« Aux frontières de l’Europe » de Paolo RUMIZ. Prenez une bille et approchez-vous d’un globe terrestre. Cherchez Mourmansk en Russie, tout en haut, vers le Pôle Nord. Posez la bille sur Mourmansk et lâchez-la. Son trajet décrit approximativement celui que l’auteur a réalisé depuis les blancheurs glacées du Grand Nord de l’Europe à la Mer Noire.
On se laisse entrainer dans un voyage où la sensibilité, les rencontres, les imprévus sont les vrais guides du chemin. Un voyage avec un bagage minimum, un petit sac à dos. En train si possible. Et toute la disponibilité à la découverte des autres et de cette région si peu connue. Un voyage qui longe la frontière de l’Europe qui était il y a quelques décennies un « Rideau de fer » protégeant l’URSS et bloquant les fuites de ses citoyens vers l’Occident.
Des lieux et des personnages
Ce sont les rencontres qui tissent la trame du livre. « Un voyage comme un bain d’humanité » (p 22)
Une écriture du présent, très attachée aux lieux découverts, aux gens. Aux détails qui comptent quand on voyage. La cuisine, les trains… Mais aussi à l’histoire qui a si profondément marqué ces régions. Un récit de voyage fait d’émotions, d’étonnements, de hardiesse à franchir frontières et frontières. Entrer en Russie avec un saumon accroché à son sac à dos. Que pense le garde-frontière de ce voyageur et de son étrange chargement ?
Des lieux habités par ces personnes rencontrées. Une maison isolée au bord d’un lac glacé, au bout du monde. Des plaines immenses, sans relief, dans le dédalle des milliers de lacs. Et dans l’infinie nuance des blancs et des gris. Alors que le printemps peine à percer sous la neige. La présence des ours, ces animaux qui sont prédateurs comme les lions, voleurs comme les singes, cueilleurs de baies comme les merles, et mangeur de miel comme les hommes.
Dans le Grand Nord, la nature impose sa présence
Soleil de minuit. Nous sommes en mai et juin. Le soleil ne se disparait pas la nuit dans le ciel. Il couche ses rayons à l’horizontale, offrant des lumières d’or sur les paysages enneigés. Et il allonge les ombres presqu’à l’infini. A l’Est, la Mer Blanche…
Près du Pôle, la cartographie nous oblige à d’autres façons de voir. Ainsi, on passe d’une longitude à une autre en quelques kilomètres. Comment s’y retrouver dans ces fuseaux horaires si proches ?
Les vestiges des conflits passés… et Père Noël
Les guerres ont ravagé ces région. Et ce, depuis des siècles. Pour l’heure, ce sont les conflits du XX° siècle qui donnent à voir des bunkers abandonnés, des postes frontière fortifiés, des infinités de kilomètres de barbelés, des no-man’s land tristes et déserts. Comme il se doit.
Le grand Nord où les complexes industriels et les mines de l’URSS ont laissé des tâches sombres et sales dans les paysages. Des immeubles tristes et alignés dans la neige pour loger les peuples nomades devenus un temps ouvriers dans ces sinistres industries !
Ces peuples qui vivent, qui vivaient en étroite symbiose avec leurs rennes. Ce sont ces rennes qui conduisent le traineau du Père Noel. Car celui-ci, comme on le sait, vient de ces régions glaciales ! Mais le mode de vie de ces éleveurs de rennes recule tandis que les images de rennes pullulent dans de larges parties du monde dans les animations commerciales de Noël.
Comme dans bien des endroits, le tourisme ravageur laisse ses traces. Tout devient marchand. Tout est privatisé, même les immenses forêts. On vante l’authenticité des lieux, des gens. Mais on la détruit en même temps. Les touristes pressés, prennent des photos et passent à autre chose. Comme partout ailleurs.
Les frontières comme des cicatrices
Les traces des empires qui ont mordu à belles dents dans ces étendues ont marqué ces espaces. Empires russe, allemand, turc, austro-hongrois.
Comment l’histoire et ses déchirures a-t-elle formé les frontières ? Des frontières qui se sont mainte fois déplacées. Au grés des conquêtes. Des victoires et des défaites. Emportant les populations dans un ballotement d’insécurité.
L’ombre des peuples disparus
C’est dans les villes que se remarquent les trous laissés par les populations déplacées ou exterminées. On en devine les traces sur les visages, dans la cuisine, la musique. Polonais, Allemands, Juifs, Ukrainiens, Lituaniens, Biélorusses, Tartares, Arméniens… (p 271) « Un siècle de pogroms, de déportations et d’exterminations a simplifié l’Europe centrale sur le plan ethnique, en détruisant l’élément transnational qui les soudait tous ensemble. »
Des bâtiments témoignent de ces anciennes présences. Synagogues, cimetières, anciens quartiers arméniens… Les fosses communes. (p 216) « Ici, tout le monde sait que chaque dénivellation peut cacher une fosse commune. De la Baltique à l’Ukraine, l’Europe n’est qu’une immense nécropole qui reste à découvrir. »
Silences. Histoires familiales emmêlées. Traces encore présentes de ces personnes qui ont quitté leurs lieux. Chassés de leurs maisons dans les multiples déplacements forcés qui ont redessiné la carte des peuples de cette région du monde. La Pologne, déplacée de 200 kilomètres vers l’Ouest. Une petite phrase et tant de souffrance derrière !
