« La démocratie contre elle-même » de Marcel Gauchet (note de lecture et commentaires)
Textes écrits par Marcel Gauchet pour la revue « Le Débat » entre 1980 et 2000. Une lecture stimulante. Qui résonne si fort en ces temps où l’anomie, la perte de sens, l’insignifiance de la parole politique au Nord sont au plus haut. Mais aussi qui montre l’angle mort qui continue d’obstruer la vue de bien des intellectuels du Nord quand il s’agit du Sud.
Dans l’introduction à cet ouvrage, Marcel Gauchet décrit avec des formulations brillantes, sa pensée sur le fonctionnement de l’humanité. Cependant, pour lui, cette humanité est réduite aux pays occidentaux et tout spécialement à la France. Une des limites de la pensée de l’auteur est là. Comme pour bien des intellectuels du Nord, d’ailleurs [1].
Marcel Gauchet questionne la démocratie
Sans marquer ses racines grecques, l’auteur fait de la démocratie un produit du christianisme. « La religion de la sortie de la religion » selon son expression. La démocratie est fondée sur l’apparition de l’individu. Un individu libéré des croyances religieuses, en ce que ces croyances sacralisent l’impuissance, la dépossession, la soumission de l’homme devant une force transcendantale.
Ainsi libéré, l’individu défendu par les ‘droits de l’homme’, peut jouir de la « démultiplication des libertés personnelles et des plaisirs privés ». Effaçant ainsi les acteurs collectifs. Masses, classes, nations, peuple et leurs organisations : partis, syndicats…. On s’intéresse à l’individu comme victime singulière, on délaisse l’injustice collective. On est passé des interrogations sur l’organisation du tout (l’Etat, le collectif, la planification…) à l’indépendance des parties. Des parties protégées par les droits de l’homme.
La démocratie triomphante
Selon l’auteur, la démocratie a triomphé de ses ennemis tant réactionnaires que révolutionnaires. « Il n’existe plus de source de légitimité alternative justifiant de sacrifier la liberté des personnes, que ce soit au nom de la religion, de la tradition ou de l’histoire » (p XI).
On voit pointer là chez l’auteur, la réduction de la vision du monde à celle du Nord.
Le paradoxe de la démocratie, fil rouge de la pensée de Marcel Gauchet
L’auteur questionne la démocratie selon le paradoxe suivant. Comment ‘faire société’, comment construire un ‘être ensemble’, administrer la ‘coexistence des singuliers’ avec des hommes libres et sans attaches? Des hommes protégé par des droits en tant qu’individu, sans la contrainte extérieure que la religion leur offrait ? La prévalence de l’idée des droits de l’homme qui traite des individus, laisse sans réponse la question du vivre ensemble de ces individus ainsi protégés. C’est en cela que les droits de l’homme, à la base pourtant de la démocratie, ne constituent pas une politique. Car la politique, c’est justement l’organisation du vivre ensemble.
P XX. « La consécration de l’individu ne débouche pas ipso facto sur la constitution d’un individu apte au gouvernement de la collectivité par elle-même. Ce pourrait même être le contraire. » Pour lui, l’éducation et sa crise permanente est le révélateur de l’impossible articulation entre la société et l’individu.
P XXVII : « La démocratie sacralise à ce point les droits des individus où elle se fonde qu’elle sape la possibilité de leur conversion en puissance collective. »
Puissance et limites de cette interrogation
Ce questionnement constitue le fil rouge de la pensée de Marcel Gauchet. Un fil rouge tourné essentiellement vers les effets de la « sortie de la religion » selon son expression. Une sortie qu’il tourne et retourne dans tous ses sens pour en tirer des enseignements puissants. Mais limités.
Ce faisant, MG, comme toute la gauche européenne, ignore la question de l’identité. Il l’ignore, la refoule même dans un angle mort de sa pensée. Et quand il la reconnait, il ne lui accorde qu’une importance réduite. Ce ne sont, dit-il, que des « sursauts impuissants« . Car, pense-t-il, sans fondements dans les ressorts profonds des sociétés. Là est un de ses points aveugles.
Non, Monsieur Gauchet, les identités continuent de travailler les sociétés occidentales. Même et surtout en ces moments où leur domination sur le reste du monde, sans partage et sans questionnement jusqu’alors, est mise en question. Les raidissements autoritaires des démocraties du Nord témoignent de ce mouvement.
