« Madame Hayat » de Ahmet ALTAN. Ce roman nous fait cheminer au cœur des pensées de Fazil, un jeune homme, étudiant en littérature, qui affronte les défis de son âge dans son pays où la répression s’étend. Les pensées de Fazil s’enroulent autour des fils multiples que l’auteur entremêle pour tisser la trame de ce roman singulier et magistral.

Comme le titre nous y invite, il est question d’amour. D’une histoire où se croisent dans la vie de Fazil deux femmes que tout oppose : Hayat et Sila. Des rencontres qui laissent Fazil dans un grand désordre existentiel. Madame Hayat va y jouer un rôle majeur où se conjuguent le poids de la volupté et la légèreté de l’être.

Il est aussi question de pauvreté que Fazil découvre avec la ruine de son père. Ce thème de la dégradation sociale court tout au long du récit. Il croise celui de la terrible répression que le pouvoir exerce avec arbitraire et violence contre les opposants. La Turquie ploie sous l’autoritarisme dans les années qui ont suivi le coup d’Etat manqué de 2016. Au point de priver de tout espoir les jeunes du pays.

Fazil est par ailleurs obsédé par la littérature qu’il étudie à l’université. Il peine à faire la distinction entre sa propre vie et les récits que peuvent en faire les romanciers. La littérature comme refuge. Et aussi comme sujet transverse du roman puisque l’auteur fait littérature en écrivant ces lignes et en est conscient.

L’auteur nous fait partager les doutes, les indécisions de Fazil, face à la vie, à l’amour, à l’engagement, à la mort qu’il croise de près. Face à l’option de l’émigration (au Canada) qui occupe une place majeure dans l’imaginaire de la jeunesse. Quel avenir dans un pays qui se referme ? Entre la violence arbitraire de la force publique. Et la force brute des bandes de « jeunes aux bâtons » qui prétendent faire régner la morale, par la violence.

Des jeunes aux bâtons, pour ne pas écrire des « jeunes à barbe » ! On sent, dans cette façon de décrire ces jeunes, une précaution face à la censure du pouvoir islamiste. De même, on ne sait pas vraiment où se déroule l’action. Sauf une allusion rapide au Bosphore.

Ecrit en prison

On peut lire ce roman avec un immense intérêt sans savoir qu’il a été écrit en prison. Ahmet Altan avait 65 ans et venait d’être condamné à la détention à perpétuité pour son opposition au régime. Il sera libéré après 5 ans mais privé de son passeport. Dans son allocution lors de l’attribution du prix Femina en 2021, il nous donne une clé de lecture de ce roman[1]. Alors qu’il pensait finir ses jours en prison, il créé le personnage de Madame Hayat et le fait vivre dans son imagination. Il en tombe amoureux. Et cet amour le soutient dans son enfermement.

Fazil fait aussi face à la solitude qui est aussi un des thèmes qui traverse le roman. Et notamment sa fin. Madame Hayat s’échappe dans le nulle part, s’estompe…

Ahmet Altan nous offre ce récit écrit avec une écriture étincelante d’intelligence et de finesse.

Fazil, le jeune héros, découvre la vie hors du cocon de la richesse

Son père a fait faillite. Il est mort, laissant Fazil et sa mère dans une certaine précarité. Fazil rejoint la ville où il poursuit ses études de littérature, sa passion. C’était aussi la passion de son père. Mais celui-ci s’est engagé dans des productions maraichères à grande échelle. Et il a tout perdu.

Le jeune étudiant quitte son bel appartement pour rejoindre une étrange pension où la troupe disparate des locataires offre un échantillon de déclassés comme les grandes villes les produisent. Une petite fille hardie éclaire cependant ce sombre lieu.

