Des pierres des champs dans le jardin des villes. Nous ne sommes pas sortis de la sidération que les résultats de la séquence électorale de juin-juillet 2024 en France ont révélé. Sidération et peur que ces résultats ne soient qu’un sursis. Les prochaines élections sont proches, municipales et présidentielle. Le pire est à venir si des inflexions majeures ne sont pas apportées au cours du fonctionnement politique du pays !

Alors on se pose et on réfléchit. Personne n’a la recette magique. On partage ici nos réflexions pour pouvoir agir. Parlons ici de l’imaginaire social dominant et de son lourd contenu en mépris de classe. Sur trois sujets : la chasse, le surtourisme et la voiture. [1] Autant de pierres jetées depuis les champs dans le jardin des villes.

Esprit de domination et mépris de classe

Regardons en face l’esprit de domination que les couches urbaines, instruites, ouvertes aux minorités et au monde, multiculturelles, aux revenus plutôt au dessus de la moyenne… font régner sur l’imaginaire social [2]. Cet esprit de domination que viennent provoquer, en contre-point obscène, les émissions de télévision animées par les professionnels de la haine, du racisme, du sexisme, sur financements des milliardaires de la mondialisation. Des émissions qui connaissent une large audience, faite de revanche sur les classes urbaines, instruites, multiculturelles. Celles-ci se rassurent en détestant ces émissions vulgaires, racistes, sexistes… Détestation facile, empreinte de mépris de classe ! Et d’un immense aveuglement ! (voir ==> ICI « Le prix du mépris »)

Voiture – Surtourisme – Chasse

  • Mépris de classe à vouloir faire refluer les voitures dans les grandes villes

  • Des espaces urbains plutôt bien dotés en transports en commun. Avec des arguments écologiques partiels (ceux qui mettent en haut de la vertu écologique les voitures électriques par ex), où l’on ne fait que déplacer la pollution dans le champ « des autres ». En face, les habitants des petites et moyennes villes, qui ont fait construire des pavillons dans ces lieux périphériques où services publics, commerces, ont disparu. Où la vie sociale s’est rabougrie… Et où on doit avoir 2 voire 3 voitures par aller travailler ou étudier. J’ai découvert, dans la périphérie de Romans sur Isère, les embouteillages en pleine campagne à 18 heures ! Autour des ronds-points, entre supermarchés, zones d’activités, et grands champs… Ces ronds-points où ces habitants délaissés s’étaient réunis, gilets jaunes sur le dos, il y a quelques années. Leur colère était partie de la hausse du prix du carburant. Justement, ce carburant pour faire avancer les voitures ! La grogne s’était rapidement élargie. Avec une demande de reconnaissance, un besoin de lien social. La réponse de l’Etat ? La violence policière, une prime dérisoire rapidement rattrapée par l’inflation, et un simulacre de concertation pour noyer le poisson. Pourquoi les partis progressistes sont-ils restés sourds à ces demandes des Gilets Jaunes ? Une demande de considération, de reconnaissance. Rien qui était hors du champ des revendications et valeurs de partis qui se réclament de la gauche. Les élus ruraux de ces partis sont-ils restés silencieux ? Ou n’ont-ils pas été écoutés par les états-majors parisiens pris dans l’esprit de domination évoqué ci-dessus ? Madame la maire de Paris, qui veut débarrasser le centre de la capitale des voitures particulières est particulièrement détestée par ces ruraux exclus. Quelle politique de nantis ! Alors que la voiture qui fait partie de l’outil majeur de ces gens dispersés dans le monde rural sans autre accès au travail, au supermarché, à l’hôpital, à l’école pour les enfants… que cette voiture, justement !
  • Mépris de classe à dénoncer le surtourisme

  • Un phénomène qui frappe les lieux que la nature, l’héritage de l’histoire et des agencements commerciaux ont rendu attractifs à une large échelle. Et se pressent en ces lieux des masses de gens attirés par les tarifs des formules touristiques alléchantes : vol + hôtel à bas prix. Avec l’avion de la compagnie à bas coûts pris dans un aéroport éloigné de la capitale. L’exaspération des habitants de ces lieux ainsi investis, à Lisbonne, Barcelone, Amsterdam… est totalement légitime. Evictions foncières, hausse des prix, présence massive de touristes aux comportements peu civils… Le mépris vient de ces urbains qui voient dans ce surtourisme un dérangement dans leurs propres déplacements touristiques[3]. 
  • Mépris de classe à s’indigner, de loin, des méfaits de la chasse

