« Méditerranée, 30 voix pour bâtir un avenir commun » (2012) (avec Agnès Levallois)

Méditerranée ? De quel espace parlons-nous ?

Espace partagé pour communiquer, échanger, circuler ? Ou espace frontière, espace de séparation, espace de protection?

Mer à franchir ou mer à fermer ?

La Méditerranée compose une réalité géographique évidente. Mais  a-t-elle le même sens selon que l’on habite à Rabat, Marseille, Alger,  Rome ou Le Caire ? Les visions des États sur cette mer coïncident-elles ?

La Méditerranée, espace unique ou fractionné ? Fractionné entre  Nord et Sud ? Entre bassin occidental et bassin oriental ? Un espace qui  n’est pas reconnu par tous comme géographie pertinente : il fait sens  avec une rare intensité pour les uns quand il n’en a aucun pour les  autres. Et s’il est pertinent, c’est pour qui ? Pour les élites ? Pour la  grande masse des populations ? Les populations non riveraines, au Nord  comme au Sud, se sentent-elles méditerranéennes ?

L’espace méditerranéen existe-t-il encore aujourd’hui ? N’est-il pas  excessif de parler d’identité méditerranéenne ? Le débat méditerranéen  n’est-il pas obsolète ? Pour autant, peut-on contester la culture matérielle  commune, des modes de vie communs ?  Et si l’espace méditerranéen n’était pas un mais multiple ?

Et si l’appartenance à cet espace se superposait avec l’appartenance à d’autres  espaces ? Les pays maghrébins sont proches de l’Europe mais se sentent  aussi berbères, africains et ils développent des relations de plus en plus  étroites avec la Turquie et les pays du Golfe. La Turquie est à la fois européenne,  balkanique, riveraine de la mer Noire, partie de l’espace turcophone  d’Asie centrale. Elle n’en est pas moins méditerranéenne que l’Algérie ou la Grèce, et ses appartenances multiples lui donnent un  atout dans la rénovation des relations entre les deux rives de la Méditerranée. L’Espagne est atlantique et méditerranéenne. L’Égypte est reliée à l’Afrique de l’Est par le Nil en partage et entretient par les migrations  d’intenses relations avec les pays du Golfe… La France aussi est multiple : atlantique, alpine, méditerranéenne et sa frange nord-est présente tant de caractéristiques communes avec ses pays frontaliers…  D’autres identités collectives sont possibles, comme celle du monde  arabe qui unit de façon concrète les sociétés à travers une langue, une culture commune (dont la religion), une histoire, dont celle de la lutte  contre le colonialisme. À l’âge la mondialisation, il n’y a plus d’identité unique, exclusive.

Pourquoi ne pas laisser les espaces se créer et se chevaucher, s’emboîter  les uns dans les autres en suivant la dynamique des affinités créées par les sociétés, en laissant les Méditerranéens naviguer entre des comptoirs identitaires auxquels ils seraient libres d’emprunter des  éléments ? La reconnaissance de cette pluralité serait même un facteur  structurant du Méditerranéen, qui est avant tout un être extraordinairement  plastique, qui vit des diversités de paysages, de lumières, de  situations, au sein même de son pays.

Cette diversité des espaces de référence renvoie aux multiples identités  des Méditerranéens. Identités multiples assumées et fécondes de  leurs différences, ou identités meurtrières ? Et si la Méditerranée devenait cet espace tampon permettant d’assouplir la rigidité des structures  identitaires ?

Un espace chargé d’histoire. Écrasé par l’histoire ? Par trop d’histoire?  Un espace marin bordant des territoires mythiques, porteurs des charges  les plus puissantes dans tous les registres symboliques : religieux, national,  historique, artistique, romantique… pour lesquels tant d’hommes et de femmes ont pu vivre et mourir.

Un espace de diversité et d’unité des paysages, tout à la fois. Chaos et harmonie des sociétés. Espace de domination, d’empires, de colonisations, espace de violence, de séparation, de purification ethnique, de  ségrégation… Espace de convivialité, d’harmonie, de chaleur humaine,  de proximité et de partage, de solidarité… Espace de beauté, loué par les  poètes, architectes, peintres, sculpteurs, musiciens… Espace de violences  entre nations, entre communautés, au sein des communautés, entre  familles, au sein des familles… Espace de créativité, mais aussi de fermeture,  d’immobilisme…

Un espace de rayonnement sur toutes les parties du monde, mais aussi de repli. Un espace toujours convoité depuis l’Antiquité. Un espace qui a perdu une partie de son autonomie à être pris dans les  enjeux des grands acteurs du monde. Un espace longtemps divisé entre  grands empires, mais qui, comme l’a décrit Fernand Braudel, génère  en dépit de ses divisions une certaine unité de civilisation, notamment  par l’intensité des échanges qui s’y déroulent.