Embauché comme figurant dans une émission populaire, il rencontre Hayat

Une magnifique quinquagénaire, tout en volupté. Tout en volonté. Une femme qui vit totalement dans le présent. Qui découpe dans la vie les parties qui lui conviennent et qui parvient à ignorer tout le reste. Avec une magnifique aisance. (p 69) « Les souvenirs d’hier disparaissaient avec les inquiétudes du lendemain. La vie tout entière ne formait plus qu’un seul et immarcescible[2] ‘présent’. Un présent qui s’étirait sans aucune coupure, plein de désinvolture joyeuse, de plaisanteries, de tendre sérénité et de volupté infatigable. »

A la question de Fazil sur ce qui l’intéresse, Hayat répond « l’anthropologie ». Et elle ajoute (p 20) « J’adore ce mot, reprit-elle. Il faut voir la tête que font les hommes que je le dis. Il n’y a rien de plus drôle au monde. Parfois, je me dis qu’ils ont inventé le mot ‘anthropologie’ rien que pour ça. »

Elle ne s’occupe pas de littérature. Ce n’est pas du tout son monde. Mais les découvertes scientifiques la passionnent. Un visionnage assidu de documentaires de tous ordres apaise son insatiable curiosité en la matière. De son passé, de ses projets, elle ne dit rien.

« Madame Hayat » de Ahmet ALTAN couverture du livre

Hayat prend en main, à sa façon, la relation

(p 68) « On va aller au lit, on y va. Ne t’inquiète pas » dit-elle devant la fébrilité du jeune homme. C’est tout au long du roman à travers les pensées de Fazil et les propos échangés qu’il nous rapporte que tout le texte est écrit. De Hayat, on ne sait que ce qu’il découvre, entend, interprète. Ce qu’il déduit de l’étrange comportement de cette femme qui l’initie aux jeux de l’amour. « (…) j’apprenais à nager dans le cratère d’un volcan qui embaumait le lys » dit-il.

Hayat manifeste une profonde insouciance

Mais bien plus, elle communique cette légèreté à Fazil par la profonde volupté dont elle l’entoure. En une capture sensuelle irrésistible. En un présent sans appel. Sans passé, sans projections sur l’avenir. (p 144) « (…) elle m’évoquait une petite fille, parfaitement ignorante de la vie et de ses dangers, qui nagerait toute nue dans un lac rempli de crocodiles… »

(p 113) « Entre ses bras, contre son sein, la peur et l’angoisse, le passé et l’avenir s’évanouissaient. Il n’existait plus qu’une solitude peuplée de lumière, une obscurité lourde de désir. Là, je grandissais, je vieillissais, je murissais, j’oubliais tout. Mes peurs revenaient dès que je m’éloignais d’elle. Le temps reprenait de l’ampleur, gonflant mes angoisses et mes peines, mais ajoutait une pièce d’or au trésor que sa mémoire formait dans un coin de mon esprit. »

Fazil rencontre également Sila, une jeune étudiante, comme lui éprise de littérature

Sila, comme Fazil, a connu la déchéance sociale. Son père a été expropriée par l’Etat. Il va connaitre également une terrible répression. Fazil et Sila se déplacent dans la ville, de sandwich en sandwich, à agiter leurs questionnements sur la vie. Et à parler de littérature. Sila est discrète sur son histoire personnelle. Comme Fazil, elle subit la profonde dégradation de sa condition sociale. Mais elle en garde une élégance qui pourrait être comprise comme de l’arrogance de classe.

Dans les relations entre Fazil et les deux femmes qui ont envahi son affect, très peu de mots sont échangés concernant la relation elle-même. Comme une immense pudeur. Ou une impuissance à mettre des mots sur le lien qui se construit avec chacune de ces femmes.

Ahmed Altan nous entraine dans l’âme de Fazil, en introspection permanente

L’auteur nous livre en revanche toutes les circonvolutions qui agitent Fazil. Lui est en questionnement permanent dans sa position vis-à-vis de Hayat la tendre, voluptueuse, tranquille dominatrice. Et vis-à-vis de Sila, la jeune, fougueuse, inquiète jeune amoureuse, qui se projette dans l’avenir.

(p 198) « J’avais découvert la colère, la peur, le désir de revanche, la jalousie, la volupté, la tromperie, le regret. Je couchais avec une femme plus âgée que moi, dont j’essayais de tuer le passé; je songeais à commencer une nouvelle vie, dans un autre pays, avec une femme de mon âge. Je lisais et révisais des textes d’un genre pour moi inédits, les mains moites et tremblantes.

