notamment) garantit le maintien de marchés concurrentiels, les droits de propriété (pour tous) et le respect de la loi.

Au Sud, un ordre social fermé (ou « à accès limité »)

L’ordre social fermé (ou à accès limité) se caractérise par le regroupement des élites autour du dirigeant politique qui a été capable de s’assurer les capacités, en termes de forces militaires, de faire régner, relativement, la paix intérieure et extérieure. Cette proximité avec le pouvoir politique assure à ces élites rentes et privilèges (dont celui d’avoir des droits de propriété mieux assurés que pour le reste de la population), et forme une coalition d’intérêts qui freine ou empêche tout nouvel acteur de pénétrer dans la coalition (la coalition garde le monopole de la constitution des organisation, et notamment des entreprises, des syndicats…). Les rentes fidélisent les élites autour du pouvoir politique, au travers de relations interpersonnelles, non par des relations basées sur le droit, ce qui limite la croissance de la productivité. Dans cette configuration, l’Etat, comme organisation, est appelé l’Etat naturel.

En termes dynamiques,

les sociétés restent fermées tant que les détenteurs du pouvoir politique et économique parviennent à limiter l’accès aux rentes, là où se confondent espaces économiques et politiques. L’ouverture des sociétés fonctionnant sous le registre de l’ordre social fermé constitue donc la clef du décollage économique, celle qui assure le passage de sociétés traditionnelles aux sociétés modernes (ordre social ouvert).

L’impulsion vers le développement économique

Le développement économique s’amorce lorsque, par une transition non linéaire, non incrémentale, l’ordre social s’ouvre à de nouveaux acteurs par l’introduction de la compétition politique et économique. Les sphères politiques et économiques se distinguent alors tout en restant étroitement interdépendantes sur un mode désormais formalisé. La démarche de transition proposée au sein de l’ordre social fermé, que les auteurs évaluent d’une durée de 50 ans, vise à identifier les institutions compatibles avec la logique de l’Etat naturel. (Ce qui suppose qu’il n’y a pas de rupture brutale.) Des institutions capables de conduire au développement de relations impersonnelles au sein des élites. Cette démarche place l’ordre social fermé au seuil de la transition. Ce qui signifie que les élites de cet ordre social fermé trouvent à un moment donné intérêt implicite (pas forcément conscient) à l’ouverture de l’ordre social.

Le seuil de la transition et comment y accéder

Les conditions d’accès au seuil de la transition, selon les auteurs, sont la mise en place d’un cadre légal pour les élites (permettant notamment de gérer les différends), celle d’organisations perpétuelles non remises en cause par le départ du fondateur (y compris l’Etat) impliquant le respect des engagements au-delà des personnes (développement des relations impersonnelles), le contrôle politique de la force (cet Etat lui-même contrôlé dispose alors du monopole de la violence légale). Le cercle vertueux vers l’ouverture de l’ordre social, vers le dépassement de cet Etat naturel, s’amorce alors :  quand les élites bénéficient de cette ouverture progressive.

Cet Etat naturel au Sud n’est pas une version pathologique de l’Etat construit au Nord

Mais cet Etat naturel, caractéristique de l’ordre social fermé, n’est pas un Etat fragile. Il ne résulte pas de pathologies dans les fonctionnements des sociétés. Représentant des ordres stables, animés par des forces qui opposent de fortes résistances à l’ouverture, leur transformation est donc très difficile et mobilise autant les ressources politiques qu’économiques, qui demeurent étroitement liées.

 

2/ Critiques de ce modèle

  • Un outil d’analyse puissant pour comprendre les sociétés du Sud

NWW élaborent un « modèle » d’économie politique d’une grande puissance… pour analyser et comprendre la marche des sociétés du Sud. « L’ordre social à accès limité » offre en effet un outil d’analyse pour « lire », décrypter, les sociétés du Sud. Avec des élites regroupées autour du pouvoir politique. Qui ont la main sur l’élaboration des règles, et bloquent l’accès au cercle étroit des insiders. Même si d’autres cercles plus larges se constituent. Là où les classes moyennes urbaines instruites peuvent trouver une certaine place, par leur travail. Mais l’essentiel des richesses s’acquière par la proximité avec le pouvoir. Dans des opérations essentiellement rentières (marchés publics, agréments…). Le cas du foncier péri-urbain est emblématique d’un canal d’enrichissement par proximité avec le pouvoir dans les pays du Sud [2]. A tout le moins, dans les pays non pétroliers où l’accès à la rente s’effectue par d’autres voies.

