« Les égarés » de Ayana MATHIS. D’une écriture puissante, l’auteure nous plonge dans l’Amérique des années 1980. Quatre personnages dominent le roman. Ava, Toussaint son fils, Cass le père. Et Dutchess la mère d’Ava. Cette dernière et Cass se rencontrent, se perdent, se retrouvent dans l’Amérique des années 1980. Un pays qui vient d’accorder aux noirs l’égalité des droits. La bataille juridique des droits civiques a été gagnée. Mais la domination des Blancs perdure dans les imaginaires et dans la vie quotidienne.
L’auteure nous fait partager des moments de la vie des personnages clé du roman à travers le regard d’Ava et sa mère Dutchess. Mais aussi de Toussaint qui, du haut de ses 10 ans, essaye de comprendre le chaos qui s’est installé autour de lui.
Le début du récit se déroule au plus près du regard d’Ava. Une femme égarée dans la vie. Comme femme, comme Noire. Une personne jamais prise en compte par sa mère, Dutchess. L’auteur nous fait partager sa vie, ses pensées, ses espoirs, ses peines immenses. Ses délires. Ses errances avec Toussaint son fils… Elle qui a été subjuguée par un homme, Cass, militant des Black Panthers [1], médecin. Un homme dans la radicalité noire, en rupture déclarée avec tout ce que le monde blanc produit. Ava est fascinée par Cass. Elle a voulu un enfant de lui, au moment même de leur séparation.
Dutchess, la mère, vit dans le village de Bonaparte [2] dans l’Etat raciste de l’Alabama, près du Mississipi. Un village dépecé progressivement de ses terres par l’acharnement juridique des Blancs appuyés par l’administration.
Tout le texte de ce roman peut être compris comme le « récit caché » de personnes dominées, au sens de James C. Scott [3]. Ava, Dutchess, des personnes dominées dans l’Amérique des années 1980.
Une lente dérive
Le roman est à lire comme la lente dérive d’un petit groupe de Noirs américains autour de Cass, ancien militant des Black Panthers. Une dérive vers l’isolement dans la radicalité et la formation d’une secte, l’Arche. Cass est capable d’enflammer ses auditeurs. Des Noirs pauvres, perdus dans la misère, égarés dans les périphéries des grandes villes américaines. Cass le prédicateur cherche à les dresser contre les « Errants », ces Blancs normaux qui tiennent tous les rouages de la société. Qui fabriquent les normes. Ces normes qui oppressent les Noirs notamment au travers des contrôles administratifs mais aussi des drogues.
L’Arche prend forme dans un quartier de Philadelphie
La communauté polarise l’attention puis les passions. Sous la conduite de plus en plus autoritaire de Cass, elle se dote de règles sévères. On ne consomme plus de viande. On porte un uniforme, on se coupe les cheveux à raz, hommes et femmes. Les enfants ne vont pas à l’école. Ce lieu où les Blancs pervertissent les esprits. Fini les drogues : tabac, alcool, amphétamines, haschich et autres substances qui détruisent la cervelle des Noirs. La dérive s’accentue avec les sévices que Cass impose à Ava. Outre sa domination sexuelle.
Avec deux autres hommes qu’il a entrainé dans cette aventure, il achète des armes. Quoi de plus « naturel » aux Etats Unis ! Mais alors que le mouvement des Black Panthers a été détruit par les assassinats de ses dirigeants, ce geste prend un sens lourd. Toussaint, l’enfant, est associé à cet achat. Il doit en garder le secret.
Philadelphie. Ava ère avec Toussaint son fils
Dans les premiers chapitres de l’ouvrage, nous voyons le monde avec les yeux d’Ava. Avec le fils qu’elle a eu de Cass, elle s’est mise à vivre avec un homme éteint qu’elle rend fou de jalousie par l’évocation qu’elle fait du père de son enfant. Un jour, sans prévenir, Cass revient et lui promet de la retrouver. Le mari se sent bafoué et pousse Ava hors du domicile conjugal. Elle part avec Toussaint. Elle divague dans la ville. Une institution qui soutient les femmes victimes de violence la recueille. Bien sûr, des conditions sont posées. Elle doit chercher du travail.
