L Les dés » de Ahmet ALTAN. Nous sommes à Istanbul, au cœur de l’Empire Ottoman. Un empire en décomposition. Le personnage principal, Ziya, est un jeune homme dressé à faire passer son honneur au-dessus de sa vie. Et de celle de quiconque chercherait à atteindre le nom de sa famille. Celle-ci pèse lourd au sein de la communauté Tcherkesse. Dans les intrigues de la cour où se mêlent d’autres minorités de l’empire. Albanais, Grecs… Tous les dirigeants de ces minorités ont monté des organisations criminelles qui vivent d’extorsion sur les salles de jeu et la prostitution. Elles se livrent une concurrence féroce tout en étant soutiens du pouvoir impérial décadent.
Le grand frère de Ziya, haut placé dans la communauté Tcherkesse, est tué par le chef des Albanais. Ziya n’a d’autre choix que de venger son honneur bafoué. Il va tuer l’assassin de son frère. C’est, pour lui, une brutale plongée dans la vie réelle. Prison. Condamnation… Incarcération dans de très rudes conditions. Malgré son jeune âge, Ziya consolide sa position au sein des bandits qui peuplent l’espace carcéral.
Il y découvre le jeu de dés. Et comment le jeu, avec ses gains et ses pertes, le met en communication avec la vie et la mort. Celle qu’on donne. Celle que l’on risque.
Ziya, un être incomplet
Il a bâti son esprit dans cet idéal de force, de puissance… au service de la défense de son honneur. Mais des pans entiers de sa construction d’être humain lui manquent. Vis-à-vis de lui-même d’abord. Il ignore toute introspection. Tout sentiment de culpabilité, tout regret. Toute interrogation sur ses actes. Vis-à-vis des autres, il ne conçoit ses rapports que dans la force. Les femmes sont totalement absentes de son univers. A croire que, s’il a été élevé par une mère, il a totalement effacé sa trace sur sa lui.
Comme un arc bandé, il n’a pensé que violence, meurtre, vengeance. Entre hommes.
Une main inconnue le fait s’évader de prison
Exfiltré discrètement, il arrive dans un coin de l’Empire, quelque part dans le delta du Nil, en Egypte. Il va éprouver des sentiments inconnus. Nora, une jeune femme rencontrée dans la propriété où il est hébergé bouscule profondément son être en suscitant des sentiments qu’il ne sait interpréter. Le départ de Nora le bouleverse. Lui qui pensait n’être affecté que par la violence des luttes entre hommes. Et l’abime du jeu où l’argent arrive et le fuit au grès du hasard.
Gracié, il retourne à Istanbul
Il y mène une vie entre jeux d’argent et relation avec une femme très riche, Tahirê Hanîm, qui est fascinée de voir en lui un homme qui a commis un meurtre. Cette main qui la caresse a tenu une arme. La même main a pressé la détente. Et au bout, un homme est mort. Une étrange relation s’établit entre eux. Comme avec Nora, il reste silencieux dans les têtes à tête avec cette femme.
Ziya découvre la vie dans un palais. Ces cordons de velours terminés par un pompon qu’il suffit de tirer pour voir surgir un domestique qui demande ce que l’on veut… Il ne comprend pas ce que représente une statue. Mais goûte sous ses pieds la douceur d’un immense tapis de soie.
Attirance et répulsion
Il découvre avec Tahirê cette vie de riche. De très riche. Plus que ce que ses gains au jeu ou ses prélèvements sur les maisons de passe pourront lui rapporter de toute sa vie. Et il va rêver d’un palais. Un lieu qui fera de lui un homme respecté de tous. Même par les femmes !
(p 129) « Il éprouvait à l’égard des riches et des puissants une espèce de haine spontanée dont la raison lui échappait. Depuis le rire de Tahirê Hanîm dans le bois [elle s’était esclaffée quand Ziya avait évoqué le mariage], il considérait tous les riches comme des ennemis qu’il convenait de faire plier, d’humilier et de trainer par terre. »
Son dégout pour les êtres simples
Mais il éprouve un immense mépris pour les gens du commun, ces hommes qui passaient leur vie dans le travail et la construction d’une famille. Ces hommes incapables de faire respecter leur honneur. Incapables de tuer. (p 148) « Il traversa avec une étrange sensation de dégout la foule des vendeurs ambulants, de brochettes, de riz, d’abats, des colporteurs traînant leurs étals de tissus, de turbans, qui se pressaient sur les bords de la place. Inutile et déplorable, ainsi jugeait-il la présence sur terre de tant d’hommes. Autant de couards, de créatures insignifiantes. S’ils mourraient tous, quelle différence ? »
Ziya se laisse entrainer dans un complot
Un complot pour renverser le pouvoir de l’Empire. Une action qui fera de lui un homme riche, très riche. Et surtout, très respecté, pense-t-il. Il s’y engage avec passion.
