« tout ce qui nous était à venir » de Jane SAUTIERE. Vieillir. L’auteure (elle préfère le mot « autrice ») prend à bras le corps cette chose que nous avons devant nous. Mais que nous n’intégrons pas tous de la même façon. Elle la prend non pas en sociologue, mais pour son propre compte. Pour sa propre personne. Légèrement. Elle en effleure différentes facettes. Dans des évocations de souvenirs lointains. En s’interdisant la nostalgie. Avec une sincérité touchante. En jetant un voile de mots sur les aspects délicats / gênants / douloureux / dégradants / honteux (?) / de cette « chose » qu’est la vieillesse. Voile de mots poétiques ?
Je suis concerné. Quelques années de plus qu’elle. Des univers proches dans l’engagement politique. Et dans les déceptions. Les assauts de la modernité qui font rupture avec notre monde passé (comme à chaque génération ?). Des digressions personnelles dans cette note de lecture en forme d’échos aux propos de l’auteure [JOA].
Le sexe
On y pense en regardant ce qu’on laisse derrière soi. Et qu’on ne retrouvera pas. Dire les choses avec ce « voile de mots ». Laisser entendre derrière la gêne à dire. Par pudeur ? Comment en dire plus quand on devient vieux ? Faire l’amour avec un corps flétri par la vieillesse…
« Tous à la manif ! »
On l’a tant écrit sur les tracts à diffuser ! Les grandes manifs. Celles où la foule occupait même les trottoirs. Dense, de mur à mur. Comme la manif pour protester après l’assassinat de Malik Oussekine par la police en 1986 à Paris [1]. Et puis les manifs où nous n’étions qu’une poignée. Entre nous.
Jane Sautière et le militantisme auprès de détenus. Avec des migrants. Où en sommes-nous sur ces terrains ? Quel était le sens de ces engagements pour nous-mêmes ?
[JOA. Ce que j’en garde depuis maintenant plusieurs années ? C’est de ne plus dire / écrire « tous à la manif ». Mais écouter les autres. Percevoir chez les gens le désir d’agir, de faire. Et ne s’engager que lorsqu’on sent ce désir de bouger. S’il n’y a pas ce désir, on en reste là. On peut déplacer son action ailleurs, là où la braise est.]
Vincennes
L’université de Vincennes. Gilles Deleuze et les grands enseignements. Qu’en reste-t-il ?
[JOA. Pour moi, l’année 1968 a marqué la fin de mes études et le début du travail. Pile dans ce que je voulais faire alors : l’analyse économique à l’échelle nationale. Dans l’orientation que j’avais choisie. Sans l’inquiétude d’avoir à « chercher du travail ». J’ai laissé l’université derrière moi.]
Le numérique
L’irruption de la « modernité » technologique dans nos vies quotidienne. Est-ce que nous nous souvenons de notre vie sans le téléphone mobile ? Et même sans le téléphone fixe ? (Il fallait l’attendre pendant des années). Comment faisions nous pour prendre rendez-vous ? Pour nous rencontrer quelque part dans la ville ou ailleurs ?
Au travail, on a pris la main sur l’écriture à la machine. Plus de texte manuscrit à donner à une dactylo. C’était la complication des corrections. Des feuilles bleues, les « carbones », à intercaler pour faire « des doubles ». L’arrivée des ordinateurs de bureau. Des photocopieurs.
[JOA : un jeune « énarque » japonais a partagé mon bureau pendant un an. Nabuhito de son prénom. J’étais sensé l’accompagner dans l’apprentissage de la prévision du « TOF », le Tableau d’Opérations Financières. Celui qui se trouve en bas des comptes « réels » dans la comptabilité nationale. C’était mon travail d’« économiste prévisionniste ».
