« A l’origine notre père obscur » de Kaoutar HARCHI. Avec un langage d’une grande sensibilité, Kaoutar Harchi nous parle de la société maghrébine dans ses coins ténébreux. Elle explore sa dureté. La chaleur familiale qui peut devenir incandescente au point de consumer ses membres. Ou glaciale dans le cynisme de l’abandon sans reconnaissance ni amour.
C’est avec les yeux d’une enfant que nous pénétrons dans la « maison de femmes ». Une maison où sont recluses, enfermées, des femmes « condamnées » pour folie ou autre déviation. Un enfermement effectué hors toute règle formelle, hors le droit.
La petite fille découvre ce monde et lui apporte ses explications avec les yeux de son âge. Avec comme point fixe, comme repère absolu, sa Mère. Pourquoi est-elle enfermée ? Pourquoi son père ne vient jamais la chercher ? Que fait elle ici, fillette, alors qu’elle regarde, depuis la terrasse, la vie qui se déploie ailleurs ? La fillette devient jeune fille et va s’échapper de cet enfermement. Elle retrouvera, pour le pire et le meilleur, ce Père fantasmé.
Enfermement
La fillette est la seule enfant de la maison. Les femmes, comme un bloc compact, cherchent à l’attirer vers elles, la toucher, la cajoler. Elles sont en manque d’enfants, éloignées des leurs. La fillette résiste comme elle peut à ces gestes de submersion. Et sa mère, indifférente, ne la protège pas des demandes de ces femmes du corps de l’enfant. La Mère est d’une grande beauté !
Un jour elle comprend que son père est venu
Il s’isole avec sa mère dans une pièce, et répète son discours : elle doit reconnaitre « sa faute ». Ainsi, elle pourra revenir à la maison avec « sa fille ». Mais quelle faute sa Mère a-t-elle commise, se demande la fillette ? Les femmes de la maison, agglutinées à l’entrée de la pièce, ont englouti la fillette dans leurs bras et leurs rondeurs. A un moment, le père se retourne et demande avec force et autorité aux femmes de la libérer de leur étreinte. Ainsi, un court instant, son père l’a protégé de ces femmes dévorantes !
Le récit de la Mère
La Mère, toujours écrite avec un M majuscule dans le texte, a de fait une certaine autorité dans le groupe de femmes. Un soir, elle narre sa rencontre avec son mari. Un homme qui l’a d’emblée respectée. Qui l’a fait exister comme jamais elle ne l’avait éprouvé. Elle parle de l’amour qui s’est emparé d’elle en cette rencontre.
La fillette est devenue une jeune adolescente. Elle écoute, captivée, sa mère raconter son histoire. Pourquoi ne lui a-t-elle jamais dit tout cela ? Pourquoi le dit-elle à ces femmes ? Et pas à elle ?
Elle découvre une Mère capable d’amour pour cet homme. Elle qui n’a jamais rien donné à sa fille qui vit enfermée avec elle ! La jeune fille découvre aussi, à l’écoute du récit de sa mère, que le père a un fils d’une autre femme. Et ce fils vit avec lui !
Pourquoi elle est-elle punie à vivre enfermée dans cette « maison de femmes » avec une Mère qu’elle aime mais qui ne l’aime pas ? Qui ne la voit pas. Qui ne l’écoute pas.
La Mère est malade. La Mère meurt
Au milieu de la salle commune, elle est l’objet de toutes les attentions des femmes qui font cour autour d’elle. La fièvre augmente.
La Mère meurt dans la douleur de ce groupe de femmes. L’adolescente a tout vu, tout compris. Elle redoute les hommes qui vont venir chercher le corps de sa Mère. Des hommes grossiers, sans amour, qui vont prendre sa Mère sans ménagement.
La jeune fille décide d’aller enterrer elle-même sa mère
Elle se saisit de son corps frêle que les femmes ont soigneusement lavé, habillé et enveloppé d’un linceul blanc. Elle sort de la maison, portant le corps de sa mère jusqu’un cimetière proche.
Les pages qui accompagnent ce passage sont une immense ode d’amour filial. D’amour non réciproque et pourtant total que la jeune fille porte à sa Mère. Cette mère qui a tant souffert d’être mise en réclusion par cet homme qui l’avait si bien considéré au début. Le mystère de « la faute » demeure pour la jeune fille.
L’écriture est d’une extrême force. Et en même temps, d’une grande délicatesse. C’est l’exploit de Kaoutar Harchi de nous faire partager à ce point, par l’écriture, les émotions de cette jeune fille.
Une fois cet acte accompli, elle ne retourne pas dans la « maison des femmes »
Elle rejoint la Gare routière et prend le bus pour le village de son père, loin dans le Nord du pays.
Elle débarque dans la vaste maison paternelle. Immédiatement, on sait qui elle est. L’accueil est d’une froideur totale. Tantes, oncles, cousins et cousines se pressent en silence autour d’elle. Pour lui manifester leur hostilité, pour la tenir à distance. Elle n’est pas la bienvenue dans cette maison glaciale.
