« Comme une blessure de sabre » de Ahmet ALTAN. Il est question d’amour, de mort, de pouvoir. Chacun de ses termes porté à incandescence par une écriture généreuse et libre, entremêlés dans les eaux troubles du Bosphore, au cœur de la capitale ottomane, épicentre de l’empire. Mais un Empire en décomposition. Nous sommes à la fin du XIX° siècle. La Sublime Porte a encore quelques années à agonir, avant que son alliance avec les perdants de la Première Guerre Mondiale ne mette à bas l’édifice. Sous les coups et la ruse d’un autre empire, britannique celui-là.
La trame du roman se tisse autour des amours de Mehparé Hanim et d’Hikmète Bey. Ahmet Altan nous fait partager les joies et les souffrances de ces deux êtres, guidés par la volupté, la domination, la quête d’amour. Une histoire d’amour sur fond d’intrigues et de concurrence mortelle entre les pachas qui gravitent autour du Sultan. Istanbul est aux mains de ces seigneurs qui se partagent la ville et les prédations tirées de leurs manigances dans les sombres recoins de la capitale. Alliances, trahisons, dénonciations auprès du Sultan, forment le jeu politique dangereux qui agite le pouvoir dans la ville.
Les vastes territoires de l’Empire forment l’arrière-boutique de ces funestes manœuvres. L’Egypte, l’Arabie, la Roumélie , l’Anatolie, la Syrie… autant de contrées dominées d’où l’on tire des ressources et qui peuvent servir de lieu de repli, en cas de danger. Mais aussi de lieu de réclusion pour ceux que le pouvoir veut éloigner. Le Sultan, au centre de ces jeux, déploie l’essentiel de son énergie à déjouer les complots, imaginaires et réels, qui se trament autour de sa personne. Au loin, Paris brille par son attrait intellectuel et la liberté qu’on peut y vivre.
Dans ce concert, on entend, comme une basse continue. C’est le récit décalé d’Osmane qui livre, plusieurs dizaines d’années après, des fragments de l’histoire. Un récit où se mêlent la voix des descendants des personnages principaux, la poussière des palais abandonnés, et beaucoup de haine et de rancune.
Le pouvoir actuel en Turquie
Comment ne pas percevoir, dans ce magnifique roman sur le pouvoir, qu’Ahmet Altan évoque le mode de gouvernance de l’actuel président turc ? A mots à peine voilés, il guide notre regard sur son côté absolutiste, la concentration totale des prises de décision entre ses mains. Un pouvoir obsédé par les complots, notamment ceux provenant d’anciens alliés. Et surtout, un pouvoir déployant une répression massive, arbitraire, cruelle. Une répression pour intimider la population. Où l’arbitraire ne constitue pas un à coté, un dommage regrettable, mais le cœur même de la logique de répression. Pour instiller une peur sourde et pesante sur l’ensemble de la société.
Cette répression, l’auteur en a été victime. Par son emprisonnement cinq années durant pour des raisons sans aucun fondement. Il en a tiré un ouvrage écrit en détention : « Je ne reverrai plus le monde » dont la note de lecture de ces écrits de prison rend compte. Voir ==> ICI
Le récit commence par une histoire d’amour
Ou plutôt celle d’un premier mariage de la sublime Mehparé Hanim avec le Cheikh Effendi. Un homme incapable de dompter son désir pour cette jeune femme à la beauté inquiétante. Une petite fille et une année plus tard, Mehparé Hanim est divorcée. Sa rencontre avec le jeune Hikmète Bey qui revient de Paris où il a terminé ses études, l’engage dans une longue aventure. La jeune femme allie beauté et sensualité. Son éclat fascine et effarouche à la fois.
La fête de son second mariage, dépeinte avec grands détails, nous montre la magnificence que les élites ottomanes savaient et pouvaient organiser. Une démonstration extrême de leur richesse, de leur raffinement. De leur puissance.
Le voyage de noces se déroule à Paris. Les époux reviennent avec une jeune gouvernante française, Mademoiselle Hélène.