  • Défense de l’environnement, et/ou de la cause animale. Dénonciation de l’archaïsme du geste… Les arguments ne manquent pas pour critiquer cette pratique décriée comme d’un autre âge. Justement ! Que s’est-il passé dans les temps anciens ? Au temps de la Révolution française, les paysans ont exigé et obtenu le droit de chasser, de porter une arme. Privilèges strictement réservés aux nobles jusque-là. Châteaux (et églises) ont été détruits dans ce grand mouvement d’abolition des privilèges. La mémoire de cette lutte est-elle encore vivante dans les revendications actuelles des chasseurs ? Des revendications largement reprises par les partis de droite et d’extrême droite. Ce qui est vrai, c’est l’opposition que ces chasseurs sentent venant des gens des villes. De ceux-là mêmes qui font la politique nationale, loin des campagnes. Qui défendent le retour des loups dans les champs. Qui s’apitoient à bon compte sur le sort des ours dans les montagnes… 

Qu’a apporté l’Etat français au monde rural au moment de la révolution industrielle ?

Promenons nous dans les campagnes de France. Le moindre petit village a reçu de l’Etat à la fin du XIX° siècle une école publique. Non pas un petit bâtiment austère. Mais une belle école, souvent en pierre de taille, qui se dressait fièrement au centre du village. Une école pour instruire les enfants du monde rural et en faire de bons travailleurs qui allaient pour une part rejoindre les villes, où les usines recrutaient largement [4].

Ecole versus Routes

 

Aujourd’hui, ces bâtiments sont toujours là, mais les villages se battent pour que l’école ne ferme pas, quand elle ne l’a pas déjà fait.

Déjà, le café, l’épicerie, la boulangerie, la Poste … ont fermé boutique. Ne parlons pas de la pharmacie, du médecin qui sont partis se regrouper dans les villes moyennes. Les centres des villes petites ont été vidées de toute activité commerciale. Elles offrent un paysage d’une grande tristesse, avec ses boutiques fermées derrière des vitres poussiéreuses. Ces évictions se sont faites au profit de ces « grandes surfaces », boites à savon devant un parking immense où l’on se déplace en poussant le caddy.

Les élus locaux, de droite comme de gauche, ont favorisé ce type d’extension urbaine : la désertification commerciale des cœurs de ville au profit des centre commerciaux à la périphérie. On a fait miroiter aux élus des revenus supplémentaires pour les Communes. Avec lesquels elles ont pu construire des parkings et élargir les voies… Favoriser en somme la circulation en voiture !

Ce que l’Etat apporte au monde rural aujourd’hui ? Des routes ! Des routes et encore des routes !

Oui, des routes. Plutôt bien entretenues. Qui quadrillent d’une trame serrée le territoire. Des routes pour aller travailler. Pour aller au supermarché. Accompagner les enfants à l’école, au collège, au lycée. Pour aller se faire soigner loin. Dans un centre médical surchargé, devant un médecin que l’on ne connait pas… Et tout ce qui va autour de la santé : analyses médicales, radiographies, kiné….

des routes, des routes, et encore des routes

Métropolisation et désertification

Et les politiques publiques mises en œuvre depuis des décennies, pensées dans la culture des grands centre urbains, visent à accentuer la disparité du territoire au nom de la « rationalité économique ». A concentrer encore plus de population, de richesse, de valeur autour des aires métropolitaines qui se construisent autour des grandes villes. 22 villes ont été déclarées « métropoles » en France, et la concentration se poursuit autour d’elles. Accentuant la désertification des zones rurales qui deviennent ainsi doublement « périphériques ». De fait, abandonnées des services publics et des commerces. A qui on n’offre… que des routes pour rejoindre ces centres métropolitains !

