« La ville introuvable » – 2/2 – YU Hua. Cette note de lecture traite de la seconde partie du roman. Non pas comme une suite, mais comme le récit du second personnage-clé de la même histoire, la jeune Xiaomei.
La première partie avait fait le récit de Lin Xiangfu, jeune propriétaire foncier qui s’était lancé à la recherche de sa femme, Xiaomei, partie en lui laissant une enfant en bas âge. Pourquoi et où s’était enfuie Xiaomei ? Le mystère a couru tout au long de cette partie 1.
Un récit qui voit le pays sombrer dans le chaos. Entre conflits opposant des seigneurs de guerre et méfaits des bandes de brigands qui pullulent dans le désordre. Les campagnes sont dévastées, les champs ne sont plus cultivés.
Nous sommes maintenant dans la seconde partie du roman, quelques années avant.
-2- Histoire de Xiaomei
On devine qu’il va s’agir de cette mystérieuse femme qui a disparu au début de la partie 1
Le récit commence à l’enfance de Xiaomei. Elle est née dans les village de Xili, au plus profond de la Chine rurale. Là où vivent l’immense masse du peuple chinois, éreinté par son travail, menacé par la faim, méprisé par les gens des villes. Elle rejoint, à 10 ans, la maison Shen dans la ville de Xizhen, comme « enfant fiancée » du fils de la famille Shen. Une famille de petits notables urbains, dirigeant honnêtement un commerce de reprisage[1]. Xiaomei y apprend le métier de future femme au foyer. Entre une belle-mère sévère et toute puissante, un beau père aimable mais soumis, et son futur mari, Aqiang, totalement écrasé par sa mère. Xiaomei apprend vite et bien. Notamment l’activité de reprisage.
De 10 à 16 ans, Xiaomei s’efforce de s’adapter à ce monde de la ville et à sa nouvelle famille
Avec des pépites d’or dans les yeux, elle a découvert la « grande ville », les boutiques, le monde dans les rues, les beaux habits. Elle qui vient d’un village pauvre où l’on n’a que des « habits rapiécés ».
YU Hua nous fait le récit minutieux et sensible de cet apprentissage. Nous regardons ce monde avec les yeux de cette jeune fille, belle et intelligente, qui cherche à comprendre tout ce qu’il faut faire pour accéder à ce monde nouveau. Tout est préférable à la vie rude de la campagne, dans les maisons de chaume, les pieds dans la boue des rizières, au milieu des animaux de la ferme.
Son émerveillement à se voir avec des habits neufs vient se briser sur l’interdiction, par la belle-mère, de les porter au quotidien. Un premier avertissement avec la menace explicite d’un renvoi dans son village !
Le mariage est décidé par la mère du mari, alors que Xiaomei a 16 ans.
La fête de mariage prend la plus simple expression. La famille de Xiaomei arrive à la maison Shen. Père et mère et les trois frères, débarquent en habits grossiers. La scène du repas est remarquable. Les campagnards regardent avec envie les plats raffinés et abondants qui sont sur la table. Ils n’osent pas se servir comme ils le voudraient. Le silence règne durant tout le repas.
YU Hoa décrit une scénographie qui tiendrait parfaitement dans un film, avec les gestes gauches de la famille, la distance de la mère du mari. Et Xiaomei qui est confuse de honte. Les parents s’en vont. Elle est triste, mais finalement fière d’avoir été intégrée dans cette famille honorable de la ville. Elle continue de se familiariser avec son nouvel environnement, cette fois avec Aqiang. Un mari largement absent, qui n’exprime rien, comme aplati devant l’omni pouvoir de sa mère.
Un incident vient briser ce lent apprentissage
Le jeune frère de Xiaomei arrive à l’improviste de son village. Il débarque à la boutique, alors qu’elle travaille, seule, au reprisage. Il a perdu l’argent tiré de la vente d’un cochon et n’ose pas rentrer au village. Xiaomei hésite. Elle est déchirée entre la solidarité familiale vis-à-vis de ce jeune frère, et la loyauté vis-à-vis de sa nouvelle famille. Elle donne les sapèques [2] à son jeune frère. Juste le compte de la somme perdue.
Mais son « vol » est vite découvert par la belle-mère. Celle-ci fait écrire par son mari une lettre au père de Xiaomei pour la renvoyer au village. Une « répudiation » ? Une punition pour deux mois ? Est-ce « voler » que d’aider un membre de sa famille ? Le mari proteste, ainsi que Aqiang le fils. La mère est outrée de cette rébellion qui menace sa toute-puissance.