Eglise orthodoxe
Ce récit, c’est aussi la découverte de la foi orthodoxe. Ce monde que l’imaginaire d’Europe occidentale, catholique et romain, a effacé. Depuis le traumatisme de la scission de l’Eglise. Cette forme de croyance prend, pour l’auteur toute son importance dans ces territoires. Dans la foi, dans les habitudes culturelles, dans les perceptions du monde. Mais aussi dans l’immense importance qu’ont pris les reliques dans les croyances populaires. Une véritable obsession.
De la Mer Blanche à la Baltique
L’auteur continue son chemin par les trois Pays Baltes dont on a peine à retenir les noms, les capitales, et les positions respectives. Ainsi, du Nord au Sud, on trouve l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie, le midi des Etats Baltes. Pays, aux fortes identités où la musique joue un rôle immense dans l’ensemble de la société. Un crochet dans un train ultra surveillé vers Kaliningrad, cette enclave russe en territoire européen. A la quelle on accède par la Lituanie. Kaliningrad, une ville chère à Poutine, où se dévoilent les signes du caractère profondément mafieux du pouvoir russe.
Les ravages de la mondialisation
Rumiz est très sensible aux destructions provoquées par la marchandisation en marche qui passe sur ces pays comme un rouleau compresseur. Nourriture industrielle, produits factices, pauvreté, isolement des individus, appauvrissement des relations sociales…
(p 299) « (…) aux débris de l’ère soviétique, s’est superposée la nullité marmoréenne et coûteuse du capitalisme. »
La mémoire de la chute du communisme et de l’ouverture des frontières vers l’Europe
Nous sommes en Lituanie. L’auteur échange avec Evgueni un homme rencontré par hasard. Il interroge son interlocuteur sur le prix de la vodka en Italie et il enchaîne. (p 218) « Dans le temps, on faisait la queue pour avoir de la viande et quand votre tour arrivait, il n’y en avait plus. (…) Aujourd’hui, il y a de tout. Il n’y a que l’argent qui manque.
Evtgueni raconte qu’après l’indépendance, en 1992, il a pris sa voiture et il est parti vers l’Ouest, sans jamais s’arrêter. (…) j’ai roulé, roulé, roulé… sans m’arrêter, sans dormir. La Pologne, l’Allemagne. Je n’ai vu à peu près que des pompes à essence. Mais j’avais faim d’espace. J’étais euphorique, comme si je m’étais évadé. Je voulais arriver jusqu’à l’Atlantique. Mais en France, on m’a arrêté. La police m’a dit : Monsieur, vous avez les pneus lisses, vous ne pouvez pas continuer comme ça. Alors j’ai dépensé tout mon argent pour acheter des pneus et je suis rentré chez moi. »
La descente vers le Sud et la trace sourde des tensions qui montent
Dans la descente vers le Sud, Paolo Rumiz suit le changement de la végétation. Les bouleaux à perte de vue. Puis les tilleuls et les chênes. Plus au Sud, les vignes, les platanes. Enfin, les figuiers. La langue devient plus modulée, plus chantante. L’Ukraine et ses riches cultures, portées sur son tchernoziom [1], terre noire légendaire…
Mais par-delà les paysages, l’auteur nous fait part des tensions qu’il sent dans les lieux, dans les gens, dans les situations. Le récit a été écrit au milieu des années 2010. L’agression russe en Ukraine est à venir. Rumiz sent, à d’imperceptibles indices, une situation bien fragile.
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Paolo Rumiz, né en 1947 à Trieste, est un journaliste et un écrivain voyageur italien. D’abord envoyé spécial au journal Il Piccolo de Trieste, puis à la rédaction de La Repubblica, Paolo Rumiz suit en 1986 les événements de la zone balkanique et ceux du Danube. Pendant la dissolution de la Yougoslavie, il suit en première ligne le conflit de la Croatie, puis celui de Bosnie-Herzégovine. En novembre 2001, il est invité à Islamabad, puis à Kaboul, pour couvrir l’attaque des États-Unis en Afghanistan.
En tant qu’écrivain voyageur, il parcourut de nombreux pays, notamment le long des frontières de la communauté européenne. En mai 2013, il est l’invité du festival Étonnants Voyageurs de Saint-Malo. Pour en savoir plus sur l’auteur, voir==> ICI
L’auteur rapporte dans son récit sa rencontre avec un autre grand écrivain voyageur, un nomade comme lui, Ryzsard Kapuscinski dont nous avons fait une note de lecture sur son magnifique ouvrage « Ebène » Voir ==> ICI
[1] Le tchernoziom (en russe : чернозём, contraction de чёрная земля, tchyornaïa zemlia, « terre noire ») est un type de sol riche en humus. C’est un sol surtout caractéristique de certaines parties du biome des prairies et steppes boisées sous climat tempéré continental. Cette terre noire contient un fort pourcentage d’humus, 3 à 15 %, riche en potasse, phosphore et oligo-éléments. Elle est très épaisse, souvent plus de 1 m, et jusqu’à 6 m en Ukraine. Elle est très fertile et l’impasse d’engrais, de fond et azoté, est possible. Le fort taux d’humus et d’argile lui confère une réserve d’eau utile importante. Pour ces raisons, elle est souvent considérée comme le meilleur sol au monde pour l’agriculture. (Wikipédia). Pour en savoir plus, voir ==> ICI
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