Fort de sa réputation de courage et de détermination, on lui confie la mission principale. Celle de tuer le grand vizir Mahmoud Chevket Pacha. Il entraine son frère Hakki dans cette aventure.
(p 145) « L’Empire ottoman, comme souvent les sociétés en voie de décomposition avancée avait égaré le fil de son histoire dans une espèce de labyrinthe politique illisible. » Un labyrinthe qui avait fait de Mahmoud Pacha le grand vizir du moment.
Les temps qui précèdent l’action sont pour Ziya source d’une grande euphorie. Il est au sommet de son être. Dans une posture faite de mépris pour la vie. Celle de celui qui va mourir sous ses balles, mais aussi la sienne. C’est cette indifférence qui lui assure une détermination sans faille.
Le jour dit, il accomplit sa mission. Il tue le grand vizir.
Mais il est tombé dans un guet-apens politique
Infiltrés depuis le début, les membres de la conspiration vont être rapidement capturés. Ils ont été instrumentalisés. D’abord pour se débarrasser de ce grand vizir détesté. Ensuite pour liquider tous les conspirateurs. Et, dans le même mouvement, d’emprisonner bien d’autres opposants sans relation avec le complot. L’attentat a fourni le prétexte !
Ziya accepte de se rendre à la police à la condition qu’il ne soit pas humilié
Accord conclu.
Le procès se tient rapidement. La peine de mort est prononcée pour tous les conjurés. A mort par pendaison.
La flamme de la bougie
Ziya et Hakki sont mis, menottés dans le dos, dans une même cellule la veille de l’exécution. Ziya éprouve un immense mépris pour ce frère qui n’a pas su venger la mort du frère ainé évoquée au début du récit. Et qui n’a même pas réalisé la mission qui lui était attribuée dans le complot.
La cellule est sombre. Eclairée par une simple bougie posée sur le sol. Hakki parle, pour conjurer sa peur. Ziya ne répond pas. Les paroles de Hakki font légèrement vaciller la flamme de la bougie. Projetées sur le mur, leurs ombres s’agitent. S’il avait eu les mains libres, Ziya aurait étranglé son frère qui lui gâche ce moment de face à face avec la mort.
Ahmet Altan nous livre ici des pages d’une magnifique écriture. La petite flamme qui fait bouger les ombres dans l’immobilité sombre du moment sont d’une grande puissance d’évocation.
Ziya se tait. Il est tout à cet instant où la mort, certaine, l’attend. Les dés ont fini de rouler.
« Les dés » de Ahmet Altan nous fait vivre dans l’intimité d’un fasciste
Ziya est fasciste de tout son être. Par sentiment de puissance que lui donne sa capacité à tuer sans peur. Par son mépris du commun des mortels. L’incompréhension muette de son attirance et de sa crainte des femmes. Son désir insatiable de reconnaissance comme homme surpuissant. Et cette surpuissance, il la met toute entière dans le meurtre lié à la défense de son honneur.
Bien évidemment, les contextes sont chaque fois différents. Mais on lira avec grand intérêt la note de lecture de « Reconnaître le fascisme » d’Umberto Eco ==> ICI
Bien des caractéristiques identifiées par Eco se retrouvent aujourd’hui dans le champ social qui secoue les sociétés du monde. En France également.
& & &
Ahmet Altan, né à Ankara en 1950, est un écrivain et essayiste turc, rédacteur en chef du quotidien Taraf. Son père est Çetin Altan, communiste, député d’un Parti ouvrier de Turquie entre 1965 et 1969. Célèbre à l’époque par ses livres et sa contestation du pouvoir des militaires. Il fut emprisonné et torturé pour son opposition au régime militaire. Pour en savoir plus, voir ==> ICI
ll est l’auteur de « Madame Hayat » dont on trouvera une note de lecture ==> ICI
Articles similaires
« Haïkus érotiques » (note de lecture)
17 février 2019
« Madame Hayat » de Ahmet ALTAN (note de lecture)
20 octobre 2024
« Haikus de printemps et d’été » (note de lecture)
13 janvier 2025