C’est l’histoire de La Kbira qui, à 45 ans, découvre le travail salarié et l’argent. De l’avoir appelé La Kbira (la Grande) ne l’a pas fait grandir : La Kbira est petite et ronde. Elle est aussi active et souriante. Ce n’est pas une beauté. Elle vit dans la medina de Marrakech dans une famille très religieuse. Ses parents ont fait le pèlerinage à la Mecque, et suivent une vie de tradition et de religion inextricablement mêlées. Très tôt, ses parents l’ont désignée pour s’occuper d’eux, c’est en quelque sorte la bonne de la maison, assignée à cette tâche par la famille. Aussi ne s’est-elle pas mariée, contrairement à ses 4 frères et 3 sœurs. Au service de sa maison, de ses parents, de ses frères et sœurs, toute une vie ?
Non pas, car elle commence à travailler à 45 ans environ (on ne connait pas son âge exact, son état civil est incertain). A travailler comme bonne dans la maison d’un autre, à faire ce qu’elle sait très bien faire à la maison, ce qu’elle a toujours fait : la cuisine, le ménage. Tout à la fois naïve et dégourdie, éprise de religion, de règles morales intégrées jusqu’au plus profond d’elle-même et pragmatique, elle va confronter, sans repères, tout son équilibre personnel fait de confinement dans l’intérieur de sa maison, de respect des multiples interdits et des règles morales de la vie… à sa nouvelle condition de salariée.
Au début, dans son travail, elle se sent comme dans une famille. Elle n’a rien demandé en commençant son travail : ni le montant de son salaire, ni ses horaires, ni le temps où elle doit se rendre à son travail et celui où elle doit rester chez elle. Son premier employeur est le maître, il décide de tout sans concertation et elle prend tout sans discuter. Elle ne sait pas lire, et se trouve incapable de calculer son salaire, qu’elle accepte tel qu’on lui donne, parce qu’elle fait confiance, une confiance aveugle. A-t-elle le choix de lui refuser sa confiance ? Elle donne tout son argent à sa mère.
Mais très vite, elle commence à vouloir en garder pour elle une part croissante. Avec les allers et venues provoquées par ses sorties au travail, elle parle, découvre les atouts de son extrême sociabilité, rencontre les voisins de la maison où elle travaille, et trouve d’autres emplois, pendant que ses premiers employeurs sont absents. Elle commence à accumuler de l’argent, et devient peu à peu méfiante. La paye-t-on au prix annoncé ? Ce niveau de salaire est-il juste ? Présente dans les maisons pendant l’absence des propriétaires, elle commence à utiliser les lieux pour elle-même : elle y fait des lessives, conserve de la nourriture dans le frigidaire… peu à peu, se dégrade la relation de confiance.
Elle est passée avec son employeur d’une relation personnalisée à l’extrême à une relation de distance méfiante et roublarde, sans passer par la case « contrat » avec droits clairs et obligations claires.
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