Ava a des chances d’en trouver, car elle est bien mise. Elle parle correctement. Elle a de l’éducation, estime la directrice de ce centre. Mais Ava trouve que ces lieux sont sales, désespérément tristes. La nourriture y est mauvaise. Les femmes qui occupent le centre sont vulgaires, violentes. Elle s’enferme dans sa chambre (la 813) avec Toussaint. Elle l’empêche de sortir, l’enfant étouffe avec cette mère déprimée.
Ava voudrait quitter ce lieu sordide. Mais aucune solution ne s’offre à elle. Elle a obtenu un entretien d’embauche dans une compagnie de téléphone. Mais elle arrive à cet entretien avec un « œil au beurre noir ». Résultat d’une dispute violente avec son mari qu’elle a voulu rejoindre.
Toussaint ne supporte plus l’école
Il déserte les cours depuis des semaines. Et raconte des histoires à sa mère qui a plongé dans la mélancolie, allongée tout le jour dans sa chambre triste, sale. Lors de ses explorations dans un terrain vague, Toussaint rencontre une communauté de marginaux qui vivent sous des tentes. Il est prix en affection par Zeck, l’un de ces marginaux. Zeck le protège aussi des autres « pensionnaires » de ce lieu. Toussaint nous prête ses yeux pour décrire ce monde qui vit en totalement dehors des normes sociales. En dehors du monde des « gens normaux ». Ceux qui travaillent régulièrement, qui rentrent sagement dans leur appartement chaque soir…
La responsable du Centre d’accueil est informée par l’école des absences de Toussaint. Elle adresse à Ava un avertissement qui s’ajoute aux deux premiers. Elle est menacée d’être chassée de ce lieu.
Ava décide de rentrer à Bonaparte
Avant de partir, Toussaint va saluer Zeck et ses amis. Cass est présent sur le campement. Il prêche la rupture totale avec le monde des Blancs. A commencer par la fin des addictions à l’alcool, au tabac, à toutes les drogues que les Noirs prennent pour se détruire, au bénéfice de ce monde honni des Blancs.
Ava, à la recherche de Toussaint, surprend son fils dans ce lieu. Et là, elle retrouve Cass ! Elle renonce sur le champ à son projet de retrouver sa mère en Alabama.
Avec Cass et son fils, ils vont partir ensemble et bâtir une nouvelle vie autour d’un lieu communautaire où Cass ouvrira une consultation gratuite pour les Noirs du quartier. Où Ava cultivera des légumes, comme elle a appris à le faire dans son village natal.
Bonaparte, en Alabama, sur le Mississipi
A des milliers de kilomètres, au Sud, Dutchess, la mère d’Ava, résiste dans le village où elle est née et a passé toute sa vie. Un village, Bonaparte, situé sur une zone en bordure du Mississipi, dont les terres sont convoitées par les Blancs établis sur l’autre rive. Les injonctions administratives, fiscales, assurantielles pleuvent sur la population noire du village. Toutes plus incompréhensibles les unes que les autres. Elles ont déjà abouti à prendre plus de 100 hectares que Dutchess possédait. Avec une entourloupe juridique. Personne n’a rien compris.
Dutchess fait de longues marches le long du Mississipi. Seule avec sa chienne fidèle et protectrice. Elle prend avec elle son fusil et un révolver. Quand elle était plus jeune, elle avait chanté dans des clubs de blues. Elle a eu un certain succès. Mais tout cela est bien loin maintenant. Sa maison se délabre. Elle est seule.
L’ancienne boutique qui la faisait vivre avec son mari Caro, au milieu du village, a brulé. D’une façon inexpliquée. Probablement incendiée par des Blancs. L’assurance réclame le paiement de primes. Encore une manœuvre !
Dutchess voudrait qu’Ava vienne la voir
Mais rien ne va entre elle et sa fille. Depuis sa naissance. Avec l’éloignement d’Ava, elles ont espacé leurs relations. De rares échanges de lettres. Mais rien ne se passe en vrai. Ava n’a même pas informé sa mère de la naissance de Toussaint.