Elle impose alors « la solution traditionnelle de Xizhen »
Au matin, elle, son fils et Xiaomei sortiront de la ville et, à un croisement des routes, elle prendra une direction. Xiaomei une autre. Aqiang aura à choisir quelle femme il suit. Le lendemain, l’épreuve se tient. Elle est défavorable à Xiaomei : Aqiang a suivi sa mère
Xiaomei, toute dans la honte, retourne à son village de Xili. Où elle vit la tête baissée, humiliée d’avoir été rejetée par cette famille de la ville. Méprisée par tout le village.
Aqiang, le jeune mari, se rebiffe
Deux mois après le départ de Xiaomei, il quitte nuitamment la maison, emportant quelques pièces d’argent et un gros ballot de vêtements. Il rejoint le village de Xili et vient chercher sa femme, Xiaomei.
Il ne rentrera pas à Xizhen. Sa décision est prise, il va aller à Shanghai avec son épouse. Celle-ci le suit avec enthousiasme. Ils vont, de calèche en auberge, de restaurant en hôtels et découvrent la vraie grande cité. Shanghai, l’électricité, les voitures et les bateaux à moteur… Mais la bourse se vide rapidement.
Ils décident alors de rejoindre la capitale, Pékin, en prenant la route du Nord. La ville immense où un lointain parent aurait travaillé pour un seigneur… Ce parent devrait procurer à Aqiang un poste honorable. Mais le retrouveront-ils alors qu’ils ne savent presque rien de lui ?
En route, un incident les obligent à quitter la calèche et la grand route.
Ils s’engagent sur un chemin de terre, vers un village….
Il fait nuit. Ils voient dans le village une maison de briques, grande, belle, solide. C’est celle de Lin Xiangfu, jeune propriétaire terrien. Celui-ci accueille ces deux jeunes qui se présentent comme frère et sœur. Ils déclarent venir d’une ville du Sud. Mais ils ne donnent pas le nom exact de la petite ville d’où ils se sont enfuis. C’est cette « ville introuvable » que Lin Xiangfu cherchera à atteindre pour retrouver Xiaomei. Leur enfant sur les bras (en partie 1).
A cet instant du récit, l’histoire se boucle avec le début de la partie 1
C’est avec le regard de Xiaomi que l’on poursuit le fil qui nous relie aux personnages du roman.
Aqiang propose à Xiaomei de continuer sa route vers Pékin, en la laissant aux bons soins de Lin Xiangfu. Ils se donnent rendez vous dans une auberge, à quelques distance de là.
Xiaomei est séduite par Lin Xiangfu et tout à la fois loyale vis-à-vis de Aqiang. Ce dernier a accompli un geste d’une immense audace en s’affranchissant brutalement de l’autorité de sa famille. De sa mère, en fait.
Pour rejoindre son mari, Xiaomei s’enfuit de chez Lin Xiangfu en emportant un tiers des lingots d’or que la famille de ce dernier à accumulé depuis des siècles de travail dans les terres familiales.
Elle retrouve Aqiang son mari
Et se découvre enceinte. D’emblée, elle déclare sa grossesse à Aqiang en lui disant que l’enfant est de Lin Xiangfu. Aqiang accepte.
Xiaomei est bouleversée. Elle porte l’enfant de Lin Xiangfu, et cela change sa vie. Au moment de traverser le Yang-Tsé-Kiang [3], elle est prise d’un remord. Et décide de retourner vers le Nord, rejoindre Lin Xiangfu pour la naissance de cebébé. Elle ne peut ainsi lui voler l’enfant, après lui avoir volé une partie de ses lingots. Elle remonte vers le Nord et laisse Aqiang à quelque distance du village de Lin Xiangfu. Ils se retrouveront, promet-elle, quand le bébé aura un mois. Mais comment va-t-elle être accueillie après son vol ?
Lin Xiangfu lui ouvre ses bras et organise son mariage avec Xiaomei
Après la fête du mariage, elle donne naissance à une fille. Elle est déchirée. Entre sa promesse de rejoindre son mari, et l’abandon de son bébé mais aussi de Lin Xiangfu auquel elle s’est attachée d’amour.
Mais elle tient parole, et s’enfuit une seconde fois, laissant sa petite fille aux soins de son père.