Un espace meurtri : presque tous les auteurs des entretiens insistent sur l’importance de ne pas nier l’obstacle majeur que constitue le conflit entre Israël et la Palestine, dont les effets se font sentir sur l’ensemble de la région. Un obstacle que ni les parties ni les acteurs régionaux ne parviennent ou ne veulent résoudre. Aucun projet à l’échelle régionale ne peut évacuer cette question douloureuse, et son absence de résolution pèse lourdement sur les chances de parvenir à des constructions communes. Ainsi, profondément, la formation de cet espace méditerranéen est-elle suspendue au blocage mémoriel formé par la dette de  l’Europe vis-à-vis d’Israël, dont le paiement est réparti sur les autres sociétés  riveraines, pourtant étrangères à ce traumatisme.

Un espace à la nature fragile, fragilisé par l’aveuglement des sociétés à consumer ses ressources rares et à polluer et bétonner un littoral  convoité. Un espace parmi les plus menacés par le réchauffement climatique. Rareté de l’eau, modifications climatiques, pollution de la mer sont autant de problèmes communs qui affectent indistinctement le  Sud et le Nord de la Méditerranée. Un espace où nous avons tout à apprendre (ou à réapprendre) des savoirs traditionnels accumulés pour  vivre dans des conditions d’extrême rareté (en eau, en énergie, en terre), savoirs qui ont maintenu la vie sur tout son pourtour depuis des siècles.  Saurons-nous reconnaître à temps l’immense modernité de ces savoirs traditionnels dont la Méditerranée recueille tant de variétés et les  faire fructifier en les enrichissant des savoirs modernes ?

Un espace qui a produit un chapelet de villes mythiques : Venise,  Alexandrie, Athènes, Tanger, Barcelone, Beyrouth, Rome, Cordoue, Avignon, Tunis, Marseille, Alger, Istanbul, Athènes, Jérusalem, Vérone, Damas, Nice… qui ont façonné au fil des siècles des traits communs de  civilisation urbaine spécifiques, fort distincts de la grille nord-américaine  ou de la ville-rue d’autres lieux. Prenons quelques secondes pour laisser remonter dans notre esprit les évocations symboliques, culturelles, historiques de chacun de ces noms de ville…

Un espace aux disparités profondes, illustrées par exemple par les  inégalités des potentiels agricoles entre rives Nord et Sud, qui fait de celle-ci la première zone d’importation du monde pour les produits de base, mettant en question la sécurité alimentaire des populations.

Un espace bloqué dans son développement politique et économique  demeuré, sur sa rive Sud, dans une logique rentière, où l’accès aux ressources, financières et symboliques, s’effectue plus par le statut, la relation  aux puissants, que par l’effort productif et l’innovation. Un espace resté jusque-là à l’écart des démocratisations qu’ont connues d’autres  grandes régions du monde : Amérique latine, Russie, Europe centrale et Balkans, certains pays d’Asie de l’Est…

Un espace traversé du Sud au Nord, au risque de la noyade, par les  jeunes à la recherche d’un travail, d’un espoir. Un espace de plus en plus  verrouillé par le Nord vieillissant, en proie au doute, inquiet sur son identité  et son sentiment de perte de maîtrise, pour avoir abandonné aux marchés  des pans entiers de sa souveraineté dans un monde globalisé.

Un espace traversé d’Est en Ouest par la ligne qui sépare pays développés et pays en développement. Une ligne qui tend à se brouiller avec  les bouleversements du monde, avec l’émergence inédite de pays à la  fois puissants (en richesse totale) et pauvres (en richesse par tête), avec l’affaissement de l’Europe en pleine crise d’identité de n’avoir plus le  monopole, avec les États-Unis, de l’écriture des règles qui régissent le  monde, avec les poussées démocratiques dans les pays arabes…

Finalement, l’Euro-Méditerranée fait-elle sens ? Un concept qui dans  ses termes, signe le caractère euro-centré du projet, le regard impérial du Nord sur le Sud, associant un espace territorial intégré avec des  normes qui convergent, un marché commun… et une étendue marine.  Du stable comme la terre peut-il s’associer à du mouvant comme la mer ?  Un terme chargé d’ambivalence niant le caractère méditerranéen d’une  partie de l’Europe. Ne convient-il pas d’abandonner le vocable Euromed, par trop marqué négativement, et lui substituer simplement celui de  Méditerranée, restaurant ainsi la symétrie de position de chacune des  sociétés riveraines, de chacun des pays riverains ? 

Des projets conçus au Nord et projetés sans succès.