Il me disait qu’au Japon, avant les ordinateurs, tout ou presque tout s’écrivait à la main. Et on disposait, bien avant le reste du monde, de photocopieurs à tous les étages des bureaux. Qu’est devenu Nabuhito ? ]
Le corps, bien sûr
Les changements qui viennent. Jamais dans le bon sens, on peut en sourire. Les incapacités qui surgissent. Qui s’installent. Avec la certitude que « cela ne va pas s’arranger ». On découvre de nouvelles (petites) douleurs. « On ne guérit pas de l’usure », écrit-elle. Le sommeil qui s’en va. Les nuits blanches qui s’étirent… L’agilité du corps qui s’enfuit. La vitesse aussi (on ne peut plus courir après l’autobus comme avant. Ou dans les manifs devant la charge de la police… ]
[JOA : « La vieillesse comme naufrage ? » De Gaule aurait dit cela à propos du Maréchal Pétain lors de son procès. Un homme qui n’a pas assumé la proximité de ses idées et choix politiques avec ceux des occupants nazis. Qui a laissé ses avocats inventer des fictions pour atténuer ses crimes. Alors qu’il s’était réfugié dans le silence pendant tout son procès.
Autre mot d’Emma. La vieillesse, c’est quand on ne peut plus s’adapter aux limitations qui s’installent dans nos mobilités physiques et psychiques]
La mémoire
Nous oublions un tas de choses. Des choses sans importance. Mais aussi des choses invalidantes par leur oubli. Comme notre code bancaire. Comme le code de l’interphone pour rentrer chez soi…
Comment ces pertes nous jettent-elles en dehors de notre monde tel qu’il se construit autour de nous ? Sans choix. Sans notre choix. Comment ces pertes nous jettent-elles en dehors de nous-même ?
[JOA. Les lieux qu’on laisse derrière soi
Ce sentiment nouveau, quand je quitte un lieu. L’idée que je n’y reviendrai pas. Plus jamais dans ce lieu, dans ce pays. Dans cette ville. Que c’est (la première et) la dernière fois que j’y viens. Que je laisse cela derrière moi. Définitivement.
Une pointe de tristesse. La prise en compte de la réalité en forme d’exercice. Finalement, pas si douloureux. Comprendre qu’on doit « laisser la place » à d’autres. Qu’on a vécu, visité, rencontré, découvert. Qu’on s’est émerveillé de ces lieux visités, de ces rencontres. De toutes façons, il reste des milliers de lieux, qu’on n’a pas connu, où nous n’irons jamais. Et des milliers de milliers de rencontres que nous n’avons pas faites. Le monde est vaste. Il s’agit juste d’accepter de n’en avoir exploré qu’une toute petite partie.]
La peur d ‘échouer dans la transmission
Transmettre à qui ? Qui se souciera à l’avenir de ce qu’on a fait, de ce qu’on a produit, de ce qu’on a pensé ? Mais, sans aller si loin, qui se soucie de ces choses aujourd’hui ?
[JOA. Un point qui n’est pas de détail. Est-ce que les traces numériques (textes, photos, vidéos) qu’on laisse derrière soi seront « lisibles » dans les années qui viennent ?]
Que faire de toutes choses qu’on a accumulé ?
Tous ces objets qui sont autant de petits signes. De soi à soi. Des coquillages, des fleurs séchées, un bibelot… autant d’objets qui cristallisent des souvenirs. Mais qui n’ont de sens que pour soi.
Alors, « à la benne ». On jette tout. On ne va pas encombrer les autres avec tout ce bazar !
Ecrire en « inclusif »
L’auteure (l’autrice) adopte les conventions d’écriture dite « inclusive ». Ce sont de nouvelles règles à l’écrit (pour l’instant). Utiliser des mots (souvent nouveaux) pour inclure le féminin à chaque fois qu’on le doit. « Nos amis âgés » devient « nos ami.e.s âgé.e.s ». « Nous nous étonnions qu’ils n’arrivent pas… » devient « Nous nous étonnions qu’iels n’arrivent pas… ». « Ceux » devient … « celleux ».
[JOA Je ne suis pas convaincu, c’est peu dire, par ces complications qui froissent, qui hachent la lecture du texte. Qui peuvent exclure certains lecteurs par l’obstacle présenté. Inclusive cette écriture ? Risquons nous d’oublier le féminin ? Faut-il qu’il nous soit rappelé par ces aspérités ? La bataille pour l’égalité, le respect, ne vaut-elle pas mieux que ces écorchures faites à la langue ? Je les prends pour diversions. Ou pour un repli sur ce que l’on peut faire, après tant de batailles perdues sur d’autres terrains.
