« L’Epouse Antilope » de Louise ERDRICH. L’auteure entrouvre pour nous la porte du monde « de l’autre côté ». Par-delà le filtre de la langue anglaise et celui de sa traduction en français, nous entrevoyons cet « autre côté » qui n’a pas été formaté, codifié, normé par l’Occident. L’« autre côté » des Indiens d’Amérique.
On ne pénètre pas sans difficulté dans cet autre monde. La lecture en est déroutante, au sens propre. Nous sommes conduits hors de nos repères. Pour lire ce roman, il faut se laisser porter par le fil des mots, sans chercher à les ramener à des significations strictement cadrées. Une balade heurtée et parfois confuse, avec l’auteure dans son monde dont elle entrouvre une porte.
Une interrogation surgit dans mes pensées. Le caractère déroutant de cette écriture ne serait il pas le reflet de l’état de dislocation de la société amérindienne ? Une société broyée par la tentative d’anéantissement dont elle a été l’objet ? Le contre exemple nous serait fourni par d’autres écritures qui elles aussi « entr’ouvent la porte d’un monde autre » tout en conservant cohérence et lisibilité. Je pense aux œuvres littéraires du Japon, de Chine, d’Egypte… Des sociétés ayant certes subi la dure domination occidentale. Mais qui, par leur masse, ont résisté à aux tentatives d’anéantissement culturel. Un point à creuser !
A l’origine…
Le massacre des habitants d’un village indien par les Tuniques Bleues [1]. Un de ces soldats, Roy, tue une vieille femme du campement et voit s’enfuir un chien portant un bébé sur son dos. Il va quitter son régiment et suivre ce chien pour porter secours à l’enfant. Il finit par se lier à la famille de l’enfant. Cette histoire fondatrice va traverser les générations futures et servir de trame au roman.
Un roman qui propose d’autres clés pour comprendre le monde et s’y installer
Un monde où les rêves ont tout leur poids dans la vie concrète de chaque jour. Où l’on prend au sérieux les apparitions pendant le sommeil. Les visions qui peuvent survenir. Avec la charge de l’évocation, de la présence ici et maintenant des personnages qui viennent vous visiter, par-delà leur disparition comme vivants.
Un monde où le temps long des ancêtres est présent avec son intensité vivante d’émotions, de règles à respecter ou à trahir, de questionnements. Plusieurs générations se côtoient, mêlant les morts dans l’esprit des vivants. Avec naturel. Une évidence en quelque sorte.
Un monde où se nommer est toute une histoire
Une histoire qui doit correspondre à un fait marquant, un épisode singulier qui va vous identifier. Ainsi de « Presque soupe » pour ce chiot qui a échappé de justesse à son passage dans la marmite. Il y a aussi la « Femme dix Rayures ». Ce sont seulement des personnes inspirées qui peuvent vous attribuer un nom. En puisant dans les rêves. En écoutant le vent.
La mère « Femme Prairie Bleue », va changer de nom. Elle va s’appeler « De l’Autre Côté de la Terre » quand elle part à la recherche de sa fille. C’est elle dont sa propre mère a été tuée par le soldat et qui a vu s’enfuir sa fille sur le dos du chien. « De l’Autre Côté de la Terre » va partir à sa recherche en direction de l’Ouest. Par là où on a vu la chienne s’échapper, avec son précieux chargement. Cette histoire d’enfant sauvé est très ancienne. Pourtant, elle forme un écho du présent pour ses descendants. Aujourd’hui.
Un monde où l’être humain est une partie de la nature (n’est « qu’une partie de la nature »)
Les bois, la neige, l’eau, la terre… tous ces éléments forment et conditionnent le vivant, à parts égales avec les humains et les animaux. Cerfs, antilopes, ours, chiens sont partie intégrante de la société. Respect, conflits, ruses, protection, amour… forment le menu quotidien des relations entre tous ces êtres vivants. Entre les êtres humains et entre eux et les animaux.
Les êtres humains sont attachés à leur tribu
Ils s’y référent souvent avec une identification forte. Les principaux personnages qui traversent le roman sont de la tribu Ojibwa [2]. C’est un monde culturel auquel ses membres sont très attachés et qu’ils perpétuent activement. Le pouvoir de nommer (comment sait-on qui a ce pouvoir ?), le savoir dans les signes produits par les fumigations continuent de fasciner. Ce roman fait partie de cet effort de maintenir le lien avec cette culture. Des mots dans la langue d’origine ponctuent le texte.
L’alcool assombrit le paysage, surtout du côté des hommes. Lourd, pesant sur leur énergie. Sur leur vitalité. Nourrissant puissamment les pulsions suicidaires.
Il y a aussi la mendicité. Comme une chose « naturelle ». Cela contribue aussi à rabaisser les hommes et disloquer les familles.
[JOA] Idée d’une « créance » sur le monde des Blancs
Cette posture de mendiant est soutenue par l’idée que les Blancs, dominants, ont une dette vis-à-vis des populations amérindiennes. Les populations originaires.
Oui, il y a eu humiliation, massacres, vol des terres, tentative presque réussie d’élimination… De fait, en un génocide constitué. Mais que fait-on maintenant ? Reste-t-on dans l’espoir d’une revanche ? D’un tel moment attendu ?
Non, cette funeste idée est destructrice pour les peuples qui ont été spoliés. Une idée que l’on rencontre aussi chez des Noirs américains. Créance perpétuelle qui cloue au sol. Dans l’attente passive d’une réparation que, souvent, l’on n’ose même pas formuler. Mais une attente qui distille son venin d’impuissance !