Les intrigues ne cessent de se nouer
Le Sultan dispose de multiples espions qui, chaque matin, le renseignent sur les mouvements qui agitent les pachas dans les secrets de la capitale. Chacun de ces seigneurs dirige une troupe d’hommes de main donnant à leurs prétentions une certaine crédibilité. Prétention à contrôler et raquetter un fragment du territoire de la capitale. Mais aussi, et surtout, à se situer vis-à-vis du pouvoir, c’est-à-dire du Sultan. Entre allégeance affichée et trahison possible, dans des jeux de coalitions fragiles et réversibles.
Comment ne pas voir ici une illustration du désir même de conflit qui peut mobiliser les êtres humains ? Voir à ce sujet « SUD ! Un tout autre regard sur la marche des sociétés du Sud » (suivre le lien ==> ICI)
Des Pachas contre l’un des leurs
Le roman décrit avec une grande finesse la machination qu’un groupe de puissants Pachas monte contre l’un des leurs, le Maréchal Pacha. Celui qui a toute la confiance et l’affection du Sultan. Une longue campagne de calomnie le dénonce comme préparant un complot pour renverser le pouvoir au sommet du pouvoir. Le piège se forme autour d’une grossière provocation entre domestiques (en même temps hommes de main) des deux camps. Le Maréchal Pacha, celui qui était le plus proche du Sultan, perd la partie. Celui-ci connait la vérité. Mais il prend sa décision en fonction du rapport de forces qu’il pressent. C’est l’exil à Damas pour le Maréchal Pacha.
En un instant, l’horizon de ce puissant personnage a basculé. Dans la nuit glaciale du Bosphore, une frégate l’emporte pour une déportation dont il ne reviendra pas.
Un pouvoir fragile, arbitraire, sans appel
La proximité avec le sommet de pouvoir procure honneurs, richesses financières et foncières, privilèges, prestige. Mais ces ressources peuvent se payer chèrement au moindre faux pas. Au moindre retournement de la situation, comme vient de le vivre le Maréchal Pacha. Car toutes ces grâces et disgrâces dépendent de l’humeur du Sultan et des équilibres de force qui se font jour autour de lui. Lequel Sultan est obsédé par ses fantasmes de coup d’Etat, nourris par les sombres jeux de pouvoir qui s’agitent en permanence autour de lui.
Amour, mort, pouvoir
Sur les trois fils de cette trame, Ahmet Altan brode les thèmes du récit. Volupté, spiritualité, mais aussi amitié, fidélité, honneur, bravade. Mais aussi les interrogations sur la forme de pouvoir qu’est un Empire et comment sortir de la tyrannie sans détruire l’Empire. En sourdine, des groupes de jeunes se préparent à donner l’assaut à l’édifice impérial et à la tyrannie archaïque du Sultan. Un complot qui n’emprunte pas aux jeux des pachas au sein du sérail. Mais puise dans les couches jeunes et instruites sur tout le territoire de l’empire.
Ahmet Altan met en scène divers personnages pour animer cette fresque, en autant de séquences. Nous en rapportons quelques-unes ci-après.
Le médecin et le moustique
Il est quelques proches du Sérail qui bénéficient de proximités moins exposées que celles des Pachas. C’est le cas du médecin personnel du Sultan. Ce médecin, qui n’est d’autre que le père d’Hikmète Bey, connait un jour les plus grandes frayeurs devant la demande du maitre d’examiner la favorite parmi ses femmes, qui souffre d’un méchant bouton dans le dos. Il s’engage dans le Harem et se heurte aux eunuques qui en montent une garde vigilante. Fort de l’ordre du Sultan, il parvient à effectuer cet examen, après que les vêtements de la dame ont été découpés pour que seule la partie douloureuse soit portée à sa vue . Prescription de l’homme de l’art.
Aux interrogations du Sultan, le médecin répond que c’est d’avoir gratté une piqure de moustique que la plaie s’est infestée. Mais comment un moustique a-t-il pu piquer cette femme au travers de ses habits ? Le médecin sent la colère du Sultan se retourner contre lui. Il répond que c’est au hammam que le moustique a œuvré. Sur le champ, le Sultan exige que le médecin aille chasser ce moustique du hammam. Peine perdue, le moustique est introuvable. Alors le Sultan ordonne qu’on détruise le hammam.