Et pourvu que cela ne passe pas à l’oral ! Nous aurions là une coupure supplémentaire entre les « urbains, instruits, multiculturels, ouverts sur la mondialisation, l’écologie et les questions de genre » et le reste du corps social, plutôt rural, qui se sent méprisé, effacé, non pris en compte par ces bobos des villes qui imposent tranquillement leurs normes.
En face, des gens, finalement, qui trouvent une vengeance en votant pour l’extrême droite !]
La fin, « le blanc total »
Elle sait qu’elle « a hérité de la maladie de sa mère ». Une dégénérescence du cerveau. Elle s’étonne de n’en être pas anxieuse. Et cette phrase qui vient, dans le texte, juste après : « Tu sais qu’il te faudra gouverner la fin, la décider, la choisir. » (p 89) Ce n’est pas rien d’écrire cela !
L’ouverture, sur la fin qui approche, vers l’écriture. C’est sans doute cela, le « voile des mots » rencontré tout au début de l’ouvrage. Les mots, avec le sens qui échappe. Pudeur. Vers la poésie. Avec les anges, comme accompagnateurs. Légers comme des plumes.
Une façon de sublimer. C’est-à-dire, en physique, passer de l’état solide à l’état gazeux. D’ailleurs, n’évoque-t-elle pas, Jane Sautière, les feux follets, qui sont émanations des corps, une fois mis en terre ?
& & &
Jane Sautière, née en 1952 à Téhéran, est une romancière française, également éducatrice pénitentiaire. Mort d’un cheval dans les bras de sa mère est finaliste du Prix du roman d’écologie 2019 et Corps flottants obtient le Grand prix SGDL de la fiction 2023.
Jane Sautière passe son enfance et son adolescence essentiellement à l’étranger. Elle vit à Franconville, à Phnom Penh, à Alger, à Beyrouth.
Son enfance est jalonnée d’allers-retours entre l’Iran et la France, au gré des nominations de son père, ingénieur « dans les transmissions » à l’ambassade de France. Elle grandit avec le farsi pour langue maternelle, bien que sa mère soit bretonne. Mais elle oubliera cette langue au décès de sa nounou, qu’elle considérait comme sa mère de cœur. Elle passe également son adolescence à l’étranger, notamment à Phnom Pen, au Cambodge, en tant que collégienne, de juillet 1967 à juillet 1970.
Elle retourne ensuite définitivement en France. Puis, après des études de droit à Assas à Paris, où elle souffre d’anorexie, elle devient éducatrice pénitentiaire.
Elle a une demi-sœur et un demi-frère, décédés avant sa naissance et issus du premier mariage de sa mère, dont elle sentira la perte avant de connaître leur existence (Wikipédia). Pour en savoir plus sur l’auteure, voir ==> ICI
On lira aussi la note de lecture d’« Une mort très douce » de Simone de Beauvoir ==> ICI
[1] L’affaire Malik Oussekine est la conséquence de violence policière française ayant provoqué la mort de Malik Oussekine, dans la nuit du 5 au 6 décembre 1986 à Paris, dans le cadre de contestations étudiantes contre le projet de réforme universitaire Devaquet. Dès le lendemain de la mort du jeune homme, les étudiants sont reçus au ministère de l’Intérieur et organisent une marche silencieuse, tandis que le ministre délégué Alain Devaquet présente sa démission. Deux jours après, le projet de loi Devaquet est retiré.
Quatre jours après, le mercredi 10 décembre, d’autres marches silencieuses ont lieu partout en France, les syndicats de salariés appelant à s’y rendre et amenant leurs services d’ordre. Deux des trois policiers qui ont frappé mortellement Malik Oussekine sont ensuite jugés et condamnés, mais sans peine de prison ferme, et sanctionnés professionnellement (Wikipédia).
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