« La ligne d’ombre » de Joseph CONRAD (note de lecture). L’ouvrage est signalé comme « Une Confession ». Etrange qualification ! Le récit décrit avec une grande finesse les états d’âme d’un jeune officier de marine marchande à qui on vient de proposer le « commandement » d’un grand navire à voile. Une distinction qui n’arrive habituellement qu’après une longue carrière de « second » et maintes intrigues. N’importe, le jeune homme qui était sur le point de renoncer à la marine (il était second sur un navire à vapeur), s’engage avec une certaine exaltation dans cette nouvelle aventure. Il est sûr de lui, de sa connaissance de la mer, de la voile, de la conduite d’un équipage. Le jeune Capitaine va connaitre une aventure de défis et de dangers.
Il y a les marins…, et les autres
C’est la rudesse et la complexité des relations entre les hommes qui œuvrent sur les bateaux qui composent l’essentiel de l’ouvrage. La jalousie entrainée par cette nomination est traitée avec une infinie subtilité. Sans doute fait elle écho à des situations vécue par Conrad. L’auteur en effet a navigué de longues années, principalement sous pavillon anglais. Il parle de cette identité de marin qui dépasse la hiérarchie pourtant pesante à bord. Une identité qu’il décrit comme incompréhensible pour qui ne l’est pas. L’obéissance est la règle absolue, et compose un monde impitoyable. Mais où la solidarité n’est pas absente, basée sur une identité partagée.
La conduite des grands bateaux à voile était d’une grande complexité. Tirer profit des vents dans la complexité des voiles. Eviter que les vents violents ne brisent le navire ou le précipitent sur des récifs…
La marine anglaise
Nous gardons à l’esprit l’écrasante présence de la marine anglaise sur tous les océans, en cette fin du XIX° siècle. Reliant les points de l’Empire britannique, elle donnait à ses sujets l’impression de dominer le monde pour toujours.
Ses agents dans les ports portaient avec eux la rigide culture de leur pays d’origine. D’où se dégageait un sentiment de totale supériorité dans les relations aux autres. Entre Anglais, un esprit de compétition permanente où la hiérarchie sociale étalait son mépris sans honte. Avec les indigènes (Chinois, Malais…), elles étaient tout simplement inexistantes ou réduites à la conduite de la domesticité. Au-delà même du mépris.
La mer et le navire s’ajoutent aux personnages à bord
Le jeune Commandant, tout à la fierté de prendre possession d’un magnifique voilier, apprend très vite que le précédent Capitaine, mort récemment à bord, était devenu fou. Fou de méchanceté, de dureté. Fou tout court. Le Second, Mr Burns, en témoigne devant lui.
Alors que le voilier a quitté le port de Bangkok, cap au Sud, Mr Burns tombe malade. La fièvre s’empare de son corps. Mais aussi de son esprit. Il va divaguer des jours entiers, en rendant l’ancien Capitaine responsable des malheurs qui vont s’abattre, 17 jours durant, sur le navire et son équipage. Son discours prend des aspects de plus en plus irrationnels qui laissent froid le jeune Capitaine. Dans les premiers jours du moins.
La fièvre s’empare de l’équipage, tandis qu’un calme total immobilise le voilier, d’interminables jours
Progressivement, les marins tombent malades, pris par cette fièvre qui a déjà terrassé le Second. La chaleur est accablante. La mer, plate, uniforme, brille comme une plaque d’acier. Le bateau se traine lentement, profitant de la moindre brise… Une brise qui s’essouffle au bout de quelques instants.
Nous sommes dans le Golfe de Thaïlande. La côte de l’actuel Cambodge n’en finit pas de se profiler à bâbord, dessinant une sombre « ligne d’ombre ».
Les idées noires envahissent les esprits
Chacun pense aux issues fatales qui peuvent advenir. La mort de tout l’équipage et le bateau qui dérive, sans maitre. Ou un coup de vent violent que les marins ne pourraient maitriser.
Seul le jeune Capitaine et le cuisinier résistent à la fièvre qui a rendu l’équipage presque impotent. De quelles forces disposera-t-il pour manœuvrer les voiles quand le vent va finir par se lever ?
Tandis que le Second continue de proférer ses sombres vues sur la vengeance du Capitaine défunt, le temps s’écoule. Dans la chaleur étouffante et la quasi-immobilité du navire.
Le jeune Capitaine sent la folie le guetter
A entendre ces sombres prédictions. A voir son équipage abattu dans les couchettes, brulant de fièvre, les muscles relâchés, impuissants. Il découvre que sa provision de quinine a été perdue, et l’annonce à l’équipage. Les hommes serrent les dents, sans un mot.
Le Capitaine résiste. Il arpente inlassablement le pont, mettant la main aux manœuvres minimum pour saisir le moindre souffle qui fait avancer le grand voilier.
Après une pluie violente qui fait retomber la chaleur, le vent se lève
Au prix d’immenses efforts, le Capitaine et ses hommes ramènent le bateau au port. Le pavillon demandant l’assistance médicale a été hissé au mât d’artimon. Des chaloupes à vapeur sont immédiatement envoyées à bord. Les médecins prennent en charge les malades. Le jeune Capitaine a triomphé de l’épreuve ! Dans les dernières lignes, il rend hommage à son équipage qui a tenu bon dans l’épreuve.
« La ligne d’ombre » de Joseph Conrad est écrite dans une langue riche, aux tournures savantes
Une écriture parfois complexe. Un livre difficile à lire. A tout le moins, ce qu’en délivre la traduction en français (l’ouvrage est écrit en anglais). Et la lecture est rendue heurtée par l’usage du vocabulaire marin qui émaille le texte.
Une œuvre à connotation surnaturelle ?
Dans une étrange note en tête de l’ouvrage, Joseph Conrad se défend d’avoir introduit le surnaturel dans cette « Confession ». Il reconnait que ce récit est largement autobiographique. Sa première intention était de lui donner pour titre « Premier commandement ».
De mon point de vue, le récit montre tout au contraire la résistance du jeune Capitaine au discours de son Second. Celui-ci, dans son délire, faisait du malheur subi, l’œuvre diabolique de l’ancien Capitaine, du fond de l’abîme marin où il avait été enseveli par l’équipage.
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Ce livre provient de la bibliothèque personnelle de Xavier Ricard Lanata (1973-2021). Franco-péruvien, ethnologue, philosophe, professeur, musicien, haut-fonctionnaire, militant engagé, auteur de plusieurs ouvrages d’écologie politique. Offert dans le cadre d’un partage des livres qui ont inspiré ses propres créations intellectuelles.
Souvenirs émus à lire ces lignes en pensant à Xavier qui, avant moi, a navigué un moment avec Joseph Conrad.
Joseph Conrad, de son vrai nom Józef Teodor Konrad Korzeniowski, né en 1857 à Berditchev, en Ukraine, alors province de l’Empire russe, est mort en 1924 à Bishopsbourne (Angleterre). C’est un écrivain polonais et britannique, écrivant en langue anglaise. Pour en savoir plus sur l’auteur ==> ICI
Dans une tout autre approche, on pense à un autre récit de navigation, « Pérégrinations ». Voir sa note de lecture ==> ICI