C’est dans cet espace d’une incomparable complexité que les projets  politiques élaborés au Nord se sont projetés sans succès depuis cinquante ans. Politique méditerranéenne, puis Politique méditerranéenne rénovée, Partenariat euro-méditerranéen, Politique de voisinage, Union pour… des projets politiques pensés dans une posture de surplomb du Nord sur le Sud, privilégiant la construction institutionnelle d’État à État, noyée dans des procédures opaques et hypertrophiées, se déployant sur des géographies résultant d’arbitrages diplomatiques entre pays du Nord, sans égards ni pour les pays ni pour les sociétés du Sud.

Il est facile de comprendre pourquoi de tels programmes n’ont pas  mordu sur les réalités sociales et politiques des pays du Sud, lesquels sont restés sous la coupe de régimes autoritaires qui n’avaient pas même  l’excuse de développer leur pays, comme ont su le faire les régimes autoritaires d’Asie de l’Est. Le soutien sans faille que les pays du Nord ont  accordé à ces dirigeants autoritaires en échange de leur protection contre  migrations et terrorismes, le double langage développé par l’Europe sur les droits de l’homme, se sont avérés des calculs de court terme. Ces  choix pèsent aujourd’hui dans les imaginaires sociaux du Sud, alors que  les poussées démocratiques se sont manifestées dans tous les pays  arabes depuis la fin 2010.

Mais ce bilan n’est-il pas à analyser différemment selon que l’on est  au Nord ou au Sud ? Après tout, la demande du Nord portait sur la protection contre l’immigration et la gestion sécuritaire de l’islamisme politique, l’ouverture des marchés pour ses entreprises et la sécurité  d’approvisionnement énergétique. Et, sur ces terrains, l’Europe a été servie. Tandis que pour le Sud, le développement politique et économique  est resté à la porte, même si le soutien de l’Europe aux régimes autoritaires n’explique pas à lui seul, loin de là, ce piétinement.

De l’ensemble de ces appréciations critiques émerge cependant un  trait positif : l’approche par les projets, mise en avant dans les dernières  années, ressort comme un progrès certain qui devra être conservé dans  les futures entreprises communes en Méditerranée.

De même, l’espace de concertation en format «5+5», regroupant les  pays de la Méditerranée occidentale (Tunisie, Algérie, Maroc, Espagne,  France, Italie), auxquels s’adjoignent la Mauritanie, la Libye, Malte et le  Portugal, présente un cadre de travail jugé pertinent, même s’il n’est  pas exclusif d’autres regroupements.

Les pays du Sud de l’Europe ont nié leur appartenance à la Méditerranée.

Ce qui s’est joué au sein de l’Europe et de sa construction institutionnelle a été soutenu par un mouvement profond érigeant le fonctionnement  des sociétés du Nord-Ouest de l’Europe en modèle, déniant  la diversité culturelle au sein même de l’Union, déversant même le mépris sur le Sud de l’Europe. On se souvient du qualificatif «PIGS»  pour désigner les pays de son arc méridional : Portugal, Italie, Grèce et  Espagne (Spain). L’approche anglo-saxonne a triomphé à Bruxelles,  orientant la politique européenne vers la suprématie de l’économie  comme support principal des mutations des sociétés et, au sein de l’économie, vers la suprématie de l’approche par les marchés avec un surdimensionnement de la dimension financière. On sait depuis 2007 dans quelle crise ce modèle a plongé les pays d’Europe et les États-Unis.

L’aspiration vers ce modèle a concerné particulièrement les sociétés méridionales de l’Europe et leurs élites, qui, plutôt que de revendiquer leur spécificité au sein du continent, avec ses forces et ses faiblesses (comme les pays scandinaves peuvent marquer leur différence), ont nié leur appartenance méditerranéenne, s’alignant sur un mode de régulation sociale, une relation à l’État et à l’action collective que les sociétés ont finalement refusés. La crise grecque, mais aussi les profondes difficultés  de l’Espagne, du Portugal et de l’Italie, témoignent de cet écart : pour avoir voulu jouer le jeu des autres plutôt que de jouer le leur, ces pays sont en proie à d’importants déséquilibres sociaux et politiques.

La France, dont une large partie des élites regarde aussi vers le Nord, est partiellement concernée par ce schéma. Depuis quarante ans, son rôle dans la construction méditerranéenne a été effacé (elle n’a proposé aucune initiative nouvelle pendant le Partenariat euro-méditerranéen) ou maladroit, avec le lancement en fanfare de l’Union pour la Méditerranée, qui s’est avérée si décevante. De ce fait, la construction commune en Méditerranée a été marquée par la vision anglo-saxonne, sans effet d’entraînement sur les sociétés du Sud. Cela s’est traduit, concernant la politique méditerranéenne de l’Europe et son offre de Partenariat euro-méditerranéen  formulé à Barcelone en 1995, dans la croyance que le libre-échange allait substituer les mouvements de marchandises à ceux des personnes et, en arrière-plan, qu’il pouvait constituer l’axe majeur d’une politique de développement pour les pays de la rive Sud. Là encore, on sait ce qu’il en est advenu.