J’avais eu un ami qui s’était jeté dans le vide, un matin, à l’aube, dans sa plus belle chemise. J’avais vu des femmes guetter, silencieusement, mortes de chagrin, une petite porte de l’autre côté de la rue. Et, pour une raison inexplicable, je voulais venir en aide à des inconnus que je n’avais jamais vus. »

Fazil va rester dans une vie diminuée

Il reste dans l’incapacité de prendre son envol avec Sila qui lui a proposé de partir avec elle au Canada. Elle et Hayat ont découvert leur existence mutuelle dans la vie de Fazil. Hayat va alors s’effacer de sa vie, avec élégance et une immense générosité. Elle organise un dîner qui sera un moment d’adieux. Fazil nous rapporte les propos de Hayat (p 221) « Toi et moi nous avons dû être des chevaux sauvages de Pologne, dit-elle au milieu du repas. Car, à la tête de leurs grands troupeaux qui parcourent la plaine polonaise, on trouve toujours un jeune étalon et une vieille jument Nous étions heureux là-bas… »

Fazil reste avec sa solitude. Ses deux amours se sont éloignées. Il s’accroche à la littérature dans une société où la répression s’est généralisée. Ses professeurs préférés ont été incarcérés. Il accepte de vivre dans la peur. Des lambeaux de la ville disparaissent sous les coups des promoteurs. Sa vie s’est ralentie avec le départ sans retour de Hayat. Et le regret inconsolable qu’elle laisse dans son cœur.

La tristesse envahit Fazil à la fin du roman. On ne peut s’empêcher de la sentir comme celle de l’auteur. Prisonnier d’une société qui se ferme à la vie, à la création, à la culture. Qui s’ouvre à grandes portes à l’argent, aux faux moralisateurs et aux opportunistes violents et cyniques qui s’enrichissent par les liens qu’ils tissent avec les gens de pouvoir.

Sur la littérature : la création comme prise de risque

Ahmet Altan met dans la bouche des professeurs que suit avec passion Fazil des propos sur la création littéraire. L’ambition de l’enseignant était non pas d’enseigner la littérature, mais la prise de risque dans l’acte d’écrire.

Ces propos me renvoient à une leçon que j’avais apprise lors d’une rencontre autour de la création … plastique. A un moment où, en recherche personnelle, je m’étais lancé dans les « arts plastiques ». Non pas selon des schémas académiques, mais dans le mouvement qui faisait à Paris des « performances ». C’était au début des années 1980. Un engagement en marge de ce mouvement, tant j’étais et suis toujours réticent à m’inscrire dans le cours dominant de tout mouvement. Fut il contestataire.

Ce que j’avais retenu de ces moments d’apprentissage, de découverte, d’exploration, c’est l’association étroite de la création à la prise de risque. Quel que soit le domaine de l’action humaine, on ne pose pas d’acte créatif sans risquer quelque chose de soi.

Sur la littérature : la création de « Madame Hayat » en prison

Ahmet Altan a créé le personnage de « Madame Hayat » alors qu’il était privé de liberté. Il l’a aimée. Il a cheminé avec elle, comme personnage, dans le mystère de la création. Et il a voulu partager cet amour dans ce roman.

C’est ici le risque qu’il a pris, en tant qu’auteur. Celui d’exposer cette histoire d’amour née dans son imagination créative. La littérature, à qui Ahmet Altan attribue une force immense, est et a été pour lui un point d’appui personnel. Mais aussi une arme de lutte dans la situation actuelle de son pays.

Le geste d’amour encastré dans la littérature qui nous est ici proposé est aussi une ode aux femmes turques et kurdes qui sont soumises à la répression dans son pays, la Turquie.

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Ahmet Altan, né à Ankara en 1950, est un écrivain et essayiste turc, rédacteur en chef du quotidien Taraf (en). Son père est Çetin Altan, communiste, député d’un Parti ouvrier de Turquie entre 1965 et 1969. Célèbre à l’époque par ses livres et sa contestation du pouvoir des militaires qui l’ont emprisonné et torturé. Son frère, Mehmet Altan est un écrivain, journaliste de télévision et professeur d’économie à l’université d’Istanbul. Wikipédia. Pour en savoir plus, voir ==> ICI

La lecture de ce roman évoque pour moi celle de « Neige », d’Orhan Pamuk. On en trouvera une note de lecture ==> ICI

[1] Discours d’Ahmed Altan lors de la remise du prix Femina en octobre 2021 à Paris. Au cours d’une émission à propos de son roman Madame Hayat à la Maison de la Poésie. Ecouter ==> ICI

[2] Immarcescible : qui ne peut se flétrir, impérissable (propre et figuré).


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