« Je ne reverrai plus le monde » d’Ahmet ALTAN. Le sous-titre de cet ouvrage est « Textes de prison ». Des textes qui ont été écris alors que l’auteur vient d’être condamné à la prison à perpétuité. Comment vivre avec la certitude [1] que l’on va rester jusqu’à sa mort dans une cellule, privé de ses proches, de la lumière du soleil, de la nature ?

Nous sommes d’emblée dans le sujet. Ahmet Altan commence cet ouvrage par son arrestation, un petit matin de 2016. Après une tentative de coup d’Etat confuse. Un coup qui sera suivie d’arrestations et licenciements de magistrats, professeurs, journalistes… Par milliers. Ahmet Altan est journaliste. 

Se dédoubler

En cet instant où la police pénètre dans son appartement pour l’arrêter, il pense à son père qui, 45 ans auparavant, a été arrêté dans les mêmes conditions. Pour des motifs similaires. Il s’en souvient, il était enfant. Il a vu son père partir entre des policiers, pour longtemps.

Et dans ce moment qu’il vit, qu’il revit par le souvenir paternel, il fait un exercice mental d’une grande puissance. Son corps est certes pris par les policiers, emmené en voiture vers un centre de détention, contraint. Mais son esprit construit une autre « réalité ». Celle-ci, virtuelle, est inatteignable par les forces de répression. Elle est le pur produit de son imagination, hors de portée de leurs agissements, de leur volonté. (p 18) « La réalité n’a pas su m’attraper au vol. C’est moi qui l’ai empoignée au col. »

« Madame Hayat »

Nous avons déjà mesuré la force d’Ahmet Altan dans sa capacité à faire vivre, en imagination, un amour pendant son incarcération. Un amour construit par la magie de la création littéraire. Madame Hayat, pur produit de son imagination, qui devient le personnage principal de son roman qui a pris le nom de son héroïne. Un roman écrit, comme le présent texte, alors qu’il pensait rester enfermé jusqu’à la fin de ses jours. Il s’agit là du magnifique roman « Madame Hayat » dont nous avons fait une note de lecture, accessible ==> ICI.

Suivent une série de courts chapitres comme autant de textes qui jalonnent sa vie d’incarcération

Perpétuité

Lors des premières nuits en cellule, Ahmet Altan sent qu’il peut sombrer dans la folie si son corps et son imagination cèdent. Céder, c’est-à-dire se dresser, de front, contre sa situation. Se mettre à hurler. Se heurter contre les murs. Supplier de sortir de sa cellule. Demander à toute force à voir la nature, la lumière, le grand air…

Rester accroché aux branches, le vide sous ses pieds

Céder ? Renoncer ? Tout au contraire ! Il doit s’accrocher non pas à un espoir (qu’espérer quand la perpétuité forme son horizon ?), mais à lui-même dans ses capacités à s’échapper par la pensée. A écrire. A rêver hors ces murs. Il se voit comme un homme accroché aux branches d’un arbre, avec un abîme au-dessous de lui, qui doit à toutes forces rester accroché. Quel que soit l’immense effort que cela lui demande. Sous peine de sombrer. De s’abîmer tout au fond du gouffre. Et de s’écraser en un tas d’os et de sang.

S’il cède, son imaginaire même peut se retourner contre lui. Comme une armée de spectres, incontrôlés, qui prendront possession de son esprit. Chacun porteur d’une peur différente, en une marche au bord de la folie.

La pensée de la mort le délivre

Oui, penser à la mort, avec son arrivée certaine, l’écarte de ce bord de la folie où il pourrait se laisser tenter de glisser. La mort, c’est la certitude de la fin de son calvaire. (p 29) « Etrangement, penser à la mort m’a tranquillisé. J’allais mourir un jour. » La flamme de la mort a éteint le feu de la terreur !

