« La Danseuse d’Izu » de Yasunari KAWABATA. Une série de nouvelles autour du thème de l’amour. Amours questionnés, rompus, retrouvés, tourmentés… La femme reste soumise. Elle adhère à l’idée de son impureté.
Kawabata nous livre là des nouvelles à l’écriture subtile, délicate, troublante. Parfois déroutante. Une écriture qui révèle l’extrême pudeur dans l’évocation de l’amour, du corps [1].
La première de ces nouvelles a donné son nom au recueil. Elle nous livre les émois amoureux d’un étudiant qui rencontre une très jeune danseuse membre d’une troupe de forains. Les autres nouvelles sont beaucoup plus sombres. L’ambivalence du sentiment amoureux semble le fil qui relie les textes de ce recueil. Attirance, culpabilité, répulsion, entrainement inconscient, lâchetés, renoncements… L’une des nouvelles (« Retrouvailles ») se déroule dans Tokyo dévasté par la guerre, les jours qui ont suivi la reddition de l’armée japonaise et le chaos qui s’en est suivi.
« La Danseuse d’Izu »
Les regards, les pensées, les exaltations et les larmes du jeune homme forment les lignes du texte. Comment jouer avec les strictes règles de politesse et leur franchissement ? Emois, tristesse, espoirs, déceptions marquent ces quelques jours passés par le jeune garçon à cheminer avec la troupe de danseurs et musiciens. La jeune fille ne fuit pas. Elle manifeste son émoi avec délicatesse, hésitations, maladresse. Son jeune âge ne lui a pas laissé le temps d’apprendre les choses de l’amour.
Le jeune homme est tourmenté. Rencontres, absences, attentes… Que fait-elle ? Est-ce elle que j’entends jouant du tambourin ? Au moment de la séparation, sur le quai du bateau qui part pour Tokyo, le jeune homme se dit : « nous reverrons-nous l’an prochain ? »
Souvenirs personnels du trouble des premiers jeux amoureux…
« Elégie »
La longue complainte d’une amoureuse abandonnée [2]. Elle avait un don de prémonition salué par tous. Pourtant, elle n’a rien senti quand l’homme qu’elle aimait est mort. Comment est-ce possible ?
La fusion des êtres humains avec les autres formes de vie, végétale, animale, et ses fondements dans le bouddhisme forment un second plan de cette narration sensible, aux multiples lectures, en une trame dense et complexe.
« Bestiaire »
L’histoire d’un homme qui s’abime dans la contemplation des animaux qu’il élève chez lui. Principalement des oiseaux. Une activité qui tourne à l’obsession et nourrit sa misanthropie [3]. Mais dans les dernières lignes de cette nouvelle, on comprend que les divagations dans son amour pour les animaux ne sont que l’introduction aux derniers paragraphes de la nouvelle.
On y découvre que, de tout son être, il regrette un amour perdu. Un amour douloureux. Celui qu’il portait à Chikako. Durant leur vie commune, ils avaient conçu le projet de se suicider tous deux. Une mort commune en quelque sorte. Leur projet a avorté et le silence entre eux s’est abattu sur cet épisode malheureux. Chikako, une danseuse, l’a quitté et s’est remariée. Il va assister, longtemps après leur séparation, à un spectacle où elle se produit. Il détaille ses impressions à la revoir alors que tant d’années ont passé. L’aime-t-il encore ?
« Retrouvailles »
Sous ce titre, Kawabata signe une nouvelle très émouvante. Il est encore question d’amour. Mais aussi de cette période qui a suivi immédiatement le désastre de la défaite japonaise de la seconde Guerre Mondiale. Le pays est ravagé. Le monde d’avant a disparu dans la ruine des croyances en la supériorité de l’armée japonaise, dans la défaite militaire impensée. Mais aussi dans l’effroi des deux explosions atomiques d’Hiroshima et de Nagasaki. Les soldats défaits rentrent des îles du Pacifique où ils ont subi la terrible humiliation du triomphe de l’armée américaine, île après île. Rentrés au pays, ils errent dans les ruines des villes, sans consigne. Aucune « autorité » ne leur vient en aide. Abattus, amaigris par les terribles conditions de survie à la fin des hostilités.