Globalement, le cadre d’analyse s’avère donc utile pour comprendre l’économie politique des sociétés du Sud.

Cependant, ces analyses s’effectuent avec une sous-estimation du rôle majeur de l’Etat. Surtout là où il a pris une place éminente  dans les régulations sociales et politiques de certains de ces pays. Cela a été le cas des Dragons d’Asie du Sud-Est dans les années 1980-1990 [3]. Avec, à la clé, leur « émergence » fulgurante. C’est encore le cas en Chine, au Vietnam.

  • En outre, ils restent dans une vision idéalisée de la marche des sociétés du Nord

Leur approche reste très « néo-classique ». Qui explique les écarts à l’idéal du modèle par des « imperfections de marchés ». Tandis que la base reste saine : une concurrence politique (la démocratie). Combinée à une concurrence économique (le marché). Ils ne voient pas que la démocratie, l’Etat, sont « capturés » par les marchés. Ou plutôt par les grands firmes mondialisées. Des firmes qui dictent les règles du jeu à leur profit exclusif. Certes, une certaine ouverture de l’ordre social permet à des individus talentueux de rejoindre le cercle étroit des insiders.

Et le champ des enjeux sociétaux est vaste pour donner à la « démocratie » des espaces de débats dans l’élaboration des préférences collectives. Les résultats, portent sur des terrains où les personnes s’affrontent sur un mode horizontal. Sans remettre en cause les relations verticales de prédation du haut. Ils n’ont pas d’incidence financière, les sociétés peuvent jouer et débattre à l’infini sans risque pour les insiders.

Autre critique : NWW ne prennent pas en compte le poids de la mondialisation libérale. Qui modifie en profondeur l’économie politique des sociétés. Les insiders nationaux pèsent peu, s’ils restent à l’échelle nationale. Ils pèsent peu face aux acteurs des firmes multinationales et aux bureaucraties des organisations comme l’Union européenne, le FMI, la Banque mondiale. Car les responsables politiques nationaux ont abdiqué leur pouvoir au profit des grandes firmes mondialisées. Celles-ci ont capturé les Etats et étranglé la concurrence par leur concentration à des échelles qui échappent aux politiques publiques.

Paradoxalement, ce sont des penseurs du Nord qui parviennent à créer une brèche éclairante dans la compréhension des société du Sud, de leur économie politique. Et ils le font dans une approche non normative, non surplombante. Pour eux en effet, la marche des sociétés du Sud n’est pas pathologique. Sur ce dernier point, c’est la thèse que je soutiens dans SUD !, Un tout autre regard sur la marche des sociétés du Sud (Ed L’Harmattan). C’est d’ailleurs ce point qui a motivé mon investissement avec NWW.

Mais ces auteurs restent partiellement aveugles sur le fonctionnement de leur propre société, au Nord. Voir sur ce point ==> ICI

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C’est la pensée de North qui structure tout cet ouvrage. Wallis et Weingast, ses ailes de gauche et de droite respectivement, sont ses anciens étudiants.

Douglass C. North, né en 1920 à Cambridge, et mort en 2015 à Benzonia, est un économiste américain, considéré comme l’un des pères de la théorie institutionnaliste. Il a reçu le Prix de la Banque de Suède avec Robert Fogel en 1993 (Wikipédia). Pour en savoir plus, voir ==> ICI

[1] Une base de données sur les caractéristiques institutionnelles de plus de 100 pays. Accessible gratuitement sur le site du CEPII ==> ICI

[2] Voir l’inhabituelle proposition de la Banque mondiale dans son rapport 2019 «     .  La proposition était de taxer les revenus tirés des transactions dans le foncier périurbain des villes du Sud.

[3] Voir « Le miracle asiatique » : The East Asian miracle : economic growth and public policy (Vol. 2) : Le miracle de l’Asie de l’Est : croissance économique et politiques publiques : Résumé (français)  ==> ICI