La vieille dame raconte sa solitude avec ses mots, ses pensées. Ses marches nocturnes dans ce qui était un village plein de vie. Du temps où les jeunes travaillaient la terre. Ils sont tous partis maintenant. Elle parle de ses croyances. Des personnages mythiques que la petite communauté a inventé pour survivre. Du cimetière le long du fleuve que le promoteur blanc ravage avec ses gros engins, pour pouvoir construire. Elle connait cette terre. Chaque buisson, chaque fossé, chaque haie, chaque bosquet.
Un jour, elle stoppe d’un tir de fusil un homme qui fonçait dans le village à bord d’un pickup. Elle l’a blessé au ventre. Dutchess le recueille chez elle et le soigne avec patience. Il se rétablit lentement. Il veut réveiller la résistance des villageois face aux appétits des Blancs qui veulent récupérer les terres de Bonaparte. Peu à peu, il réanime le village. Mais une nuit, un lotissement entier de maisons en bois est incendié. Des maisons fraichement construites par le promoteur Blanc qui participe au harcèlement des villageois. Les dernières lueurs du feu s’éteignent dans les eaux noires du fleuve. L’homme disparait.
Philadelphie. Un projet communautaire, l’Arche
Le projet construit autour de Cass se met en place. Cass ouvre une consultation médicale gratuite pour les habitants du quartier. Suivi d’un repas pris en commun avec les voisins. Dès le début, on comprend que les ressources financières pour faire vivre cet « Arche » sont obscures. Cass se procure des médicaments en marge d’un hôpital, grâce à la complicité d’un employé.
La police fait une descente d’une grande violence
Probablement dénoncés par un voisin, la police investit, une nuit, le bâtiment de l’Arche. Tous et toutes sont menottés. Y compris Toussaint et les autres enfants. Cass et ses amis sont brutalisés. Ainsi qu’Ava et Willie les deux femmes de la communauté.
Par les yeux de Toussaint
A ce moment, le récit est décrit à travers les yeux de Toussaint. Celui-ci ne comprend pas ce qui se passe. Son père n’explique pas grand-chose. L’enfant sent que des initiatives importantes se préparent. Il voudrait et ne voudrait pas savoir. Surtout, il voudrait vivre comme « les gens normaux ». Aller à l’école. Manger du poulet. Se promener sans peur dans le quartier. Il voit son père adopter des comportements étranges.
La dérive du groupe de l’Arche, conduite par Cass, s’accélère. C’est Toussaint qui nous guide la narration de ce mouvement funeste.
Pendant ce temps, à « Bonaparte », la mère d’Ava résiste, à sa façon
Une des rares famille restante a quitté le village. Affaiblissant la petite communauté qui n’est plus composée que de quatre vieux et vieilles. Pendant que l’entreprise « Progress » continue à construire des lotissements et à encercler les derniers vieux résistants. Dutchess évoque son passé de chanteuse avec nostalgie.
Toussaint ne supporte plus la vie dans la communauté
Il se réfugie de plus en plus souvent chez une femme pasteur, dans le quartier de l’Arche. Elle l’écoute et lui donne à manger. Car on ne mange pas à sa faim dans la communauté de l’Arche !
Cette femme l’incite à écrire à sa grand-mère, que Toussaint n’a jamais vu. Pour Dutchess, c’est une révélation. Elle a un petit-fils ! Sur lui, elle bâtit tous ses espoirs quant à la transmission de la propriété de ce qui reste de sa terre. Un échange régulier s’établit entre Toussaint et Dutchess.
Un jour, le contact téléphonique se fait entre Ava et Dutchess. Reproches de la mère à sa fille, d’avoir caché la vie de ce garçon.
Dutchess a compris que l’homme qui est venu à Bonaparte, qu’elle a blessé, soigné, n’est autre que Cass. Il est reparti du village en emportant les titres de propriété que Dutchess cachait dans sa maison. Elle révèle cette forfaiture à Ava qui est déchirée.