La fanfare américaine
Au cours d’une fête dans un temple, des jeunes filles en kimonos tentent de retrouver la sociabilité d’avant, lors d’une danse traditionnelle. Sur l’estrade, monte en désordre une fanfare militaire américaine qui empli l’espace du son de ses cuivres. C’est aussi cela, la défaite !
Retrouver Fujiko
L’auteur croise le drame collectif de la reddition, de l’humiliation, de la perte du « vieux Japon », avec le drame personnel de sa séparation d’avec une femme, Fujiko. Il la retrouve alors qu’il assiste à cette fête dérisoire devant le temple. Elle a survécu dans le désastre de la guerre et vit dans l’abomination de la période de l’après-guerre. Elle a peur. Il n’y a plus de règles dans le monde qui s’est ouvert après la capitulation. Où dormir en sécurité ? Comment se nourrir ? Rien n’est prévu, rien n’est organisé.
Pour Fujiko, sa rencontre avec son ancien amour, Yuzo, est providentielle
Elle le supplie de lui accorder de l’aide. Sa demande est confuse. Yuzo est déchiré entre ses émotions à retrouver cette femme qu’il a abandonné en pleine guerre, le désir qu’il sent se reformer en lui. Et sa vie nouvelle avec une femme qu’il a récemment épousée. Qui a été évacuée hors de Tokyo où il vit seul, dans le chaos des premiers jours de l’après-guerre.
Les propos échangés entre Yuzo et Fujiko sont « durs, secs, plein de sous-entendus » (p 109). L’auteur nous fait partager la confusion qui s’empare de l’homme dans leur vagabondage au milieu des ruines de la capitale.
En lien avec l’impact de la guerre sur la société Japonaise, voir le roman d’Aki Shimazaki « Au cœur du Yamato » ==> ICI
« La lune dans l’eau »
Kyoto vit dans la nostalgie de son amour perdu. Son premier mari est mort après une longue maladie qui le clouait au lit, grabataire, totalement impotent. Elle a redonné un peu de vie à cet homme et à leur relation en lui offrant un miroir avec lequel il peut voir, de son lit, les nuages dans le ciel, la nature, et surtout sa femme Kyoto s’activant dans le jardin au bas de la maison.
Après la mort de cet homme, elle va se remarier. Mais ne regrette-t-elle pas la vie après de son premier mari, dans la fiction du miroir et dans l’abstinence ? Entre la vie réelle et celle portée par le petit bout de verre, laquelle est la plus vraie ?
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Yasunari Kawabata (川端 康成), né en 18991 à Osaka et mort en 1972 à Zushi, est un écrivain japonais, prix Nobel de littérature en 1968. Considéré comme un écrivain majeur du XXe siècle et obsédé par la quête du beau, la solitude et la mort, il a écrit des récits très courts, d’un dépouillement stylistique extrême, regroupés en recueils. Mais ses œuvres les plus connues internationalement sont ses romans comme Pays de neige (1935-1947), Le Grondement de la montagne (1954), Les Belles Endormies (1960-1961) ou Koto (古都) (1962) (Wikipedia). Pour en savoir plus sur l’auteur, voir ==> ICI
[1] Voir sur ce point « Haikus érotiques » ==> ICI
[2] Elégie : poème lyrique exprimant une plainte douloureuse, des sentiments mélancoliques (Wikipédia). Pour en savoir plus, voir ==> ICI
[3] La misanthropie est le fait de détester ou mépriser le genre humain dans son ensemble, sans distinction de sexe, d’ethnie, de religion ou de nationalité. Wikipédia
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