Les sociétés arabes se sont remises en marche.

Après les flambées des mouvements nationaux qui, il y a un demi-siècle, les ont conduits à l’indépendance, ces pays ont connu dans l’ensemble plusieurs décennies de stagnation, de blocage même. Depuis deux ans, les sociétés arabes se sont remises en mouvement, marquant la fin de la période postcoloniale. Avec des fortunes diverses selon les pays, l’expression des peuples du Sud et de l’Est de la Méditerranée depuis 2011 a clairement manifesté dans les urnes sa défiance vis-à-vis  de ces élites occidentalisées qui n’ont pas engagé depuis les indépendances leur société sur la voie du développement. L’éducation de masse dispensée au Sud, malgré des lacunes, ainsi que les nouveaux moyens de communication, produisent leurs effets : la jeunesse ne s’accommode plus d’une société verrouillée par la culture du monolithisme autoritaire (dans sa version laïque), par la prédation rentière et l’humiliation. Les sociétés arabes découvrent qu’en leur sein, elles sont multiples, contradictoires, comme toutes les autres sociétés du monde, et  que la soumission à un modèle unique n’a plus cours. À leur façon, elles devront apprendre à vivre avec cette diversité, à composer avec la  divergence, l’opposition, à pacifier les rapports entre majorités et minorités,  à respecter la critique et le contradicteur.

À l’échelle historique, c’est bien ce que révèlent ces mouvements.  Et même si les forces politiques qui ont récupéré la dynamique engagée  présentent bien des caractéristiques du monolithisme autoritaire (cette fois dans sa version religieuse), elles ne pourront à terme perpétuer  le verrouillage des sociétés, désormais ouvertes, plus instruites et plurielles.

Ces surgissements des sociétés vont avoir d’importantes conséquences  dans le devenir de chacun des pays du Sud, mais aussi dans les relations entre pays riverains de la Méditerranée pour les années à venir.

Au Nord comme au Sud, le défi du renouvellement.

Poussées, voire crispations identitaires au Nord et au Sud de la Méditerranée sur fond de crise dans toutes ses dimensions vont bouleverser les relations entre les sociétés et leurs gouvernants des deux rives. Au Sud, les révolutions ont ouvert une nouvelle ère : les mutations à  l’œuvre prendront des années à stabiliser les sociétés sur une autre trajectoire avec, comme partout ailleurs, des avancées et des reculs, dans  le tâtonnement, les tensions, les alliances et les trahisons, les violences…  des grandes mutations sociales. Après plus d’un demi-siècle de blocage, les sociétés se sont mises en mouvement, en libérant dans le désordre de gigantesques tensions accumulées depuis des décennies, tensions qui prennent et prendront des expressions violentes. Cette mise en mouvement ouvre de fabuleuses opportunités pour les populations du Sud d’abord, à reprendre la maîtrise de leur destin en élargissant leurs possibles,  en ouvrant l’espérance d’une modernisation politique heureuse. Mais aussi pour celles du Nord, à envisager l’avenir avec de véritables  partenaires, certes plus exigeants, mais autonomes, avec des dirigeants plus légitimes, plus proches des préoccupations de leur société.

Au Nord, l’avenir est tout aussi incertain, entre faible dynamisme  économique, poussées identitaires, fragilité démocratique et déclin  démographique. Mais les contraintes de la crise combinées à celles de l’écologie peuvent offrir l’opportunité d’accélérer la mutation nécessaire du modèle consumériste, la prise de conscience pour l’Europe de la  réduction de sa maîtrise sur le monde, bref, la redéfinition de l’Europe  sur de nouvelles bases, autour d’un projet ouvert sur le monde et sur sa  proximité qui redonnera un élan aux sociétés du Nord. L’Europe a  besoin d’une réforme en profondeur, d’une redéfinition qui posera aussi  la question des frontières. Celles-ci devront être multiples, fonctionnelles et non plus territoriales. La Turquie propose de participer activement  à la construction d’un tel ensemble et d’institutions capables de  gérer cette multiplicité d’espaces. Elle peut être un trait d’union. Et cette  redéfinition de l’Europe devra prendre en compte la Méditerranée, non pas comme périphérie, mais comme cercle à intégrer d’une façon pragmatique  et fonctionnelle, par des politiques communes.

Dans ce moment historique de redéfinition de l’Europe, la Méditerranée toute entière a son mot à dire. 

Les migrations, une question centrale dans toute construction commune.

