Iran. Une grande saga familiale sur 4 générations

« Désorientale » de Négar DJAVADI (note de lecture). Le récit court depuis le début du XX° siècle jusqu’à nos jours. Une histoire de féodalité disloquée, inscrite dans la situation de l’Iran. Mais aussi une histoire universelle. Comment la modernité a-t-elle détruit les équilibres anciens qui avaient prévalu depuis des siècles ? On pense à d’autres histoires familiales qui traitent de ces bouleversements, telles que la littérature les a rapportés. « Le Guépard » de Giuseppe Tomasi di Lampedusa [1] mis en film par Visconti en 1963. Mais aussi à « La cerisaie » d’Anton Tchekhov [2].

Le père fondateur

Nous avons ici Montazemolmolk l’aïeul. Le père fondateur du récit. Grand propriétaire terrien dans la province de Māzandarān, au Nord de Téhéran, sur les bords de la Mer Caspienne. Un homme aux femmes et concubines innombrables.

Il a 35 enfants et une obsession. Retrouver dans les yeux de ses enfants le bleu sombre de la mer Caspienne. Sa fille Nour (Lumière), son trentième enfant, réalisera ce rêve. Il fera du mariage de cette fille un enjeu majeur pour perpétuer cette couleur dans le regard pour sa lignée.

Le patriarche Montazemolmolk tente en vain de maintenir son mode de vie antérieur. Un mode de vie qui lui assurait pouvoir, richesse et toute la considération due à son statut de seigneur féodal. Mais ces fils ne maintiennent pas l’unité de la famille dans la soumission au patriarche. Ils se dispersent dans divers destins et sur les continents.

Et l’Histoire s’accélère

L es grandes puissances d’alors, Grande Bretagne et USA, poussent aux portes du pays, attirés par le pétrole récemment découvert. Nous sommes  au début du XX° siècle. Dominer l’Iran est une obsession des pays anglo-saxons ! Des multiples rebondissements politiques qui en découlent, nous retenons la venue au pouvoir de Mossadegh qui veut donner aux Iraniens les richesses tirées de son pétrole. Ils s’oppose ainsi aux Etats Unis, à la Grande Bretagne et aux firmes pétrolières qui dominent le secteur. Mossadegh est renversé en 1953 par un coup d’Etat fomenté par les services des USA et de Grande Bretagne [3].

Le Shah reprend le pouvoir

Il entreprend de moderniser le pays « à l’occidentale » (la « Révolution blanche »). Il tente aussi de diversifier ses soutiens en s’ouvrant vers l’URSS, la Chine et l’Europe. Les USA lui retirent alors leur soutien. Poussés par l’Arabie Saoudite, ils appuient les opposants au Shah. Notamment les Islamistes qui vont prendre pour dirigeant Khomeini que la France avait hébergé. En 1979, le mouvement religieux prend le pouvoir. Khomeini en devient le leader spirituel.

Cette Histoire nous est racontée par Kimia

C’est une des arrière-petite-fille de Montazemolmolk. Enfant, elle n’a qu’un lointain écho de cette vie féodale par son père et ses six oncles. Mais elle va être témoin des autres bouleversements majeurs qui vont secouer le pays. Des bouleversements dans lesquels Darius Sadr son père et Sara sa mère s’investissent. Intellectuels progressistes et laïcs, ils luttent d’abord contre le Shah et sa puissante police secrète. Ensuite contre Khomeiny et les Mollahs qui font tomber sur l’Iran la chape de plomb islamiste. Ils devront quitter le pays. D’abord Darius, puis Sara avec ses trois filles.

Echec de la pensée progressiste

Darius et Sara vont ainsi échouer sur les deux fronts. Contre le libéralisme économique du Shah qui démultiplie les inégalités sociales. Et contre l’obscurantisme des Mollahs qui écrasent les libertés individuelles. Le Shah avait arraché le voile et puni les femmes qui en maintenaient le port. Khomeini oblige les femmes à le porter et punit les femmes qui l’enlèvent. Les deux faces de l’oppression s’accompagnent d’une corruption systémique et d’une terrible répression. Face à ces deux monstres, Darius et Sara vont se briser. L’exil à Paris dans le gris et la mélancolie creusera encore leur échec.

Car, sous des formes chaque fois spécifique, c’est l’Histoire de ces 60 dernières années, qui se répète partout dans le monde. Ce roman en raconte la version iranienne, dramatique, sanglante. Mais partout [4], on se trouve broyés entre d’un côté la « démocratie de marché » qui écrase pauvres et classes moyennes. Et de l’autre, les radicalités identitaires qui sèment haine, violence et division dans les sociétés [5].

Voir « Nous avons perdu »  ==> ICI

C’est ce drame que les parents de Kimia vont vivre. Darius et Sara vont se faire broyer par l’Histoire.

Négar Djavadi, couverture de son roman Iran

Le culte de la France

Tous, dans la famille, vivent en Iran dans la vénération de la culture française. De sa langue, de ses auteurs, de ses idéaux. La France représente un pôle de lumière, de modernité. Surtout aux pires moments d’obscurité que la Savak, la police secrète du Shah, puis la police politique et des mœurs des Mollahs, font régner sur la société. La fuite du pays en feu, le départ pour la France, représentent donc une libération.

Au terme d’un voyage éprouvant, à pied avec un passeur au travers des montagnes enneigées du Kurdistan, Sara et ses trois filles arrivent à Istanbul. Dès leurs premiers pas au Consulat de France, l’accueil est glacé. Grâce à Darius, intellectuel opposant connu, des facilités administratives leur seront cependant accordées. Mais la France est fermée. La société est anxieuse. Elle n’ouvre pas ses bras à la famille Sadr. Une famille qui vient d’un pays perçu comme entièrement dévoué aux religieux fanatiques. Opposée au Shah mais aussi aux Mollahs, la position des Sadr est incompréhensible pour la majorité des Français.