Premières nuits en prison

Ahmet Altan les passe dans une cellule avec des officiers supérieurs de la marine turque. Comme lui arrêtés dans les jours qui ont suivi le coup d’Etat. Avec la liberté confisquée, ils ont tout perdu : honneur, réputation, avenir de promotion dans l’armée, famille… Ils ne savent pas pourquoi ils ont été conduits, comme l’auteur, à ce poste de police.

Il y a aussi un professeur. Un homme très pieu qui fait ses prières dans la cellule. A côté des autres. Qui manifeste sa foi. Il redoute de céder lors de ses interrogatoires. D’avoir à dénoncer… Dénoncer qui, au juste ?

La vie quotidienne et les grands sujets

Le texte oscille entre la description de la vie en prison, avec la conscience de ses privations matérielles. Il saisit la moindre aspérité dans la monotonie des jours pour laisser son imaginaire courir. Comme les visites médicales avec les menottes qui se serrent autour des poignets à chaque mouvement, déclenchant une horrible douleur.. Ses interrogatoires absurdes où les chefs d’accusation varient sans raison apparente… La douche, et les locaux froids et sales sans aucun crochet où suspendre ses habits… Le petit déjeuner avec ses sandwichs congelés, accompagnés d’une bouteille d’eau.

Et les moments où il réussit à détacher sa conscience de son existence matérielle, faite de froid, d’odeurs de ciment glacé, de saleté, d’ombres, de faim, de monotonie.

Dans d’autres textes, l’auteur se confronte aux éléments qui remodèlent la vie d’un homme vivant en détention.

  • Sa propre image ! Perdre l’image même de son visage avec l’absence totale de miroir où se regarder.
  • Le temps ! Comment vivre le temps sans horloge ? Comment sortir de ce plat horizon ? De ces longues nuits ? Quels repères se donner ? S’inventer ?
  • Les rêves ! Comment vivre les rêves dont de toutes petites parties émergent, d’une façon erratique ? Hors tout contrôle de la volonté, de la raison. Sa vie en prison va-t-elle apparaitre dans le menu de ses rêves ? Les rêves ne peuplent ils pas la nuit? Ne prennent ils pas le contrôle de soi, faisant de nous ce qu’ils veulent ?
  • La question du mal. Pourquoi Dieu, omnipotent, a-t-il créé l’homme avec sa part irréductible de mal ?

Evasions

Chaque fois que son imaginaire s’ouvre, il s’échappe de sa situation de prisonnier pour s’évader dans d’autres mondes. Les histoires que les détenus racontent sont autant de clés pour ouvrir les portes de cet imaginaire. Ainsi, il s’échappe en empruntant l’histoire de cet enseignant qui s’établit dans un village de montagne, perdu dans la neige, pour vivre « les plus belles années de sa vie » au contact des rudes villageois, dans une austérité glaciale.

« Je ne reverrai plus le monde » d’Ahmet ALTAN Couverture du livre

Il passe et repasse devant le Tribunal

L’attente du verdict. L’auteur nous parle de ce moment précis où les juges se retirent de la salle du Tribunal pour délibérer sur son sort. Que se passe-t-il derrière la porte ? Que se passe-t-il dans la tête des juges qui l’ont -si mal- interrogé ?

Le personnage d’un de ses romans

A cet instant, il se remémore un chapitre d’un roman écrit par lui plusieurs années auparavant. Un détenu est dans cette attente. Dans ce moment où des juges délibèrent sur son sort. Dans la situation présente, il se voir, vivant, devenir le personnage d’un de ses romans… Et dans ce roman, le détenu est condamné.

Son esprit déraille. (p 154) « La littérature et la vie mordent l’une sur l’autre. » Il s’est lui-même condamné dans son récit !

« Condamné à une réclusion à perpétuité aggravée »

Et, dans la vraie vie qu’Ahmet Altan nous rapporte dans le récit, les juges sortent de leur délibération et prononcent leur verdict. Ceux-ci confirment sa culpabilité ! Sa condamnation à la prison à perpétuité est même aggravée. Comme dans son roman !