Le jeune officier
Avant son exil, le Maréchal Pacha a fait revenir Raguip Bey, jeune officier, des marges de l’Empire où il servait, pour former autour de lui une garde de fidèles. L’homme, courageux au combat, s’enflamme dans les coins sombres d’Istanbul et commet des erreurs qui l’obligent à se cacher dans un tekke (un monastère).
En route pour la capitale, le jeune officier est passé par un village qui fête un mariage et pratique une étrange coutume. Celle d’exposer sur un rocher les foies des moutons tués pour le repas de mariage. Des mets sanguinolents sont ainsi offerts aux vautours de la région qui, appelés par l’imam, se rassemblent par dizaines pour participer, à leur manière, au festin de la fête.
Arrivé à Istanbul, le protecteur de Raguip Bey est tombé en disgrâce. L’officier parvient à éviter d’en être affecté dans sa liberté. Il est envoyé en Allemagne, dans un échange entre officiers allemands et officiers turcs.
Le chef spirituel
Cheik Effendi a été le premier mari de Mehparé Hanim. Il n’a pas su la garder. Il ne voit plus la fille qu’ils ont eu au cours de leur brève union. Sa douleur est immense. Il est inconsolable.
Il s’engage alors dans une démarche spirituelle. Sans trouver l’apaisement. Mais cet engagement lui donne une aura nationale comme chef spirituel. Un maitre doté de tous les pouvoirs que les populations en désarroi peuvent confier à un homme. Celui de guérir les maladies. De rendre fécond les ventres stériles. D’intercéder auprès de Dieu. Celle aussi d’apaiser les âmes, de prédire l’avenir…
Accueillant Raguip Bey pour le mettre, un temps, hors des griffes du Sultan, il va nouer une forte amitié avec lui. Ils dissertent au cours de longues promenades dans le cimetière et ses rosiers attenant au tekké dont il est responsable. Juste au fond du bras de mer de la Corne d’Or.
La volupté
Ahmet Altan nous livre, avec son écriture ciselée, des scènes d’ébats d’une haute sensualité. C’est Mehparé Hanim, la femme à la redoutable beauté, qui en est l’inspiratrice. Son mari se laisse entrainer sur ces chemins troubles, ou la gouvernante française est invitée comme pur objet de leur désirs.
Mais ces jeux-là finissent par épuiser le désir lui-même. Hikmète Bey sent que son insatiable épouse se lasse. Il ne sait comment garder sa place auprès de cette femme qui séduit le tout Istanbul, en impossibles promesses.
La découverte de la photographie
Le Sultan s’extasie devant cette invention. On prend l’image d’une personne, et cette image subsiste même après son départ. Même après sa mort !
Mais aussitôt, une idée le hante : quelqu’un pourrait prendre une image de lui. Et qui sait ce qu’il pourrait en faire contre lui ? Il interdit alors dans l’enceinte du palais cet instrument des chrétiens. Mais s’en sert abondement pour augmenter ses capacités à connaitre ce qui se trame autour et au sein de son palais.
La peur et la liberté
La grande Histoire de l’Empire rejoint celle des individus. Hikmète Bey prend conscience du poids de la peur qui règne autour du pouvoir de l’Empire. Qui imprègne sa propre vie, au quotidien, profondément. Une peur dont le prix est le maintien dans la proximité et les grâces de ce pouvoir qui dispense honneurs, richesses, mais aussi menaces, coups, répression. La venue à Istanbul pour quelques mois de sa mère qui vit à Paris réveille ce sentiment d’oppression, de peur, en comparaison avec la liberté qu’il a vécu en France pendant ses études.
Fragilité de l’Empire
Au-delà de l’écume provoquée par l’agitation des courtisans concentrée à Istanbul, le corps immense de l’Empire semble endormi. (p 228) « Vu de l’extérieur, l’Empire était à l’image de ses habitants (…) : silencieux, calme et inerte. La tyrannie qui prétendait tirer sa légitimité de Dieu lui-même et se parait d’une image quasi divine grâce aux fatwas du Cheikh-al-Islam et au titre de Calife attribué au Sultan, avait plongé l’Empire dans le mutisme et l’immobilité. Exerçant une oppression implacable sur une société composée d’une multitude de peuples, de races, de religions, de confessions et muselée dans une inquiétude profonde, dans la soif d’une vie libre et les germes d’une révolte dont les prémisses ne devaient pas tarder à se manifester. »
De jeunes officiers tissent les fils d’un vaste mouvement pour se défaire du tyran
Ahmet Altan nous introduit dans la révolte qui se construit. Les jeunes officiers recrutent chaque jour de nouveaux adeptes et se font muter aux quatre coins de l’empire pour démultiplier leur mouvement. La focalisation du Sultan sur les rivalités dynastiques de l’étroite scène stambouliote, au sein du sérail, leur sert de protection, pour un temps.