Kimia va se révolter

La jeune adolescente devenue parisienne, au corps hybride, écrasée par la mélancolie et l’inquiétude de ses parents, va se rebeller. Elle découvre dans la musique Rock un univers d’accueil. Elle va s’y jeter sans compter. Sa mère se rebiffe. Kimia quitte sa famille. Elle va errer dans la face sombre de la Ville Lumières. Entre squats, alcool, drogues, nuits glaciales dans la rue. Coupe punk, vêtements en loque, rencontres sans lendemain, précarité subie et acceptée. Dans cet espace, l’alcool et les drogues diluent les frontières. Elle n’est questionnée sur son origine ni sur son homosexualité. Elle n’est plus désorientée. Elle est là où il n’y a plus ni Nord ni Sud. Plus de futur aussi.

Ce passage d’adolescente est écrit de l’intérieur. Avec une précision et une sensibilité qui nous font partager ces parcours dans l’envers du décors. Et qui nous donne des clés pour comprendre que des jeunes puissent « choisir » de se réfugier dans ce monde terrible.

Une écriture superbement ciselée

L’auteure décrit ses sentiments, ses troubles, ses questionnements. Avec un mélange d’audace et de finesse. « Voilà comment je voyais les choses », écrit-elle. Et on entre dans sa vision, sa sensation, dans sa tête. Une si belle écriture, précise, inventive, pour mettre en mots le regard qu’elle porte sur le monde. Sur ses parents. Des parents absents, absorbés par la lutte politique. Dans la peur de la répression. Sur ses sœurs ainées qui jouent, à ses yeux, aux petites filles modèle.

Le regard sur elle-même

Elle est née avec de grands yeux noirs. Pas bleu du tout ! Et sa naissance a coïncidé avec la mort de sa grand-mère, Nour. Celle-là même qui avait donné des yeux bleu sombre à la descendance du seigneur Montazemolmolk. Surtout, elle est née à rebours du désir de garçon de son père. Elle vit une jeunesse de garçon manqué. Elle se découvre homosexuelle. C’est quoi, être fille ?

Un humour fin parcourt les lignes, en permanence. Mais un humour qui ne fait pas distance. Qui n’est pas là pour habiller des réalités difficiles ou douloureuses. Qui fait merveilleusement corps avec le sujet. Les mots sont dits. Crus parfois. L’engagement de l’auteur dans ses lignes est total, même si une part de fiction demeure.

La trame du roman « Désorientale » s’enroule entre passé et présent

L’histoire est contée dans la tête de Kimia alors qu’elle est dans la salle d’attente d’un hôpital parisien. Elle s’est engagée dans une procréation médicalement assistée. Avec un tube de sperme dans son sac, elle attend. Et se remémore son histoire. Elle repense à sa mère, ses sœurs. Son père inaccessible. Sa maison à Téhéran. L’angoisse des parents. Le refuge chez l’un de ses oncles. Les autres membres de la famille, aux destins si différents.… La fuite en Turquie. L’accueil en France. Un fardeau trop lourd à porter pour une toute jeune fille qui débarque à Paris. Inquiète sur son identité, déroutée par l’écart entre la France rêvée et la réalité.

L’intrigue se dévoile lentement, au fil des bribes d’histoire qui remontent dans la tête de Kimia. Il y a un vrai talent de cinéaste mis en œuvre dans la mise en scène de ce roman.

L’EVENEMENT

Demeure l’ombre d’un EVENEMENT majeur et dramatique qui court tout au long du texte (le mot est écrit en lettres majuscules). Il nous est révélé dans les dernières pages du roman. Son père Darius est assassiné dans leur appartement à Paris. Comme le fut Chapour Bakhtiar, ancien premier ministre, assassiné en 1991 dans la banlieue parisienne. Et tant d’autres opposants au régime des Mollahs, en Iran et à l’extérieur du pays.

Darius est sauvagement poignardé par la main d’un lointain cousin qui avait désarmé sa méfiance. Une lointaine résurgence des pressions familiales d’origine féodale. Sara son épouse tombe dans la folie. Les trois filles se retrouvent pour faire front dans ce malheur. Kimia est revenue à Paris.

L’autre fil du roman s’est noué autour de la découverte par Kimia du désir de maternité. Elle fait écho à la parole de sa mère et de sa grand-mère. C’est la vie qui rebondit après tant de drames.

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Sur l’histoire contemporaine de l’Iran ==> ICI

Sur Chapour Bakhtiar ==> ICI

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[1] Sur « Le Guépard », voir ==> ICI

[2] Sur « La Cerisaie », voir ==> ICI

[3] Sur le renversement de Mohamed Mossadegh, voir ==> ICI J’ai personnellement un souvenir d’enfant de ce coup d’Etat. Mon père me raconte brièvement l’évènement. Je devine son émotion, sa colère, sous ses propos. Nous sommes en 1953. Vingt ans plus tard, en septembre 1973, le Président du Chili, Salvatore Allende, sera renversé et assassiné par un coup d’Etat soutenu et inspiré par les USA.

[4] Non, pas partout. Dans les pays qui se sont arrachés au sous-développement, en Chine principalement, se joue une autre Histoire. Une histoire dure, impitoyable, mais avec l’horizon partiellement illusoire d’un accès à une vie matérielle meilleure. Au prix d’un renoncement (provisoire ?) aux libertés. Voir sur ce sujet « Brothers » ==> ICI

[5] On remarque que Donald Trump incarne une combinaison de ces deux versions : libérale et fascisante à la fois.