Et le père ?
On la conduit dans une chambre, en haut de la maison
Elle est saisie d’effroi. Elle qui ne veut qu’une chose, voir son père. Jusque-là, on ne lui a pas permis de le rencontrer. Mais on toque à sa porte, un homme entre. Il ressemble à son père mais ce n’est pas son père. C’est son demi-frère qui la regarde avec haine. La jeune fille a peur et demande à voir le Père.
Elle y est menée par ce demi-frère étrange et inquiétant
Le Père est là. Faible. Qui parle d’une voix étouffée. Il exprime si peu ses sentiments. La jeune fille est pétrifiée. Elle ne sait comment nouer un lien avec cet homme décharné, lointain, distant. Cet homme, ce Père, qui est si peu père pour elle. Tandis que le demi-frère se trémousse avec son père dans une familiarité obscène.
En quittant la chambre du père, elle trouve sur son chemin le demi-frère
Suit une scène d’une immense violence. Elle est en haut des escaliers, le demi-frère lui barre la route. Il cherche à s’approcher. Il veut la prendre. La jeune fille est terrorisée mais résiste. Elle offre une passivité de glace. Elle cache sa terreur devant cet être abject.
[A cet instant, j’ai eu la tentation d’arrêter la lecture du livre. L’intensité dramatique du récit était trop forte. L’écriture de l’auteure m’avait mis dans un état d’émotion intense, insupportable… Heureusement, les lignes suivantes nous ont mené vers une situation où l’humanité reprenait place. J’ai continué de lire. Je ne le regrette pas.]
Elle comprend le sordide mystère de la famille
Ce demi-frère, du même âge que la Mère de la jeune fille, a voulu la séduire la femme qui deviendra la Mère dans le roman. Mais celle-ci l’a repoussé. Quelques temps après, elle a épousé le père. Le demi-frère fou de jalousie a répandu la rumeur de la « mauvaise vie » de la jeune femme de son père. Insinuant même qu’il a lui aussi profité de sa débauche.
Les oncles et tantes ont abondé dans ce récit. Par leurs manœuvres, ils ont poussé le Père a conduire sa femmes dans cette maison de réclusion. Elle était enceinte. La jeune fille par les yeux desquels nous vivons l’histoire, est née dans cette maison de femmes.
Un moment après que le demi-frère a été repoussé, on entend un coup de feu dans la maison
Deux fois rejeté, l’homme s’est donné la mort. Il gît dans son sang, au milieu de la famille pétrifiée. Il a laissé un mot accusant le jeune fille d’avoir voulu le séduire, et il se serait suicidé pour refuser cet acte d’inceste.
Le père arrive, voit son fils mort
Il comprend, lui aussi, le mensonge qui a figé toute sa maison dans la haine et conduit deux fois à l’irréparable. Pour la Mère bannie, morte dans la solitude. Pour le fils qui baigne maintenant dans son sang.
Le Père a un geste vers sa fille. Il la reconnait. Mais dans son geste même, il reconnait aussi qu’il est incapable de la défendre, comme il a été incapable près de 20 ans avant, de défendre sa femme contre la haine qui a envahi la maison.
La jeune fille s’est échappée deux fois de l’enfer
Après avoir quitté, portant le corps de sa mère, la maison des femmes, elle quitte la maison de son Père qui a été si peu père dans ces moments où le drame s’est dénoué. Dans le sang.
Elle est dans un train. Elle s’éloigne de ce lieu funeste. On imagine qu’elle va vivre avec le poids de cette histoire. Mais aussi avec la force qui lui a permis de résister aux femmes de la « maison », à l’absence de reconnaissance et d’amour de sa Mère, à l’assaut de son demi-frère, à la faiblesse de son Père.
On aime à voir, dans les dernières pages, au loin, une lueur.
« A l’origine notre père obscur » de Kaoutar HARCHI. Quelle belle écriture l’auteure offre là à la langue française !
Le fil dramatique du récit est totalement rehaussé par cette écriture somptueuse de force et de finesse pour nous faire partager la souffrance de cette jeune enfant, de cette jeune fille. La langue française en est réhaussée.
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Kaoutar Harchi, née en 1987 à Strasbourg, est une auteure et sociologue de la littérature française. Elle est élevée à Strasbourg par des parents d’origine marocaine. Son père est agent d’entretien et sa mère travaille dans une maison de retraite. Elle y suit des études secondaires dans un établissement privé, avant de s’inscrire à l’université pour étudier la sociologie. À 22 ans, elle publie son premier roman, Zone cinglée, chez Sarbacane. Elle publie ensuite deux autres romans, L’Ampleur du saccage en 2011 et À l’origine notre père obscur en 2014, chez Actes Sud (d’après Wikipedia). Pour en savoir plus, voir ==> ICI
Voir la note de lecture du récit autobiographique de Kaoutar Harchi : Comme nous existons ==> ICI
Voir également la note de lecture du roman de l’auteure : L’Ampleur du saccage ==> ICI
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