« Les bouts de bois de Dieu » de Ousmane SEMBENE (note de lecture). Ousmane Sembene nous livre là une œuvre majeure écrite, sous forme de roman, d’après un fait historique. La grève menée par les 20.000 cheminots de la ligne Dakar – Bamako du 10 octobre 1947 au 19 mars 1948. Les ouvriers arrêtent le travail pour demander les mêmes droits que les travailleurs français de la compagnie des chemins de fer. La grève dure de longs mois. Les grévistes tiennent bon, contre la faim, les menaces, la violence policière, les manœuvres de division. Au bout de cette épreuve, c’est la pleine victoire. « La lutte a payé ».
Les bouts de bois de Dieu
C’est ainsi qu’on désigne les êtres humains pour les protéger des mauvais sorts qui peuvent s’abattre sur eux si on les compte comme êtres humains. Ces « bouts de bois de Dieu » vont relever la tête, devant l’injustice de leurs conditions de travail dans les chemins de fer.
Une lutte sociale déniée
L’auteur montre comment cette lutte sociale peine à s’imposer comme telle, tant la direction de la société considère comme tout à fait naturel le statut inférieur dans lequel les travailleurs noirs sont enfermés. Elle cherche à imposer sa vision. Celle d’un conflit racial entre blancs et noirs. Car c’est comme cela qu’elle pense, qu’elle respire, qu’elle baigne dans l’idéologie coloniale. Tous spécialement en Afrique noire.
Ainsi, quand les ouvriers noirs se dressent et demandent l’accès aux mêmes droits et conditions de travail que les travailleurs blancs, la direction ne reconnait pas la demande sociale des ouvriers. Pour elle, c’est une révolte des noirs contre les blancs, et cette révolte doit se terminer aussi vite qu’elle a commencé. Ainsi, au cours de la première rencontre entre les dirigeants syndicaux et le directeur des chemins de fer, celui-ci gifle le leader de la grève. Lui qui a osé revendiquer les mêmes droits pour tous les travailleurs de la compagnie des chemins de fer.
Ousmane Sembene nous fait part, ainsi, de la nature viscéralement inégalitaire du fait colonial. Ancré au plus profond des esprits des blancs qui dirigeaient les pays colonisés. Ici, l’œuvre littéraire montre en outre comment le colonialisme se combine avec la lutte des classes.
Une lutte totale
Avec ces motivations sociales et identitaires inextricablement liées, toute la population va se trouver engagée dans la lutte qui va durer des semaines, des mois. La grève va tenir malgré la violence de la répression. Malgré les privations qui pèsent très vite sur la nourriture. La faim se répand dans les villages, dans les familles. La solidarité permet de compenser partiellement les manques. Solidarité entre les familles, au sein des quartiers. Solidarité venant des travailleurs d’autres professions de toute l’Afrique de l’Ouest. Mais aussi venant de France, donnant au conflit sa nature sociale. Non, on ne peut pas réduire cette lutte à celle opposant des Noirs à des Blancs. Car des Blancs sont solidaires, en France, de cette lutte menée par des Noirs !
Toute la population est concernée. Dans les quartiers, les enfants jouent à la guerre contre les gendarmes et les colons. Mais surtout les femmes. Celles-ci, avec leurs moyens, passent de l’arrière du conflit gérant la pénurie de nourriture dans les familles, à l’avant-scène de l’affrontement.
La lutte des femmes
Les hommes luttent dans le cadre et avec la culture syndicale. Ils ont en main l’outil de travail qu’ils ont décidé d’arrêter. Ils ont de quoi peser sur le rapport de force vis-à-vis du patron, mais, plus largement, vis-à-vis de l’ensemble des acteurs économiques car ils paralysent le transport des marchandises qui circulent entre la côte et l’intérieur de la région.
Mais les femmes, de quels outils disposent-elles pour lutter ?
Les femmes vont pourtant jouer un rôle majeur dans la lutte. Elles font masse, elles résistent à la répression des gendarmes, avec leurs chevaux, leurs supplétifs africains. Elles s’arment de courage, de bouteilles et de bâtons pour affronter ces forces avec une grande détermination.
A l’initiative de l’une d’elles, une marche s’organise. Une marche de 60 kilomètres, de Thiès à Dakar, pour porter les revendications à la capitale. Cette marche sera très dure. La soif, la faim, la fatigue, le découragement accompagnent cette audace. Car il a fallu vaincre les réticences des hommes. Et bien sûr affronter les barrages de la force publique. A chaque fois, les heurts avec les gendarmes font des victimes.
