« La bande noire dans l’ombre » de Hocine Tandjaoui. Comme à son habitude, l’auteur commence par planter un décors fait de lieux dispersés sur plusieurs continents. Paris, Haïfa en Israël, Bandiagara au Mali, Marrakech, Londres, Le Caire…. Porté par des personnages que rien ne devrait réunir. Un Dogon juif, à moins que ce ne soit un Juif dogon. La salariée d’une ONG tentant de desserrer l’étau dans lequel les autorités israéliennes enferment les agriculteurs Israéliens arabes. Ou Arabes israéliens. Jeunes des quartiers populaires du XIX° arrondissement de Paris qui font la guerre à des jeunes d’un quartier populaire voisin.
Une prédatrice de masques africains. Un Kurde qui conduit un énorme bulldozer pour détruire des maisons de Palestiniens sous la protection de l’armée d’Israël. Un Général d’Empire, Philibert Jean-Baptiste Curial. Et la rue qui porte son nom dans le XIX°. Henri Curiel, militant tiersmondiste assassiné à Paris en 1978 par des services secrets….
L’ombre d’un drame
Le texte emmêle ses fils dans la complexité des situations, des personnages, des relations qui se nouent entre eux. Israël, les Juifs d’ici et d’ailleurs, la Palestine, forment le fond de l’histoire. L’ombre d’un drame se dessine discrètement sur les parois du récit : une bombe va exploser dans un bus, sur la route de Haïfa, en Israël
Parfois, le texte se disloque
Comme les corps qui souffrent, qui vont souffrir. Inutile de chercher à se situer dans la complexité du monde qui nous est ici présenté. La poésie s’empare des mots. Elle nous invite à une autre lecture. Sensible. C’est la cadence des phrases qui nous entraine dans la lecture. Se laisser aller à l’émotion.
De temps en temps, des fils apparaissent qui sous-tendent le roman, comme une trame invisible puis visible. Des personnages traversent le récit, et s’en vont. D’où viennent-ils ? Où vont-ils ? On ne sait.
L’humiliation court dans les lignes
La domination génère cet ingrédient majeur, partout où les uns dominent les autres. La société en Israël est une terre d’humiliation, de domination, de violence. Comme dans toute situation coloniale. Pour justifier sa position dominante, on a besoin d’inférioriser l’autre. Jusqu’à lui dénier toute humanité. Sinon, la position du dominateur est intenable.
Une parcelle à vif du monde mise en scène avec sensibilité dans cet ouvrage qui se présente comme un roman.
Le mépris architectural des grandes tours de l’Avenue de Flandre
Les constructions dans leur monstrueuse tristesse servent de décors à une rixe. Pour une histoire de femme. La femme du chef. Un regard, un soupçon. En face, un couteau qui sort (avec une lame de 13 cm). Et c’est un jeune qui gît au sol, dans son sang.
Des concombres dans la vallée du Jourdain
Et un agriculteur grugé par les lois du marché de la mondialisation libérale. Pas du tout « libérale », au fond, car les agriculteurs arabes sont fortement discriminés dans l’accès au marché ! Promesses non tenues du « libéralisme » !
Un ouvrier agricole à la main verte. C’est un passeur de frontières qui va se ceinturer de mort. Pour les autres, pour lui.
Un homme qui enfouis des carcasses d’animaux sorties des abattoirs dans un cimetière clandestin de Juifs
C’est juste une question d’argent ! On en gagne plus en enterrant ces carcasses par ses propres moyens. Propres ? Et tant pis pour la mémoire enfouie des morts !
Nous sommes à Paris, dans le XIX° arrondissement. C’est l’histoire du « Cimetière des Portugais », au 44 rue de Flandre[1]. Un cimetière où ont été enterrés des Juifs à la fin du XVIII° siècle, avant la Révolution. Quand on refusait aux Juifs (et aux comédiens) d’être enterrés dans les cimetières communs.