La sentence annihile tout espoir. (p 156) « Je regardais ma vie sombrer dans l’ombre. »

D’autres simulacres de justice

Les méandres des procédures et sa défense le conduisent une nouvelle fois, devant les juges. Cette fois, la motif de sa culpabilité change. Il n’est plus un « putschiste religieux » mais un « terroriste marxiste ». Le ridicule du motif de culpabilité atteint des sommets. Les errements judiciaires vont se poursuivre.

Mais l’important, c’est que sa perpétuité s’est transformée en peine de 6 années de prison. Une lumière s’est allumée dans son horizon. Son jugement cassé, il sera finalement libéré en avril 2016.

L’écriture, comme échappée, comme salut

Au fond, l’effort pour dissocier la vie réelle faite de méchancetés, d’humiliations, d’une autre dimension s’effectue largement par la littérature. Ahmet Altan écrit. L’écriture dresse un mur invisible entre la réalité vécue et lui. (p 111) « Je romps le contact avec le monde extérieur et m’enferme dans une pièce invisible où personne ne peut entrer que moi. J’oublie absolument tout en dehors du sujet qui m’occupe.

L’une des grandes libertés qui puissent être accordées à l’homme : oublier. Prison, cellule, murs, portes, verrous, questions, hommes – tout et tous s’effacent a seuil de cette frontière qu’il leur est strictement défendu de franchir. Le fait d’écrire contient ce paradoxe fabuleux qu’il est à la fois un refuge à l’abri du monde et un moyen de l’atteindre. »

« Je ne reverrai plus le monde » de Ahmet Altan délivre ici son message principal

C’est un magnifique enseignement sur les capacités de l’esprit humain. Sur les ouverture permises par la littérature. Par la création de l’esprit.

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Ahmet Altan, né à Ankara en 1950, est un écrivain et essayiste turc, rédacteur en chef du quotidien Taraf. Son père est Çetin Altan, communiste, député d’un Parti ouvrier de Turquie entre 1965 et 1969, et célèbre à l’époque par ses livres et sa contestation du pouvoir des militaires. Il fut emprisonné et torturé pour son opposition au régime. Le frère d’Ahmet, Mehmet Altan est un écrivain, journaliste de télévision et professeur d’économie à l’université d’Istanbul. Il est rédacteur en chef de l’influent journal Milliyet, puis fondateur du quotidien Taraf, le premier partenaire turc de WikiLeaks.

Ahmet Altan est accusé d’avoir participé au putsch manqué du 15 juillet 2016. Un coup d’Etat suivi d’arrestations massives frappant les milieux médiatiques et intellectuels. Il se voit accusé d’avoir envoyé des « messages subliminaux » lors d’une émission télévisée, ce qu’il dénonce comme étant « grotesques ». Il est incarcéré en septembre 2016 et condamné à la perpétuité aggravée en 2018. Sa condamnation est confirmée en appel le 3 mai 2019 par la plus haute instance juridique du pays6, la Cour constitutionnelle.

En juillet 2019, la Cour suprême de Turquie rend un nouveau verdict, cassant les condamnations à perpétuité d’Ahmet Altan, de Mehmet Altan, son frère (libéré en juin 2018), et de Nazli Ilicak. Il est libéré en novembre 2019 : « Même si je suis heureux d’être parmi les gens que j’aime, ce n’est pas le moment de jubiler. Il est difficile de recevoir la nouvelle de sa propre libération quand des milliers d’innocents restent injustement détenus ». Mais il est de nouveau arrêté quelques jours après sa sortie de prison. Les autorités turques finissent par le libérer le 14 avril 2021 à la suite d’un arrêt de la Cour de cassation cassant le jugement de 2019. La veille, la Cour européenne des droits de l’homme avait condamné l’État turc pour la détention du journaliste. Pour en savoir plus, voir ==> ICI

 

[1] Finalement, sa condamnation sera cassée et il sortira de prison au bout de 5 ans.