Les migrations occupent dans les esprits une place très importante, tant au Nord qu’au Sud, dans les sociétés comme dans les préoccupations des dirigeants. Dans les sphères politiques, elles sont perçues comme problème, comme contrainte. Mais saurons-nous les prendre comme sources d’opportunités ? De fait, elles jouent un parfait effet miroir, reflétant les forces et les faiblesses internes des sociétés. Au Sud, elles questionnent leurs capacités à retenir leurs enfants en leur offrant d’autres perspectives que le départ pour l’émigration. Au Nord, elles  mettent au défi leur dynamisme, leurs capacités à s’ouvrir et à accueillir l’autre, l’étranger, le différent. Là encore, le défi du renouvellement affecte tous les riverains, au Nord comme au Sud.

Dans les sociétés du Nord, la question migratoire est largement instrumentalisée  par les politiciens, à fin de détourner l’attention des sociétés des conséquences du chômage de masse et de la crise d’identité qui secouent l’Europe. Le débat est figé, capturé par les forces qui jouent des émotions de court terme stimulant la peur, le repli, sans égard pour  les dynamiques profondes des sociétés qui, selon des schémas différents  selon les pays européens, finissent sur le moyen et long terme par intégrer les nouveaux arrivants.

Revisitons ce qui s’est passé en 2011 : l’Europe, avec ses 500 millions d’habitants, s’est effrayée devant l’afflux des 25 000 Tunisiens  quand, dans le même moment, la Tunisie avec ses 10 millions d’habitants, accueillait plus de 250 000 réfugiés libyens.

Au Sud, la migration est omniprésente dans les imaginaires, à la fois  comme solution individuelle aux blocages politiques et sociaux, mais  aussi, très concrètement, par les innombrables liens vivants, tissés au sein des familles écartées dans l’espace transnational formé par l’Europe  et les pays d’origine des millions de migrants et issus de migrants  qui y vivent. Dans ce contexte, les projets européens sont clairement  identifiés comme relevant d’un pacte sécuritaire de contrôle des émigrations  passé avec les dirigeants du Sud. Et ce pacte s’est élargi depuis dix ans aux migrations de transit des Africains sub-sahariens.

Rien ne pourra se construire de solide et de mutuellement profitable  dans la région sans que cette question de la migration soit totalement repensée et, pour avancer sur cette dimension, il faut mobiliser les  sociétés, avec toutes les difficultés de cette tâche car le sujet est sensible. L’Europe ne peut rester éternellement une forteresse blindée : la main-d’œuvre  du Sud, face à la démographie vieillissante du Nord, apparaît comme une véritable chance dont il faudra tirer des bénéfices mutuels. Comment ? Des solutions existent, qui visent à déployer le dispositif  productif des entreprises sur l’ensemble de la région, incluant les riverains  du Sud et de l’Est de la Méditerranée. Mais aussi à mobiliser l’énergie des migrants pour le développement de leur pays d’origine.

Sur la question de la circulation des personnes, il faut se préparer à  avoir une politique de visas de travail moins restrictive. À court terme, il faut faciliter l’obtention de visas pour les Méditerranéens appelés à  faire de courts séjours en Europe, pour des raisons académiques ou professionnelles.  Mais, dans tous les cas, la question du respect des personnes  et des droits doit être mise au centre des approches. Il en va des  valeurs communes à construire, il en va aussi des intérêts communs  des sociétés du Sud comme du Nord, ainsi que de ceux des migrants.

Le redéploiement productif, solution incontournable.

La dimension économique de la construction régionale fait l’objet  parmi les personnes avec qui nous avons échangé d’une convergence remarquable. La solution passe par le renforcement compétitif de la  région face aux ensembles nord-américain et asiatique, obtenu par le  déploiement des chaînes de valeur et de production à l’échelle de la  grande zone régionale comprenant l’Europe et les riverains du Sud et de  l’Est de la Méditerranée. Cette stratégie, faisant de la région un tremplin vers le marché mondial, peut se construire en jouant des complémentarités  démographiques, techniques, énergétiques, financières, comme a su le faire le Japon avec les pays de son entourage (qui deviendront les Tigres asiatiques), comme le pratique au cœur même de l’Europe l’Allemagne  avec les pays de l’Est. Et ce déploiement devra dépasser les formules  de sous-traitance pour prendre des formes nouvelles, comme la  généralisation des entreprises communes avec investissements croisés de cotraitance, les colocalisations, mobilisant les ressources humaines  par des migrations circulaires du Sud au Nord comme du Nord au Sud…

Devant l’évidence partagée de cette orientation, on s’interroge sur la difficulté de sa mise en œuvre. C’est que cette option stratégique représente un renversement polaire des relations entre les pays d’Europe et la rive Sud, relations marquées à l’échelle historique par la préférence du Nord à l’importation du travail (les migrants) plutôt que l’exportation du capital (l’investissement au Sud). Ce renversement suppose au Nord que les dynamiques industrielles se redressent et supplantent l’aspiration  à la financiarisation des économies. Elles supposent un profond changement d’orientation valorisant l’action collective, rendant des espaces aux politiques publiques dans une nouvelle configuration des relations entre États et marchés. Elle suppose au Sud, à tout le moins, le décloisonnement des échanges Sud-Sud. Cette ouverture entre pays  du Sud a été largement citée par les auteurs comme une des clés des  constructions communes en Méditerranée. Elle correspond aux aspirations  profondes des sociétés du Sud, et les poussées démocratiques dans les pays arabes devraient contribuer à lever les obstacles à ce décloisonnement.

