Les premières fermentations démocratiques en Russie
Un livre déroutant et attachant à la fois, basé sur des faits historiques [1]. Le roman se déroule dans ce qui est aujourd’hui l’Estonie, au début du XIX° siècle, pendant les années qui ont suivi la retraite de Russie de Napoléon [2]. Un vent de réforme (une « grande fermentation ») souffle sur une partie de l’aristocratie russe [3]. Le roman se noue autour de Timotheus von Bock, dit Timo, colonel de l’armée impériale; Un officier aristocrate très proche confident de l’empereur Alexandre 1er. Il gardera sa confiance jusqu’à sa disgrâce pour avoir osé lui « dire la vérité » sur la marche de l’Empire et les réformes à entreprendre. En trame de fond, la question de la libération des paysans de leur servitude. De leur enchaînement à la terre, propriété des nobles.
L’éducation des serfs
Timo poussera son engagement jusqu’à épouser Eeva, une fille de paysans. Ces gens « issus du fumier » pour la noblesse estonienne et russe. Il offrira à Eeva, ainsi qu’à son frère Jakob [4], quatre années d’une solide éducation. Avec notamment l’apprentissage de l’allemand, du français et du russe par-dessus leur langue maternelle, patois estonien. Eeva et Jakob feront grand profit de ces enseignements en adoucissant leur franchissement du statut de serf à celui de parent d’un noble.
Enfermé pour avoir « dit la vérité »
La « vérité » transmise par Timo au Tzar est si crue, si subversive, si provocatrice, que le souverain fait enfermer Timo dans le plus profond de la forteresse de Schlüsselburg. Timo ne cède pas. Il n’en sortira qu’au bout de 9 ans, déclaré fou par l’empereur lui-même. Et rendu aux siens brisé physiquement. Eeva l’accompagnera toute sa vie, dans un amour et une fidélité sans faille.
Des revendications démocratiques portées par une culture chevaleresque
Dès lors, Timo est assigné à résidence dans sa propriété. Et un agent de l’empereur présent sur les lieux, parent de Timo lui-même, est chargé de faire rapport aux autorités de ses moindres faits et gestes. Timo et sa femme décident de s’enfuir à l’étranger pour échapper à cette surveillance implacable. Au dernier moment, alors que le capitaine du bateau étranger est sur le point d’appareiller avec les fuyards, Timo renonce. Il ne partira pas. Fuir serait contraire à l’esprit chevaleresque que son statut de noble, son sang, son rang, sa lignée [5], lui imposent de préserver.
Timo est il fou ? Joue-t-il la folie pour mériter sa libération ? On ne le saura pas. Toute sa vie, il aura imaginé, conçu, voulu un changement radical dans la conduite de l’Empire. Tout en s’affirmant respectueux de l’ordre social, de la religion, et en demeurant pétri de l’esprit chevaleresque.
Penser le changement avec les outils du passé
C’est peut-être ce qui a semé en lui des grains de folie qui l’habiteront jusqu’à sa fin violente. Suicide ? Assassinat ? On ne le saura pas plus.
Nous sommes ici apparemment bien loin du « fou du Roi », fidèle serviteur du souverain marocain Hassan II. Et pourtant, le même absolutisme règne, ici et là, comme à la cour de l’impératrice de Chine.
Voir la note de lecture sur le livre de Mahi BINEBINE « Le Fou du Roi » ==> ICI
Pour en savoir plus sur l’auteur ==> ICI
[1] A partir du journal intime de Jakob, beau-frère du héros du roman.
[2] Les Russes (et les Estoniens) qui avaient beaucoup souffert de la campagne de Russie de Napoléon, l’appelaient Punapart (littéralement « Canard Rouge »), déformation populaire de Bonaparte.
[3] Ce vent se manifestera en décembre 1825 par l’insurrection des Décembristes, nom donné à ces aristocrates qui demandent au Tzar des réformes politiques et une Constitution. Le mouvement échoue et ses 3000 participants vont être durement réprimés. A propos de cette insurrection, l’auteur fera dire à Jakob, fils de paysan instruit et vivant au contact de nobles : « Une poignée de blancs becs, de fils de famille, a voulu bouleverser le monde. Probablement dans le bon sens. Mais d’une manière si diablement impulsive. Si diablement de haut en bas… » (p 52)
[4] Eeva et Jakob seront littéralement achetés par l’intermédiaire de l’inspecteur des domaines de la couronne.
[5] Timo a connaissance de son hérédité : il est un discret descendant du Tzar Pierre le Grand.
Articles similaires
« Foe » de J.M. COETZEE (note de lecture)
31 mai 2018
« Notre histoire » de Rao PINGRU (note de lecture)
22 juillet 2017