Mais la marche déclenche aussi des élans de solidarité, sur la route, dans les villages. Et aussi à Dakar où d’autres corps de métiers viennent soutenir la lutte des cheminots. Une lutte si farouchement défendue par leurs femmes.
Les femmes payent lourdement leur tribut au conflit. En privations, en souffrances, en humiliations, en vies humaines. Elles soutiennent la lutte des hommes. C’est aussi une question d’honneur.
« Les bouts de bois de Dieu » Ousmane Sembene – Toute la complexité de la situation
Et c’est cette histoire complexe que l’auteur met en scène. Une histoire où l’auteur décrit la conscience, chez les leaders syndicaux, de la gravité du lancement d’un mot d’ordre de grève. Surtout après le souvenir de l’écrasement dans le sang de la précédente, dans les années 30. Va-t-on déclencher la grève ? Doit-on renoncer devant l’intransigeance du patron ? Que faire avec ceux qui trahissent ? Suivent toute une série d’hésitations, de doutes, de détermination sur la conduite du mouvement.
Les contradictions au sein de la population
L’auteur nous fait pénétrer dans l’histoire au travers des portraits de différents acteurs majeurs de ce mouvement social. Dans une grande diversité d’approches, chacun apporte sa singularité dans la compréhension et la conduite de cette lutte farouche. Une lutte qui combine, dans le récit, l’imaginaire occidental de la lutte ouvrière avec les traits culturels africains.
Ainsi, à côté du conflit frontal entre patrons et ouvriers grévistes, Ousmane Sembene nous fait entrer dans les contradictions entre grévistes. Entre ceux qui poussent à la lutte et à sa poursuite, et ceux qui commencent à douter. Et entre grévistes et non-grévistes. Mais aussi contradictions au sein des familles. Les thèmes majeurs défilent. Religion, polygamie, conflits intergénérationnels, entre hommes et femmes… s’invitent dans le récit pour donner corps aux personnages. Avec leurs certitudes, leurs doutes et leurs contradictions.
L’auteur a participé, lui-même, aux luttes ouvrières en France
Ousmane Sembene a connu, à Marseille, le mouvement ouvrier français, la CGT. Il travaille dix ans comme docker. Il s’engage dans les années 50 dans la cause anti-coloniale en solidarité avec les nationalistes vietnamiens, algériens. C’est cette double matrice, sociale et anti-coloniale, qui structurera toute son œuvre romanesque et cinématographique.
Les luttes ouvrières aujourd’hui ?
On peut avoir, légitimement, une nostalgie des grandes luttes ouvrières de masse qui ont rythmé la vie sociale et politique dans les pays développés jusqu’aux années 70 du XX° siècle. Et surtout, vibrer pour cette lutte ouvrière victorieuse.
Le champ des luttes ouvrières s’est affaibli aujourd’hui. Au Nord, les masses ouvrières ont été dispersées en de multiples activités avec l’abandon des grandes productions industrielles. La mondialisation libérale et le « libre-échange » sont passés par là. La mondialisation a en effet abouti à transférer les grandes concentrations ouvrières dans les pays autoritaires, notamment en Chine. Là où l’absence de libertés permet de contenir la puissance humaine des grandes masses de travailleurs d’usine.
Les oligarchies libérales qui gouvernent les sociétés du Nord ont obtenu un répit. Mais d’autres sources de colère surgissent, au Nord et au Sud. Des enjeux sociaux, bien sûrs. Auxquels s’ajoutent des enjeux environnementaux. Et des exigences démocratiques partout dans le monde.
Luttes sociales et luttes identitaires sont compatibles
Au moment où les forces de droite, mais aussi des voix de gauche, tentent d’opposer luttes sociales et luttes identitaires, ce roman, basé sur des faits historiques, vient nous montrer que ces deux luttes peuvent se combiner et faire avancer l’émancipation des personnes dominées. Nous rappeler que les forces dominantes savent très bien opposer les deux registres pour maintenir leur position. A nous de réconcilier les deux dimensions.
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Pour en savoir plus sur l’œuvre ==> voir ICI
Et sur l’auteur ==> voir ICI
Voir aussi « Pétales de sang » ==> ICI
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