Aveuglement et surdité des élites urbaines

La première sidération est l’écart entre les résultats électoraux de juin juillet et le fait qu’ils étaient totalement prévisibles. La colère devant le refus / l’impuissance des dirigeants politiques à entendre les demandes des différentes couches de la société se sont pourtant manifestées fortement depuis des années. Sans remonter loin, on peut citer les mouvements des Gilets jaunes contre l’abandon des territoires. Des salariés contre la réforme des retraites. Des jeunes des banlieues contre la répression policière et, là aussi, l’abandon des territoires. Mais aussi des jeunes urbains contre les destructions de l’environnement. Des agriculteurs contre la sous valorisation de leur travail et leur noyade devant la bureaucratie européenne. Certes, une partie de ces mouvements oppose les couches sociales les unes contre les autres. Et les revendications sont parfois ambivalentes, faute, souvent, d’être écoutées et prises en compte par les partis progressistes.

Alors on fait quoi ?

Nous sommes en sursis ! Le parti d’extrême droite attend tranquillement son heure. La prochaine échéance électorale qui concentre un énorme pouvoir dans une personne est proche. La présidentielle. Tandis que les partis politiques s’agitent à Paris, sous l’œil cynique du président qui prétendait maitriser la situation, le temps, le sens des choses. Qui n’a rien à perdre, quelle que soit la formule politique qui sortira des tractations actuelles. Son avenir dans son milieu est sans grosses incertitudes.

Graffiti "notre sursaut est un sursis"
Ecrit début juillet 2024 quelque part en France

La société civile

Quel que soit le gouvernement qui va se former à Paris, la société civile peut jouer un rôle. D’abord, chacun dans son champ, à écouter la voix des exclus, et de tous ceux qui œuvrent, en silence, pour maintenir le lien social, dans les banlieues, mais aussi dans le rural. Un espace qui échappe à ces urbains instruits multiculturels qui donnent, en toute bonne conscience, le « la » de ce qu’il faut penser. et qui font que les politiques, de droite comme de « gauche » sont semblables Ensuite, agir et faire pression pour que ces voix soient entendues. Car la demande n’est pas uniquement « monétaire ». Ni ne porte essentiellement sur la « migration ». Elle est aussi une demande de reconnaissance, de démocratie.

Nous savons que le vote d’extrême droite prospère dans les zones où le tissu social est lâche, où le mouvement associatif est faible. Alors, reprenons la main sur le tissu social. Et incluons une dimension internationale avec l’action en France des multiples ONG qui œuvrent avec les pays du Sud. Afin de donner à la mondialisation un autre visage que celui que nous offre celle conduite par le cynisme destructeur du libéralisme.

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Ce thème est déjà traité sur ce site, notamment dans la situation aux Etats-Unis :

  • « Slavoj ZIZEK recentre le débat  » Voir ==> ICI
  • Madame Clinton     Voir ==> ICI

 

[1] On pourrait ajouter la bidoche et le BBQ ; le fait de regarder ou même d’avoir la télévision ; de parler la langue anglaise ; de prendre l’avion pour un oui pour un non ; de fermer le robinet quand on se brosse les dents…

[2] Ce sont ces couches urbaines qui donnent des majorités de centre gauche aux exécutifs dans les grandes agglomérations.

[3] Une partie de la réponse des professionnels du tourisme s’effectue par la hausse des prix. Ainsi, l’entrée du Jardin Majorelle à Marrakech a-t-il été porté à 350 Dirhams par personne (jardin + musée), soit environ 35 euros. La visite au musée du Louvre coûte 22 euros (hors réductions spécifiques).

[4] Nous n’oublions pas que l’instruction de ces enfants des campagnes s’est accomplie en cette fin du XIX° siècle alors que l’expansion coloniale battait son plein, sous l’impulsion notamment de Jules Ferry. Ni que ces jeunes enfants instruits allaient se faire massacrer à grande échelle lors du premier conflit mondial. Aux cotés de l’Ecole publique, on a dressé des monuments aux morts où s’alignent les noms des jeunes hommes qui sont tombés dans les tranchées. Que de noms pour ces villages aujourd’hui qui ont peine à vivre !