L’auteur laisse cependant pointer un doute, une incertitude
P XX. « La consécration de l’individu ne débouche pas ipso facto sur la constitution d’un individu apte au gouvernement de la collectivité par elle-même. Ce pourrait même être le contraire. » Pour lui, l’éducation et sa crise permanente est le révélateur de l’impossible articulation entre la société et l’individu.
P XXVII : « La démocratie sacralise à ce point les droits des individus où elle se fonde qu’elle sape la possibilité de leur conversion en puissance collective. »
P XI. « Qui sait si la déliaison des individualités ne nous réserve pas des épreuves qui n’auront rien à envier, dans un autre genre, aux affres des embrigadements de masse ? ».
P XXI. « Rien n’assure, là non plus, que la société qui s’est laborieusement émancipée saura durablement se reproduire comme société d’individus autonomes. »
P XVI. « La religion a constitué un mode de structuration des communautés humaines, une manière-d’être globale de l’établissement humain-social. » La rupture avec ce fonctionnement, c’est « L’avènement de l’Etat moderne, puis l’émergence, dans son sillage, d’un principe de légitimité alternatif par rapport au ‘droit de Dieu’, avec les ‘droits de l’homme’ (…) Le contraire de la société religieuse, c’est la société de l’histoire, la société qui se produit sciemment elle-même, au lieu de se penser définie par un autre surnaturel, et qui se projette dans le futur pour ce faire, au lieu de se poser dans la dépendance du passé. »
S’ouvre ainsi une « nouvelle humanité qui naît en se soustrayant à l’étreinte des dieux. » (P XVII), « un monde qui cesse d’être commandé par l’altérité surnaturelle » (P XIX), « l’appartenance collective qui tend à devenir impensable aux individus » (P XXI).
P XVII. « La sortie de la religion a franchi une nouvelle étape (…). D’où la radicalisation fondamentaliste et universaliste de l’idée démocratique. Elle n’a plus en face d’elle ni contradictions, ni oppositions concevables, parce que la source cachée à laquelle puisaient aussi bien ses contestations réactionnaires que les projets révolutionnaires de son dépassement, est tarie sans retour. Les oppositions religieuses radicales qui se dressent contre elle en dehors de l’Occident (ou du Nord industriel), celles en provenance de l’Islam en particulier, ne représentent en réalité que des sursauts impuissants, dictés, entre autres, par la carence des bases sociales qui rendraient l’idée crédible. Ils peuvent faire ponctuellement beaucoup de dégâts, mais en aucun cas constituer une alternative consistante et durable. »
Non encore, Monsieur Gauchet !
Je pense à l’article de Fethi Benslama, un an après l’attentat du 11 septembre 2001. Un article qui titrait « La puissance dans l’impuissance » pour caractériser l’acte de Ben Laden. Là où Marcel Gauchet se trompe, c’est quand il écrit que cette contestation manque de bases sociales. Les élections relativement libres qui se sont déroulées en Tunisie, Egypte, Maroc, et avant elles en Turquie où à Gaza, ont montré qu’une fraction majoritaire (au niveau relatif) des sociétés musulmanes autour de la Méditerranée, avaient mis leur confiance dans cet Islam politique contre les forces laïques.
Et que celles-ci ne représentent souvent que les régimes autoritaires (Ben Ali, Moubarak…) ou les oppositions pseudo-occidentalisées. Ce qui signifie que la question de la source de la légitimité des règles, inspirées par Dieu ou par la raison des hommes, n’est pas tranchée partout dans le monde. Loin de là.
Au Sud aussi, l’idée démocratique recule
La démocratie recule au Nord. Mais au Sud, les dynamiques démocratiques se sont enrayées. Les dirigeants autoritaires sont élus « démocratiquement » ! Au Brésil avec Bolsonaro. Aux Philippines avec Duterte. En Turquie avec Erdogan. En Inde avec Modi. En Chine, le début d’ouverture démocratique qui accompagnait l’ouverture économique, s’est enrayé.