Une histoire qui se mêle, dans la confusion, avec une question de dette. Ou comment se débarrasser de la charge d’une dette ? En supprimant le créancier ![2]
Et cette prison israélienne qui ne figure sur aucune carte ?
C’est Facility 1391, un établissement pénitentiaire construit par les Anglais pour enfermer les « terroristes » juifs de l’époque. Des hommes qui se battaient contre les occupants anglais pour leur libération nationale[3]. Devenu ensuite un lieu de détention arbitraire et de tortures pour les « terroristes » palestiniens qui se battent contre les occupants israéliens pour leur libération nationale.
Un lieu effacé de l’histoire et de la géographie. Un lieu de privation absolue de droits. Officiellement fermé.
Evelyne, la petite fille du colporteur
Un homme du mellah de Marrakech, qui sillonnait l’Anti-Atlas marocain pour vendre ses produits de mercerie. Contre de l’argent, et surtout, en échange (par troc) de miel, et de safran. Aiguilles, fil, élastiques… à dos de mulet, de Taroudant à Taliouine, d’Imgoun à Ifri… Des villes, des villages que je connais bien, pour les parcourir avec l’ONG Migrations & Développement.
Evelyne est là, dans le présent, qui prend place dans le bus. Direction Haïfa. Elle, la Juive marocaine, qui connait la Place des Ferblantiers à l’entrée du mellah, tout près du Palais Badie. Là où a vécu son grand-père.
Une Berbère juive devenue reine de la nuit à Londres
Dans les bras d’un prince saoudien rejeté par sa famille. Cette femme, autre personnage qui traverse les pages du roman comme une météore.
« La bande noire dans l’ombre » de Hocine Tandjaoui
Ce roman, avec ce titre si étrange… Tiré de l’expression d’un jeune du XIX° arrondissement, impliqué dans le meurtre d’un autre jeune. Ce drame ! L’Autre, si proche pourtant, source de peur, de menace… Il appartient à une bande ! Une bande noire ! Qui agit dans l’ombre !
Il faut se défendre ! Sortir une lame ! Frapper sans écouter ce que l’Autre est en train de dire ! Frapper à mort !
Progressivement, le roman noue les fils disparates
Une sourde oppression se forme progressivement à mesure qu’on avance dans la lecture du roman. La fin atroce s’approche. Le poseur de bombe est monté dans le bus. Il sait ce qu’il va provoquer. Il ne regarde personne. L’homme fait le vide en lui et autour de lui, avant le geste fatal. Apocalypse !
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Hocine Tandjaoui est né en Algérie en 1949. Après avoir travaillé dans le journalisme et le théâtre (il est administrateur du Théâtre de la Mer à Alger), il publie ses premiers textes dans la revue Souffles. Depuis les années 1970, il mène une carrière d’expert en développement, en France et à l’international. Et, dans le même temps, de poète et d’écrivain. Quelques-unes de ses publications : Le Temps de nous-mêmes, éditions Saint-Germain-des-Prés, Paris, 1973 ; Chants arénaires, inédit, Paris, 1978 ; Les Jours lents, éditions Léo Scheer, Paris, 2003.
Voir ==> ICI une note de lecture d’un autre roman de Hocine Tandjaoui « Ainsi que tous les hommes – Naples / Tunis / Skopje »
[1] Sur le Cimetière des Portugais de Paris, voir ==> ICI
[2] Pierre Legendre aborde cette question qu’il nomme « le vol d’ancêtre ». Voir ==> ICI
[3] Avant d’être le Premier ministre d’Israël de 1977 à 1983, Menahem Begin avait dirigé l’Irgoun, organisation auteur d’attentats aveugles contre des civils arabes, mais aussi contre les occupants anglais. L’organisation était qualifiée alors de « terroriste » par les occupants anglais.
Sur Menahem Begin, voir ==> ICI
Sur l’Irgoun, voir ==> ICI
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