« Oreiller d’herbes » de Natsumé SÔSEKI (note de lecture). Un roman qui propose des réponses à la question : qu’est ce qui provoque la création poétique ou picturale ? Ce sont les émotions, est-il répondu. Oui, mais comment se laisser pénétrer par les émotions pour créer ? Et cela, tout en refusant de tomber à hauteur d’homme ? En restant en deçà des émotions triviales ? L’ouvrage est dans le même temps une œuvre littéraire sur ces sujets, autour d’un récit incertain…
Un peintre s’isole dans la montagne pour trouver la quiétude. Un lieu presque désert. Mais habité par une légende. Celle d’une femme d’une immense beauté qui s’est jetée dans la rivière pour n’avoir pas à choisir entre deux frères tombés amoureux d’elle. Sur son tombeau, un temple a été érigé.
Un discours sur l’acte de créer
La littérature questionne la création et en fait un sujet d’écriture ! Etrange roman. Ecrit dans un Japon qui s’éveille à la modernité, à l’ère du Meiji. Nous sommes à la fin du XIX° siècle. Ce réveil s’effectue dans un monde totalement dominé par l’Europe. Ce qui questionne fortement les élites du Japon. L’individu émerge dans ce pays. Ce sera le premier à rejoindre le club des pays dominants. Cet ouvrage témoigne de ces bouleversements.
Le peintre cherche à se soustraire aux désirs triviaux, aux contraintes de la vie courante. Mais aussi aux passions. Il s’installe dans une auberge perdue dans la montagne. Il est le seul client.
Des haïkus jaillissent des émotions que l’auteur, ou son personnage dans le récit, cherche à provoquer. Toute sa quête est portée sur ces émois, sources d’inspiration. Un croquis émerge, un poème jaillit.
Tout est source d’évocation créative, émotions et réflexions. L’ombre d’un feuillage de bambou. La couleur d’un plat comme le rouge et le blanc de la crevette sur un lit de fougères. Un dessert de yôkan [1] qui provoque un saisissement esthétique bien au-delà de la simple gourmandise.
Tout peut être source de beauté (p 52) « (…) on ne comprenait pas la beauté d’une locomotive, jusqu’à ce que Turner peignît des locomotives… »
Une femme traverse le récit
Une jeune femme, ou son ombre, traverse l’espace, caresse le temps… Fascinante et inquiétante à la fois. Mais immense source de sensations que le jeune peintre cherche à mettre en images, en poésies. C’est la nuit. Apparition imaginaire ? Esprit vagabond ? Simple silhouette emportée par le souffle du vent ? Qu’en reste-t-il au petit matin quand la lumière balaie les dernières ombres de la nuit ?
Un dialogue s’installe entre le peintre et la femme. Par haïkus qui se répondent, s’enroulent l’un sur l’autre. Raison ou déraison ? Le peintre découvre des lignes ajoutées sur le carnet où il note le produit de ses émotions Croquis, poèmes. (p 64) « J’ai du mal à identifier l’écriture. Mais pour une femme, la graphie est trop rigide et pour un homme, elle est trop molle. Je reste interloqué. Puis je lis au-dessous de :
L’ombre des fleurs
N’est-elle pas un voile
Sur l’ombre de la femme ?
Cet autre poème :
L’ombre des fleurs
Est recouverte
Par l’ombre de la femme. »
L’émotion créée par cette femme-ombre provoque un climat poétique fécond. Source d’inspiration pour la création. Le jeune peintre est comblé.
La nature est omniprésente
Les émotions sont magnifiées par la nature dont le peintre relève la beauté. La silhouette des arbres au soleil couchant. Les fleurs et leur ombre mouvante. Les rochers audacieux. Un bassin qui recueille l’eau de la montagne toute proche. Des oiseaux chantent et s’éclipsent en laissant derrière eux le silence.
Lors de ses déambulations dans la montagne, l’auteur compose ce poème : (p152) « L’ombre d’un bambou nettoie l’escalier, mais la poussière ne bouge pas. »
« Oreiller d’herbes » de Natsumé Sôseki, un roman sur la quête d’impassibilité
Qu’est-ce que l’impassibilité ? C’est la caractéristique d’une personne qui ne laisse pas voir son émotion, ses sentiments, qui montre un calme imperturbable. Y compris devant le danger. Le jeune peintre, héros du roman, ne se laisse émouvoir par aucune considération étrangère à sa recherche de l’émotion créatrice. Mais une émotion coupée de la passion, du désir. Paradoxe ? Ou apparent paradoxe ?