Au total, les bouleversements en cours au Sud comme au Nord pourraient ouvrir ces voies. Mais de part et d’autre, les défis seront rudes.

Trente voix pour construire un avenir commun.

Face au piétinement, voire aux échecs, des propositions projetées sur la région par le Nord depuis quarante ans, et dans la configuration actuelle pleine d’incertitudes et d’opportunités à venir tant au Sud qu’au Nord, il a paru nécessaire de prendre le temps de la réflexion et du recul. Le temps pour donner la parole à des acteurs qui ont mêlé leur trajectoire personnelle à cette région, au travers de leur action, leur engagement, leur recherche.

L’exercice présenté ici expose sans fard, librement, parfois rudement, les perceptions de la situation actuelle, dans la diversité des approches et dans ses contradictions. C’est à partir de ce foisonnement que nous pouvons éclairer les avenirs possibles. Cet ouvrage collectif révèle le souhait de sortir d’un cadre rigide, de représentations toutes faites. Il ne livre pas des propositions d’action, mais suggère des démarches nouvelles pour aborder les questions régionales. Il se veut une contribution à la nécessaire réflexion collective pour redonner aux sociétés qui composent cette région l’idée qu’une partie de leur avenir se jouera en commun, par la nécessité de la géographie et par le poids de l’histoire longue. Elle se jouera comme part du grand concert de la mondialisation qui a accéléré le rythme du monde, où de nouveaux acteurs sont apparus, puissants et rapides dans leurs évolutions.

À l’écoute des entretiens (effectués entre octobre 2011 et septembre 2012) avec les trente personnalités qui ont bien voulu partager leurs idées sur cette partie du monde à laquelle ils sont tous attachés, nous sommes impressionnés par la diversité des points de vue, des approches, des opinions, des espoirs et des craintes : un kaléidoscope s’est offert à nous au fil des rencontres, pour décrire une région d’une variété inouïe dans une unité reconnue, un espace pétri de contradictions, d’oppositions, où le pire est souvent associé au meilleur, où la diversité, la différence peuvent être source de richesse ou cause de conflit, où la nature somptueuse peut être violente, comme les hommes, où les extrêmes se côtoient au plus près, s’aiment et se haïssent avec grandeur, gloire et bassesse… mais toujours avec passion.

De cette diversité d’approches émergent cependant trois idées partagées en étroite cohérence entre elles.

La première indique que toute construction commune doit s’appuyer sur les sociétés, doit émaner d’elles, plutôt que d’être proposée par le haut. Ce qui ressort des échanges avec les auteurs, c’est bien l’impérieuse nécessité de remettre tout projet en direction de la région sur ses bases, c’est-à-dire en lien avec les sociétés. Au lieu de construire à partir des institutions, la région a besoin de projets intelligibles pour ses habitants. Aujourd’hui, les poussées démocratiques dans les pays arabes élargissent les possibilités pour engager cette démarche d’inclusion des sociétés. Celle-ci sera longue et complexe. Mais il faut prendre le temps de cette construction par les sociétés. Ce sera du temps gagné sur le long terme : on ne fera pas la Méditerranée sans les Méditerranéens. N’oublions pas que les ensembles régionaux se construisent aussi par les mouvements sociaux mobilisant en commun les sociétés civiles : c‘est le refus de la guerre en Irak qui avait largement rassemblé les sociétés dans tous les pays à Londres, Paris, Varsovie, Berlin, Madrid, Rome, Casablanca, Alger, Le Caire, Istanbul. Plus près de nous, c’est au nom de la justice sociale que les sociétés se sont mises en mouvement à Madrid, Tel Aviv, Tunis, Tripoli et Le Caire.

La seconde idée est que les périmètres d’action, les ensembles pertinents, ne peuvent être décidés à l’avance par les États, mais doivent se déterminer à partir des dynamiques concrètes qui s’engagent sur le terrain, dynamiques sociales, culturelles, économiques, politiques. En place de découpages géographiques préétablis, les projets devront réunir dans un premier temps les pays et les sociétés qui ont volontairement adhéré à ces programmes, en des géographies variables. Au lieu de procédures lourdes et opaques préexistantes aux projets, chacun d’eux génèrera ses institutions ad hoc, avec ses objectifs et ses exigences de redevabilité devant les sociétés. Il faut accepter les géométries multiples de projets, comme une nécessité pour répondre aux multiples identités qui traversent les sociétés, comme elles traversent aussi chacun des individus qui composent ces sociétés. Cela renforce encore la pertinence de l’approche par projets sur des périmètres variés.

