« L’otium du peuple » de Jean-Michel PIRE. Avec comme sous-titre : « A la reconquête du temps libre ». L’auteur fait remonter la notion d’otium, qu’il traduit par « loisir fécond », aux philosophes grecs qui mettaient au plus haut dans l’échelle des valeurs le temps passé à cultiver sa pensée. Une démarche individuelle, mais tournée vers la cité. Rappelons cependant que ce « loisir » était réservé aux hommes libres. En étaient exclus les femmes et les esclaves.
Selon l’auteur, la suprématie du travail est venue effacer durablement et profondément cette valorisation du loisir fécond. Depuis quelques années, la capture de l’attention par les écrans accentue le recul de l’idée d’otium, de loisir fécond. Un double obstacle à franchir pour retrouver le sens de nos vies, au travers de ce « loisir fécond » dans ses multiples dimensions.
Au total, la démarche de l’auteur se forme autour de la quête d’un mot. Un terme pour signifier l’idée du « loisir fécond ». Pour inscrire cette idée dans la réalité de la vie. (p 13) « Nous n’avons pas de terme pour désigner l’usage gratuit, désintéressé, non mercantile, du temps. » Nommer les choses pour les faire exister !
Un vestige linguistique
L’auteur fait cette remarque en exhumant le sens de l’opposé d’un mot courant : (p 13) « Etrangement, l’un des seuls vestiges du mot otium dans notre langue est presque clandestin : le négoce -l’autre nom du marché- est fondé sur l’expression latine nec otium qui signifie littéralement ‘négation de l’otium’. Ainsi d’e façon sidérante, notre mémoire linguistique révèle que l’essence du marché est de nier l’otium… »
Les mots de l’ouvrage qui tournent autour de l’idée du « loisir fécond »
Quête de sagesse, de vérité. Temps affranchi des tâches vitales, des calculs, des intérêts. Construction du for intérieur. Curiosité, créativité, émotion, goût et jugement. Libre arbitre. « Souci de soi » (Michel Foucault). Quête universelle de « vie bonne ». Pensée, méditation, simple rêverie. Temps à soi, à l’imaginaire, à l’épanouissement, à la réflexion. Désir de s’améliorer, de déployer ses facultés, sa lucidité, son empathie. Une certaine conception de la liberté humaine : autonomie, responsabilité de la pensée. Contempler, réfléchir, prendre soin. Déployer la meilleure part de soi. Indépendance immatérielle (opposée à l’indépendance matérielle). Capacité d’attention, de concentration, d’approfondissement. Discernement.
Autres mots
Autonome intérieure, culturelle, spirituelle. Possibilité de découvrir librement nos propres raisons d’exister. Idées, culture, esprit, éthique, conscience. Indépendance mentale, morale, culturelle. Accès à la lucidité. Concentration mentale. Pensée complexe, argumentative, base de la citoyenneté en démocratie. Désir de profondeur, de durée, de lenteur, de distance, de désintéressement. Déconnexion. Retrait, arrêt, répits, suspension du temps. Institution du dialogue comme règle (Edgard Morin). Possibilité de rupture avec le droit du plus fort. Recherche de la dignité. Disposition à l’imagination. Réflexion désintéressée, responsable. Nous rendre plus profonds, plus présents, plus conséquents, plus fiables, plus imaginatifs, plus empathiques.
Enrichissement par l’introduction de l’éthique et de l’esthétique
Autonomie morale. Autonomie éthique. Ethique centrée sur les ambitions de cohérence, de justice, de dignité que l’on forme pour soi et que l’on est en droit d’attendre d’autrui. Souveraineté totale et lucide sur soi-même. Quête de sens, d’harmonie (injonction socratique « connais-toi toi-même ») pour « agir avec raison autant qu’avec vertu ».
Exigence éthique et esthétique. Esthétiser l’usage de chaque instant. Harmonie personnelle visant l’harmonie de la cité. Démocratiser l’émancipation éthique de chacun. Discernement et autonomie. Être plus disponible à autrui. Mieux habiter le monde.
Le besoin d’un mot capable d’embrasser l’importance de l’idée d’otium.
Le « temps de cerveau disponible »
Aujourd’hui, un autre phénomène tend à écraser, par-dessus le travail, le temps de loisir fécond. C’est la captation massive et méthodique de l’attention des êtres humains sur les écrans qui mobilise notre cerveau à des fins commerciales, marchandes. Pour en faire un « temps de cerveau disponible ». Disponible à quoi ? A la publicité pour la consommation !
(p 58) « … l’actuelle économie de l’attention est ainsi parvenue à convertir la captation du temps de conscience de l’humanité, en une source inimaginable de profits. »
A l’opposé de l’otium
Asservissement à la consommation. Marchandisation du travail. Addiction généralisée aux écrans. Shoot émotionnel. Abaissement du débat politique. Transformation du « temps de cerveau disponible » en bien marchand. Primat à l’émotionnel contre l’effort mental. Arguments d’autorité, qu’il soit puisé dans la tradition ou dans la religion. Temps utile, à opposer au temps fécond.
Adhésion et réserves
Travail aliénant et écrans invasif ont tendance à refouler le loisir fécond dans les tréfonds de nos activités.
J’adhère vraiment à la dénonciation de la marchandisation du temps par le travail et la captation de l’attention effectuée par les écrans. Mais j’ai deux points de réserve. L’un sur un anachronisme, qui n’invalide pas la démonstration globale. L’autre, plus profond, sur le coté élitiste de la proposition. En dépit de son titre qui prétendrait rendre l’otium au peuple.
Une analyse historique rapide et biaisée
Le « choix du travail » aurait été effectué, selon Michel Pire, par la société romaine. Le mot « otium » vient du latin. Il se substitue au mot grec « skhôlè ». Mais il en détourne le sens en valorisant le travail au détriment du temps libre qu’il réserve à une toute petite élite apte à s’adonner à la réflexion.
Nous réfutons le rôle des Romains dans cette valorisation du travail. Les citoyens d’un Empire captant par la contrainte des ressources gigantesques de l’immense territoire dominé, avaient peu à faire avec le travail. Des ressources en nourriture et en travail. Celui-ci était en effet massivement le lot des esclaves. Le renversement de l’imaginaire sur le travail est bien plus tardif. Il tient à la Réforme qui a considéré au XVI° siècle que s’enrichir par l’effort au travail était une façon d’honorer la volonté de Dieu. Une étape fondamentale dans l’émergence de la « modernité ». Sur la place du retournement de l’imaginaire du travail dans cette émergence, voir SUD ! Un tout autre regard sur la marche des sociétés du Sud. ==> ICI
Un coin aveugle dans cette démonstration
Mais de qui ce désir de loisir fécond est-il l’aspiration ? Est-ce le désir de tous ? La démarche peut apparaitre comme résultat d’une très forte exigence individuelle. Voire d’une ascèse [1]. A-t-elle un sens à une large échelle ? Est-elle généralisable ?
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Jean-Miguel Pire, né en 1968, est docteur en sociologie (HDR), spécialiste des politiques culturelles et des politiques d’éducation artistique. Il a fait partie des conseillers du président Macron (conseiller à l’éducation artistique, l’accès à la culture, le livre et la lecture).
[1] L’ascèse est une discipline volontaire du corps et de l’esprit cherchant à tendre vers une perfection. (Wikipédia)
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