Encore et encore l’angle mort de Marcel Gauchet. Comme pour tant d’autres penseurs du Nord
P XVIII. Gauchet parle de « redéfinition globale de la condition humaine ». Il est convaincu que l’histoire de l’humanité toute entière se joue en Occident. Il fait là la même erreur que Francis Fukuyama qui prédisait la ‘fin de l’histoire’ avec la chute de l’URSS. Pour lui, « la démocratie n’est pas seulement le nom d’un régime, ni même d’un état social, mais celui d’une nouvelle manière d’être de l’humanité, sous la totalité de ses aspects, alors il y a une anthropologie démocratique. Il y a une redéfinition de l’être-soi correspondant à l’avènement de la société des individus, au règne des individualités égales et libres. »
Comme Castoriadis, comme Jean Baudrillard [1], Marcel Gauchet ne ‘voit pas’ l’Autre du Sud. Ou plutôt, il ne le voit que comme une projection de l’home du Nord et de ses valeurs triomphantes, la démocratie et le marché. Il est incapable d’imaginer que cet « Autre du Sud » peut suivre une autre trajectoire que celle qu’a suivi l’Occident. Une voie que le Nord pense avoir tracé pour toute l’humanité.
On constate, certes, une émergence universelle de l’individu. Un phénomène lié à l’urbanisation, à l’élévation du niveau d’éducation, à la réduction de la taille des familles, à la circulation des idées par les nouvelles technologies…
Un nouvel « équilibre » entre lien et droit comme facteur de cohésion sociale
Mais cette émergence n’est pas synonyme de la dissolution du lien [3] comme cela a été le cas en Occident. La Chine offre un exemple de cette coexistence entre émergence de l’individu et maintient des liens forts. Liens familiaux (pour la solidarité face à la maladie, la vieillesse) et autres liens pour établir la confiance nécessaire aux transactions économiques par exemple, mais aussi dans le champ politique. On constate le même phénomène en Turquie, en Tunisie…
Sur l’économisme qui s’est emparé de l’Occident
P XXIII. L’Europe ? « Le dépassement du politique, sous les traits de l’Etat nation, au profit d’un espace exclusivement économique et juridique ». Au contraire des Etats-Unis : « si les Américains laissent plus volontiers jouer le marché que nous et font d’avantage confiance au droit, ils composent une nation, et même une nation messianique, la dernière sans doute, convaincue à ce point de sa ‘destinée manifeste’ et de sa mission. »
P XXVI. « La vérité est que la raison de l’économie n’est pas dans l’économie. Elle relève d’une orientation culturelle et non de la nécessité naturelle. »
En ce sens, le Nord ne vit pas tant une crise économique qu’une ‘crise de l’économie’, comme croyance associée au progrès. L’économie s’associe de plus en plus à la contrainte : chômage, remboursement d’une dette croissante, délocalisations…
Marcel Gauchet pose le lien de la démocratie avec le matérialisme
MG pose la question pertinente : « Pourquoi la démocratie, dans le sens élargi qu’on a donné à la notion, est elle inséparable de cet investissement toujours plus marqué dans la production matérielle ? » Il parle ensuite, sans donner de solution, de la nécessité de « surmonter l’aliénation économique ».
Toute la vision de MG délaisse, on l’a vu, la question de l’identité. Une question qui cours toujours en sous-main dans les pays occidentaux. Une question que la mondialisation n’a pas éradiqué. Bien au contraire. Mais elle laisse également en un coin aveugle les dynamiques à l’œuvre dans la partie Sud du monde. Là ont ont émergé de nouvelles puissances et des sociétés nouvelles à la faveur de la libéralisation économique impulsée par le Nord. A ce stade, tout laisse à penser que la mondialisation libérale imposée au forceps par le Nord au reste du monde (excepté à la Chine [2]), déplace le rapport de force en défaveur du Nord. Et ce coin aveugle s’élargit de jour en jour, tandis que le Nord plonge dans la crise.
& & &
[1] Sur l’angle mort de penseurs du Nord sur le Sud, voir ==> ICI
[2] La Chine n’a intégré l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) qu’en 2001. Après 15 années d’âpres négociations avec le Nord. Cette entrée signait son arrivée dans la mondialisation libérale. Elle l’a fait au moment où son appareil de production était capable d’absorber le choc de la concurrence. Dans une compréhension stratégique du moment où elle allait tirer profit de cette ouverture. Pas avant, comme le conseillent encore les organisations financières internationales. Des organisation dirigées de fait par le Nord.
[3] Ou dépersonnalisation des relations sociales.
Pour en savoir plus sur l’auteur, voir ==> ICI