Il faut aussi s’attendre à l’ouverture de nouvelles routes d’échanges au sein de la région, notamment sous l’impulsion de la Turquie qui regarde désormais vers les rives Nord de l’Afrique. Mais aussi à l’élargissement des périmètres d’intérêt qui débordent largement la région. Les États riverains du Sud veulent sortir du tête-à-tête avec l’Europe : ils regardent de plus en plus dans toutes les directions que la mondialisation a ouvertes, notamment vers les pays du Golfe et les pays émergents.

La troisième idée partagée est que le temps du surplomb du Nord sur le Sud est terminé. L’approche euro-méditerranéenne de Bruxelles, plutôt que de favoriser le multilatéralisme régional en stimulant le décloisonnement entre les pays de la rive Sud, a consolidé les relations Nord-Sud héritées de l’époque coloniale. Elle est aujourd’hui largement invalidée.

Toute construction à venir n’aura de chance de s’établir durablement, de produire paix et prospérité, que si elle se bâtit sur des bases réellement égalitaires, avec des pays et des sociétés reconnus comme pairs. Les responsabilités sont partagées : la façon de rééquilibrer les relations Nord-Sud passe aussi par le développement des échanges et de la coordination entre riverains du Sud, ce que les poussées démocratiques dans les pays arabes permettent et vont favoriser. Ni nostalgie orientaliste, ni vision folklorique, ni supériorité civilisationnelle ! La période néocoloniale est bel et bien terminée, et les multiples conséquences de cette mutation historique ne sont pas encore toutes perceptibles. Il est à noter que ce sont, parmi nos interlocuteurs, les jeunes qui ont exprimé cette idée avec le plus de force.

Nous insistons sur la cohérence profonde de ces trois idées partagées par nos interlocuteurs : c’est elle qui donne corps à une nouvelle approche pour construire en commun un espace viable.

Aller au plus profond des sociétés en prenant le temps d’élaborer en commun un projet pour la région, faire confiance aux mouvements sociaux… Les moments historiques que vivent les sociétés de la région, celles au Nord et celles au Sud, peuvent créer une opportunité permettant d’élaborer sur de nouvelles bases un projet commun. Peut-on aller jusqu’à dire que la légitimité de cet espace méditerranéen n’est pas dans le passé mais réside dans un nouveau projet élaboré ensemble ? Il reste à l’imaginer, à le faire vivre.  Et ce que nous disent ces entretiens est clair : ce sont les sociétés qui donneront les impulsions nécessaires à la construction de cet espace commun, y compris en abordant, en discutant, en se confrontant avec les thèmes les plus difficiles de cette construction, à commencer par les migrations et les questions identitaires qui travaillent toutes les sociétés.

Au fil des entretiens, nous avons senti que la question culturelle apparaissait comme l’élément clé dans tout projet de construction commune en Méditerranée. Par question culturelle, nous entendons celle des imaginaires sociaux qui imprègnent profondément chacun des deux ensembles de pays de part et d’autre de cet espace méditerranéen, imaginaires qui ont à voir avec l’identité. Et la question identitaire ne se vit pas de la même façon ici et là-bas. Elle est imprégnée de l’emprise du religieux au Sud, en recherche d’un équilibre assumé profondément par les sociétés entre aspirations citoyennes et libertés individuelles d’une part, respect des valeurs religieuses d’autre part. Au Nord, c’est la fin du monopole de la domination sur le monde et ses conséquences symboliques et sociales qui travaillent les sociétés. Là aussi, il faudra trouver la façon de vivre sereinement le nouvel équilibre des forces que la mondialisation dessine sur la planète.

Au fond, nous savons que c’est dans les soubassements des sociétés, dans leurs aspirations profondes, dans les représentations que chacune se fait d’elle-même et de l’autre, qu’il faut chercher les moteurs de la convergence, de l’élaboration de constructions communes, de projets partagés. Non pas que l’économie, la politique, le social n’aient leur rôle à jouer. Mais pour construire cet espace de paix et de prospérité dont on a tant parlé, le préalable est bien de toucher ces éléments plus enfouis qui, pour ne pas avoir été jusque-là pris en considération, résistent et mettent en échec les projets communs.