Des violences éclatent du côté européen. Une insurrection nationaliste éclate l’actuelle Bulgarie. Soutenu par les empires d’Autriche-Hongrie et de Russie, ces rebellions posent de plus en plus clairement celle de l’implosion de l’Empire Ottoman. Comment sortir de la tyrannie ? En manifestant son désir d’indépendance. L’histoire retiendra que les empires qui ont soutenu ces revendication centrifuges des minorités de l’Empire ottoman s’écrouleront également, comme effets de la déflagration de la Grande Guerre.
La liberté pour qui ?
Pour le mouvement des jeunes officiers ottomans, se pose un redoutable dilemme. Ils s’unissent contre la tyrannie du pouvoir central dans une puissante revendication de liberté. Mais comment se situer devant les revendications de liberté posées par les autres ? Notamment par les nationalistes Bulgares ? Et quid des autres minorités ? Les Grecs ? Les Arméniens ? les Arabes ? Les Kurdes ?
Pour certains d’entre eux, la réponse est de se revendiquer comme « Turc ». Au même titre que les autres minorités. Et d’accepter que le territoire de l’Empire soit réduit d’autant ! Au sein de la conspiration, tous ne sont pas prêts à accepter une telle amputation.
Le démembrement à venir de l’Empire.
Il faudra la défaite du camp des empires centraux pour entrainer celle de l’Empire Ottoman qui s’y était allié. Mais le roman s’achève avant le déclenchement de la Première Guerre Mondiale, autour de 1908-1909.
Le terrible Pacha envoyé à Salonique pour réduire par le fer et la terreur l’insurrection des Bulgares est assassiné par un jeune officier qui fait partie de l’organisation qui veut en finir avec la tyrannie.
Le Sultan, toujours aussi mal renseigné par ses milliers d’espions, surestime totalement la menace. Il nomme un nouveau Vizir pour accepter les revendications de l’organisation de rétablir la Constitution. Des scène de liesse s’emparent des populations dans tout l’Empire. La peur va cesser. On a rogné les griffes du tyran.
Le récit nous laisse dans l’incertitude de cette période troublée, où les principaux acteurs restent en place. Il faudra la Guerre et ses conséquences sur la région pour mettre à bas définitivement l’Empire et le Califat du Sultan.
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Ahmet Altan, né à Ankara en 1950, est un écrivain et essayiste turc, rédacteur en chef du quotidien Taraf. Son père est Çetin Altan, communiste, député d’un Parti ouvrier de Turquie entre 1965 et 1969. Il fut emprisonné et torturé pour son opposition au régime.
Ahmet Altan est accusé d’avoir participé au putsch manqué du 15 juillet 2016. Un coup d’Etat suivi d’arrestations massives frappant les milieux médiatiques, juridiques, militaires et intellectuels. Il est incarcéré en septembre 2016 et condamné à la perpétuité aggravée en 2018. Sa condamnation est confirmée en appel le 3 mai 2019 par la plus haute instance juridique du pays6, la Cour constitutionnelle.
En juillet 2019, la Cour suprême de Turquie rend un nouveau verdict, cassant les condamnations à perpétuité d’Ahmet Altan. Il est libéré en novembre 2019 : « Même si je suis heureux d’être parmi les gens que j’aime, ce n’est pas le moment de jubiler. Il est difficile de recevoir la nouvelle de sa propre libération quand des milliers d’innocents restent injustement détenus ». Mais il est de nouveau arrêté quelques jours après sa sortie de prison. Les autorités turques finissent par le libérer le 14 avril 2021 à la suite d’un arrêt de la Cour de cassation cassant le jugement de 2019. Pour en savoir plus, voir ==> ICI
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