Xiaomei rejoint Aqiang, et décide de revenir à Xizhen
Elle et lui prennent résolument le chemin du Sud. Xiaomei retrouve ses beaux-parents qui ont sombré dans le désespoir, abandonnés par leurs enfants. Ils meurent quelques mois après malgré les soins du médecin traditionnel qui chantait ses ordonnances à son assistant sur des airs d’opéra.
Les deux jeunes époux ont converti les lingots d’or en lettres de change, et vivent sans activité. Xiaomei dans l’angoisse, le remord, la souffrance d’avoir abandonné sa fille. Aqiang dans l’isolement, l’inactivité, le remord d’avoir abandonné ses parents.
Xiaomei apprend que Lin Xiangfu est venu à Xizhen à sa recherche
Par les ragots que lui rapporte la bonne, elle sait que Lin Xiangfu est venu, avec sa fille. Avec leur petite fille ! Il va, de maison en maison, à la recherche de nourrice pour quémander quelques lampées de lait pour l’enfant.
Terrorisés d’être découverts par Lin Xiangfu, Xiaomei et Apiang se cachent dans la maison. Leur retrait du monde s’accroit. Même Xiaomei, avec son audace, son intelligence, l’acuité du regard qu’elle porte sur elle-même… sombre dans le gris d’une vie qui se rabougrit.
Lors de l’interminable tempête de neige qui s’abat sur Xizhen, elle et son mari meurent de froid, dans une prière collective devant le Temple du Dieu de la ville. Une prière pour la fin de la tempête.
« La ville introuvable » 1 et 2 de YU Hua forme un roman attachant
Un roman qui nous fait accéder, par le bas, à une connaissance de la société chinoise d’après l’Empire, avant l’ère communiste.
YU Hua, l’auteur flambant de Brothers, avec ses saillies grivoises, la créativité de son humour cruel, fait avec ce roman de « La ville introuvable » un tout autre ouvrage. Pleine de mélancolie, de remords, de tristesse. L’humour a disparu de ses lignes. Mais il créée pour le lecteur des personnages attachants, complexes, contradictoires. Que l’on a du mal à abandonner.
Avec une magnifique peinture de l’environnement social de la Chine du début du XX° siècle, fait de soumission des paysans, plongés sans appel dans la dureté du travail des champs. On comprend combien l’extraction de ce milieu vers la vie en ville constitue un enjeu majeur pour les rares individus qui s’y hissent. On saisit le bouleversement social que le régime communiste a entrainé, en valorisant le statut symbolique de cette immense masse de paysans pauvres qui formaient plus de 80 % de la population chinoise.
La description du chaos (dans la première partie) est aussi saisissante. On pense à une autre forme de chaos que la Révolution Culturelle a instauré dans tout le pays, de 1966 à 1976, avec son cortège de violences généralisées [4].
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YU Hua (余華) est un écrivain chinois né en 1960 à Hangzhou dans la province de Zhejiang. Après avoir exercé comme dentiste pendant cinq ans, YU Hua choisit de se consacrer à la littérature. Un de ses romans, Brothers a connu un grand succès. Pour en savoir plus sur l’auteur, voir ==> ICI
[1] Les vêtements coutaient très cher. Les déchirures étaient soigneusement réparées. L’immense majorité de la population vivait dans des « vêtements rapiécés ».
[2] La sapèque (chinois traditionnel : 方孔錢) est l’ancienne pièce de monnaie chinoise et vietnamienne de petite valeur, en usage jusqu’au début du XXe siècle. C’était la pièce de monnaie de la valeur la plus faible, une pièce ronde en cuivre ou en bronze, percée au centre d’un trou carré.
[3] Le Yangtsé, Yang-Tsé-Kiang ou Yangzi Jiang (en chinois : 扬子江) et également en français fleuve Bleu (par opposition au fleuve Jaune, l’autre grand fleuve chinois, plus au nord), est le plus important des fleuves de Chine et d’Asie avec un débit moyen de 30 000 m3/s et une longueur de 6 380 km. C’est le troisième fleuve du monde par sa longueur après l’Amazone et le Nil, ainsi que par son débit après l’Amazone et le Congo. Pour en savoir plus, voir ==> ICI
[4] La révolution culturelle (en chinois : 文革), ou grande révolution culturelle prolétarienne (无产阶级文化大革), plus couramment la grande révolution culturelle (文化大革命), (1966-1976), représente l’un des événements marquants de l’histoire de la république populaire de Chine, dont le retentissement international a été considérable. Pour en savoir plus, voir ==> ICI
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