Seule la mobilisation des sociétés permet l’abord de ces domaines enfouis, par des actions de long terme offrant aux acteurs sociaux des espaces communs d’échanges, de partage, de mobilisation des solidarités, de construction de la confiance mutuelle. Pour que les sociétés s’emparent de ces espaces communs, il convient de consacrer des moyens, des moyens collectés tant au Nord qu’au Sud, pour organiser des processus d’échanges au long cours entre les organisations des deux rives (jeunes, étudiants, religieux, formateurs, sportifs, artistes…), de soutenir les organisations professionnelles de base à l’échelle de la région (sur la santé, l’eau, l’agriculture, l’urbanisme, le tourisme, les transports, la communication, les nouvelles technologies, la recherche, la culture…), de dynamiser les coopérations décentralisées entre collectivités locales, entre territoires, entre établissements d’enseignement, hôpitaux, services publics urbains, de favoriser et valoriser les mises en commun des institutions nationales (parlements, conseils économiques et sociaux, organisations de sécurité civile, centres de prospective, armées…).

Pour soutenir le redéploiement productif à l’échelle de l’ensemble formé par l’Europe et les pays des rives Sud et Est de la Méditerranée, et en faire une zone de haute productivité face au reste du monde, il conviendra de créer un espace intégré de la connaissance, soutenant des programmes de recherche communs et la mobilité des équipes scientifiques du Nord au Sud. Un investissement de faible coût pour d’importants effets à moyen et long terme.

Les gigantesques défis environnementaux sont communs à toute la Méditerranée : ils sont un terrain privilégié pour construire des biens publics à l’échelle de la région, support de constructions communes aux plans institutionnel, économique, en termes de recherche également, créateurs d’emplois tant au Nord qu’au Sud.

Ces processus pourraient être ponctués par de grands rassemblements entre citoyens des deux rives qui soient l’occasion de débats, de mutualisation, de fêtes, d’événements, de compétitions sportives, d’échanges permettant de regarder l’autre comme il est réellement et non comme nous aimerions qu’il soit et, à partir de là, de sortir de représentations figées et d’envisager une coopération basée sur les volontés communes, sur l’élaboration conjointe des projets.

Il convient, sur tous ces terrains, de convoquer les imaginations des citoyens pour enrichir les propositions d’initiatives communes.

Cet ouvrage propose des pistes de réflexion permettant, nous l’espérons, de nous projeter dans des œuvres communes à construire dans un espace méditerranéen apaisé même s’il apparaît que le chemin sera semé d’embûches et qu’il convient de laisser du temps au processus de transition, de faire connaissance avec les nouveaux partenaires au Sud, de tirer parti des mutations en cours au Nord.

Il ne prétend évidemment pas à l’exhaustivité, tous les points de vue ne sont pas représentés. Notre ambition a été de donner la parole à des acteurs venant d’horizons variés afin de recueillir des visions, des pistes incitant à la réflexion, bousculant des idées reçues. Il s’agit d’une photographie à un moment donné, en sachant que les deux rives de la Méditerranée vivent des périodes mouvementées, pleines d’incertitudes et d’interrogations. Mais c’est justement un moment propice pour mettre des idées sur la table et nous accompagner mutuellement dans cette phase historique.

La fondation de l’espace méditerranéen sur des bases culturelles ne peut-elle constituer un horizon commun apte à remobiliser les énergies tant au Sud qu’au Nord de la Méditerranée ? Apte à réussir la double transition à venir ?

Au Sud, la transition vers une modernité à inventer, à construire par l’apprentissage de la diversité, de la différence, des contradictions que le soulèvement de la chape de plomb des régimes autoritaires en cours a révélé. Cette transition ne pourra se mener que par l’élaboration d’un compromis historique entre les deux grands courants en présence, celui qui se réclame de la citoyenneté, du droit et du contrat, et celui qui puise dans les références transcendantales. Aucun de ces deux courants ne peut triompher durablement de l’autre, aucune situation stable ne se construira sur l’écrasement de l’un par l’autre. C’est ce que l’histoire universelle nous apprend. Les sociétés du Sud sont donc contraintes au compromis en leur sein, rejoignant en cela le cheminement des grandes modernités fondatrices (anglaise, américaine, française), qui ont toutes construit un tel compromis. Celui que devront inventer les sociétés arabes est à écrire.

Au Nord, les sociétés, secouées par la crise aux multiples dimensions – financière, économique, sociale, politique, écologique – sont aussi confusément dans la recherche d’une nouvelle espérance, de nouveaux modèles positifs. Les pays du Sud de l’Europe peuvent, en assumant leur singularité, leur caractère méridional, ouvrir avec les pays de la rive Sud ce nouveau chantier.

La Méditerranée a été longtemps le centre du monde. Elle a l’obligation de se réinventer aujourd’hui où elle ne l’est plus.

L’hypothèse forte et convergente qui ressort de ces entretiens est que c’est ensemble que Nord et Sud de la Méditerranée pourraient sortir de ces transitions difficiles, en élaborant un projet pour ce grand espace régional, un projet ouvert sur le monde, où tous les pays seraient partie prenante.

Agnès Levallois   et   Jacques Ould Aoudia,

Octobre 2012.