Donc : pas de repentance pour les actions passées. Mais les générations d’aujourd’hui sont responsable de ce qu’elles font aujourd’hui vis-à-vis des amérindiens, des descendants d’esclaves… Aujourd’hui !
« L’Epouse Antilope » de Louise ERDRICH : une forte présence des femmes
Elles sont mères. Grands-mères. Epouses, amantes. Filles et fillettes. Mortes et présentes dans le souvenir et le retour dans les rêves. De la famille des humains ou des animaux. Avec leurs forces et faiblesses. Et avec la cuisine qui s’écrit au fil des pages. Pour faire des gâteaux de fête du mariage. Pour celui de Noël. Et Franck, en contre point, qui fabrique du pain et des gâteaux sophistiqués qu’il vend dans sa boulangerie.
Les femmes au centre du roman. Au centre de la vie. Sans soumission aux éléments masculins, du moins avec les éléments livrés par l’auteure dans le roman.
Sous le regard distant, ironique et légèrement mystérieux des grands-mères, les femmes naviguent dans les eaux hostiles des amours contrariées. Face à des hommes qui, souvent, s’effondrent dans l’alcool. Mais aussi dans le refoulement du souvenir de drames passés. Enfouis dans le silence.
Les fêtes comme des mises en scène des drames qui couvent
La fête de mariage, entre mesquineries et drame majeur. L’homme abandonné pour l’autre qui se marie met fin à ses jours dans une lugubre et spectaculaire mise en scène. Toute les invités à la « fête » sont pris dans cette tragédie. Ambivalence de la femme qui en a été l’enjeu. Cette fête de mariage tourne en catastrophe.
Un an après…
Les mariés veulent oublier et faire oublier la catastrophe du mariage, un an auparavant. Chacun des époux prépare en secret une fête pour l’autre, et le résultat est cocasse. Il y a (enfin) de l’amour, des rires, dans les pages du roman !
Et les dernière pages évoquent les échos disparates de la scène primitive du massacre. Revenant en une boucle sur les premières pages.
L’impression d’un texte « décousu »
Les mots qui s’enchainent suivent un cours râpeux. Plein d’aspérités. La compréhension en est malaisée. Je pense à la traductrice qui a dû s’arracher les cheveux pour chercher à rendre en français la langue d’origine.
Une impression de décousu ? Mais les femmes du roman passent une bonne partie de leur activité à coudre. Coudre des peaux d’animaux pour faire des chaussures. Broder des perles sur ces peaux. Inclure des piquants de porc épic dans les petits objets fabriqués avec soin. En forme de cerf, de loup, d’ours. Les perles bleues rêvées par la jeune fille. Mais aussi faire des gâteaux nappés de sucre.
Oui, un texte qui parait décousu à la lecture. Sur la trame confuse des disparitions irréparables. Avec comme mémoire refoulée le drame originel et l’alliance familiale avec celui qui l’a provoqué.
Avec la disparition d’une des deux jumelles et l’inconsolable souffrance de celle qui est restée vivante. Et les amours de deux jumelles par le mari de l’une d’entre elles. Deux femmes indissociables. Non reconnaissables. Qui jouent de cette confusion vis-à-vis de l’homme.
Il faut accepter cette autre façon de « coudre la vie »
. Dans une étrangeté perturbante. Espérer accéder un peu à cette autre intimité.
Qui nous brode ? Qui dispose les perles sur le fil de la vie ? Sommes-nous les perles ? Le fil ? Des perles éparpillées et recomposées d’une autre façon ?
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Karen Louise Erdrich, née en 1954 à Little Falls dans l’État du Minnesota, est une écrivaine américaine, auteure de romans, de nouvelles, de poésies, de critique littéraire et de littérature d’enfance et de jeunesse. Récompensée par de multiples prix, dont le National Book Critics Circle Award for Fiction pour son premier roman Love Medicine (1984). Ou le prix Pulitzer pour Celui qui veille (2021). Elle est l’une des figures les plus emblématiques du courant littéraire de la Renaissance amérindienne. D’après Wikipédia. Pour en savoir plus sur l’auteure, voir ==> ICI
A propos d’une autre écriture qui nous désoriente, voir les ouvrages de Chimamanda Ngozi Adichie et les notes de lectures qui en ont été faits dans sur ce site. Voir par exemple « L’hibiscus pourpre » ==> ICI
[1] Tuniques bleues est le nom donné par les Amérindiens aux troupes de cavalerie chargées notamment de la protection des colons durant la conquête de l’Ouest et les guerres indiennes dans l’Ouest américain. D’après Wikipédia.
[2] Les Ojibwés (Ojibway) sont un peuple autochtone du Canada et des États-Unis appartenant au grand groupe culturel des Anichinabés. Les Nations chippewa et saulteaux font également partie des groupes ethniques ojibwés et anichinabés. Les Ojibwés sont étroitement liés aux Odawas et aux Algonquins, et ont de nombreuses traditions en commun avec les Cris voisins, surtout dans le nord et l’ouest de l’Ontario et dans l’est du Manitoba.
Certains groupes cris et ojibwés se sont intégrés et forment maintenant des communautés oji-cries. Dans leurs terres traditionnelles des forêts de l’Est, les Ojibwés ont joué un rôle très important dans les débuts du commerce des fourrures. Malgré les efforts d’assimilation déployés par le gouvernement fédéral et les gouvernements provinciaux, les Ojibwés ont conservé leur culture et leur langue (l’anishinaabemowin) en plus de poursuivre leur activisme. À bien des égards, ils représentent la présence durable des Premières Nations au Canada. Source : L’Encyclopédie canadienne. Voir ==> ICI
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