(p 73) « J’ai heureusement dépassé le domaine terre-à-terre de sentiments tels que l’amour ou la passion. Et, en aurais-je envie, je ne pourrai plus éprouver ce genre de souffrance. » Le jeune peintre réussira-t-il à demeurer dans cet état d’impassibilité ? Quelle souffrance se cache derrière cette posture ? N’est-ce pas une version japonaise du romantisme ?
Une bien étrange scène chez le barbier…
Alors qu’il est offert à ses ciseaux et rasoirs, le jeune peintre engage un dialogue avec le barbier à propos de la femme qui hante les lieux et les pages du récit. Mais le discours du maitre des ciseaux est totalement incohérent. Le mystère se renforce. Et le paradoxe également. Le barbier fait preuve d’une grande maladresse, le rasoir à la main.
Une atmosphère pesante et mélancolique s’empare du récit. La femme mystérieuse est omniprésente. Le jeune peintre veut la délivrer de ses déambulations élégantes et de sa rêverie. Mais il reste paralysé, sans voix. N’est-ce pas lui qui demeure prisonnier de ses sentiments contradictoires ?
… et dans les sources chaudes de la montagne, toute proche
Le peintre pénètre dans le bain où l’eau chaude de la montagne jaillit. Il en prend un immense plaisir. (p 117) « Mon âme commence à ondoyer mollement comme une méduse. » La femme sort des limbes de vapeur. Elle ôte ses vêtements et entre dans le bain.
Les émotions du jeune homme sont à son comble. Des émotions de peintre ! Il regarde le tableau que cette scène lui inspire. Toute évocation du désir est décrit comme vulgaire. (p 123) « Prétendre qu’elle a ôté le vêtement que d’ordinaire elle porte, c’est retomber dans le monde humain. » Et c’est justement de ce monde humain que le peintre veut s’extraire par la création.
La création comme tentative d’effacer la fureur du monde
En quelques lignes, Natsumé Sôseki évoque un séisme qui trouble, un instant ses pensées. Brutalement, un grondement de la montagne. Un tremblement de terre qui fait ondoyer le lac.
Le peintre va visiter le vieux moine qui tient le temple proche. Il y rencontre aussi son neveu. Celui-ci va partir à la guerre. Le conflit avec la Russie se prépare [2]. La brutale réalité parvient jusqu’à ces montagnes reculées. Elle perce alors sous la volonté de s’extraire du monde.
Le roman s’achève avec des intuitions fortes sur les revers de la modernité
Sur le contrôle social et la bureaucratie qui s’instaurent dans les grandes métropoles urbaines. Sur le paradoxe de l’alignement des individus dans les machines modernes, alors que la modernité est sensée favoriser son émergence. Donc sa liberté. Des critiques très précoces, qui ébauchent une réflexion sur la gigantesque mutation des sociétés qui n’a pas fini de parcourir le monde.
Dans les dernières pages, le jeune peintre, la femme, le vieux moine, le palefrenier s’en vont accompagner jusqu’à la gare le jeune qui part à la guerre… Le train s’éloigne, déchirant l’espace entre ceux qui restent et ce jeune qui va affronter la mort.
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Natsume Sōseki (夏目 漱石, né en 1867 à Edo – mort en 1916 à Tokyo) est un auteur japonais de romans et de nouvelles. Il est représentatif de la transition du Japon vers la modernité, pendant l’ère Meiji.
[1] Le yōkan est une pâtisserie japonaise sucrée constituée d’une pâte de haricot rouge du Japon, gélifiée avec de l’agar-agar. Le yokan ressemble à de la pâte de fruits, mais est beaucoup plus fin (Wikipédia).
.[2] La guerre russo-japonaise se déroule du 8 février 1904 au 5 septembre 1905. Elle oppose l’Empire russe à l’Empire du Japon, lequel, victorieux, gagna par le traité de Portsmouth la péninsule du Guandong et la moitié méridionale de l’île de Sakhaline (Wikipédia). Pour en savoir plus, voir ==> ICI
Sur la poésie japonaise, et notamment les Haïku, voir l’œuvre de Maurice Coyaud ==> ICI
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