Le récit nous conduit progressivement vers le drame
Pour protéger Toussaint de la dérive qui entraine l’Arche, Ava va dénoncer la sécession armée que Cass organise dans la maison. La police arrive. De violents tirs sont échangés. Cass est tué. Ava et les complices de Cass sont emmenés, jugés et condamnés.
Depuis sa prison, depuis sa solitude, la fille et sa mère pensent chacune à Toussaint qui représente leur espoir.
« Les égarés » de Ayana Mathis. Un récit qui révèle la face cachée d’êtres en position dominée
En nous faisant pénétrer dans l’esprit des deux femmes et de Toussaint, l’auteure soulève le voile qui couvre le récit social de l’Amérique des années 1980. Un récit largement écrit et maitrisé par les Blancs. En face, le récit de ces femmes noires, de cet enfant, relèvent d’un discours caché aux yeux des Blancs dominants.
La mère et la fille ont chacune un « récit caché » différent. Ava a fait des études, elle a travaillé comme institutrice. Son discours, servi par l’auteur comme un monologue intérieur, est élaboré.
Dutchess a connu un autre monde. Celui avant l’accès aux droits civiques. Le souvenir de la ségrégation est présent pour elle. Le temps où les noirs, les niggers comme l’auteur l’écrit, n’avaient droit qu’à l’arrière des bus. Un apartheid tranquillement inscrit dans la loi. Maintenant, la loi a changé. Mais la ségrégation continue par d’autre moyens. N’a-t-elle pas perdu ses terres par des manipulations juridiques incompréhensibles que les Blancs de l’autre rive du Mississipi ont provoqué ?
« Les égarés » de Ayana Mathis est dédié par l’auteure à sa mère
Mais l’écriture révèle, d’une façon subreptice, la distance qui sépare ces deux femmes, dans la vraie vie. La mise en scène de cette douleur par le récit des relations impossibles entre Dutchess et Ava est peut-être la façon dont l’auteure a sublimé sa douleur.
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Ayana Mathis, née en 1973 à Philadelphie aux États-Unis, est une écrivaine américaine. Elle est enfant unique. Ses parents se séparent lorsqu’elle a deux ans. Elle grandit auprès de sa mère, très aimante mais dépressive. Sa mère et elle déménagent souvent. Elle est élevée en partie par ses grands-parents maternels. Elle fait divers métiers, notamment serveuse et vérificatrice des faits pour des magazines à New York, voyage beaucoup (elle vit à Florence pendant cinq ans), avant de suivre les cours de Creative Writing de Marilynne Robinson à l’université de l’Iowa.
Son premier roman, The Twelve Tribes of Hattie, sort en 2013. Le livre raconte l’histoire de Hattie qui, à quinze ans, en 1925, soixante ans après l’abolition de l’esclavage, s’enfuit de Géorgie vers Philadelphie dans le Nord avec sa mère et ses sœurs. Après la mort de son père, tué par des Blancs. L’ouvrage traite de ségrégation, de musique, de mort, de religion, d’ascension sociale ou encore de féminisme (d’après Wikipédia).
Pour aller plus loin, voir ==> ICI
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On lira sur le sujet le remarquable ouvrage de Sylvie Laurent « Pauvre petit blanc » ==> ICI
[1] Sur l’histoire des Black Panthers, voir ==> ICI
[2] Bonaparte, c’est le nom d’un morceau de terre sur la rive du Mississipi qui fait écho à la vente aux Américains de la Louisiane par Napoléon Bonaparte en 1803. Voir à ce sujet ==> ICI
[3] James C. Scott, né en 1936 à Mount Holly et mort en 2024 à Durham, est un professeur américain de sciences politiques et d’anthropologie à l’université Yale, spécialiste de l’Asie du Sud-Est. Politiste anarchiste, James C. Scott est un critique et continuateur de Pierre Clastres, Foucault, Bourdieu, Lukes, etc.. Il a été une figure du mouvement Pérestroïka… d’après Wikipédia. Pour en savoir plus, voir ==> ICI
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