Les âmes errantes Tobie Nathan –

Il est question de l’engagement de jeunes de France dans la radicalisation islamiste

 Tobie Nathan commence par nous raconter son histoire personnelle. Son arrivée en France enfant, chassé d’Egypte avec sa famille en tant que juif par le gouvernement nationaliste de Nasser. Il atterrît comme immigré à Gennevilliers, dans une « cité ».

 Une cité aujourd’hui devenue un des lieux d’où émergent des jeunes qui s’engagent corps et âme dans l’extrémisme. Certains partant même pour les fronts du jihad. Tobie Nathan nous livre là les enseignements tirés de son travail clinique auprès de dizaines de jeunes.

 

La démarche adoptée dans cet ouvrage : ni compassion, ni répression

 Il ne se situe ni dans la compassion (« la compassion sans réciprocité provoque la révolte »). Ni dans la répression qui, employée seule, est inefficace. Car elle masque les enjeux véritables. Les questionnements que posent aux sociétés du Nord cette irruption de violence qui ne vient pas de nulle part. Chercher à comprendre ne veut pas dire excuser. Aucune ambiguïté n’est possible. La justice doit passer quand des actes délictueux ou criminels sont commis.

 

Son objectif est de comprendre l’autre

 Dans sa radicalité, en prenant toujours le parti de son intelligence. De ses forces, ses ressources, pas de ses faiblesses. Par un travail sur les mots dans leur résonance profonde. Dans leur origine hébraïque, grecque, arabe, il nous livre des clés pour aborder cette question. Son objectif est de produire de la pensée. Face à des jeunes qui sont non pas en manque de sens, mais dans un trop plein de sens. Souvent, après avoir traîné des blessures liées à l’enfance, avec ou sans parcours migratoire. Parcours vécu ou hérité.

 

Un trop plein de sens

 Ce trop-plein de sens explique pourquoi les leçons sur la République, la Laïcité, les valeurs communes ne trouvent aucune prise chez ces jeunes français. Car ils ne sont pas en défaut de savoir, en défaut de Loi, ils ont adhéré à une autre Loi. Une autre Loi bien plus contraignante. Une Loi qui modèle leurs gestes quotidiens, par des interdits et injonctions multiples qui balisent chaque geste de leur vie.

 

Ces jeunes, ce sont pour lui des « âmes errantes »

 Avides de pensée, en demande de sens… qui deviennent, de ce fait, des proies pour les « chasseurs d’âme ». Des chasseurs qui offrent un surplus de sens par les réseaux sociaux mais surtout par un accompagnement vivant, personnel, d’une redoutable efficacité.

 

La question de l’origine est présente

 Origine qu’il assimile plus à une source qu’à des racines. Une source qui peut se tarir si elle n’est pas nourrie de transmissions. Le jeune devient alors une « âme errante ». La perte de la filiation, celle d’une identité culturelle vacillante, fait d’eux des enfants qui n’appartiennent à rien. Ni français en réalité, ni du pays de leur parents. Alors, avec cette identité en suspens, le raccrochement à l’Islam offre une identité grandiose. Une identité qui prétend à l’Universel.

 

Il y a aussi la révolte

 La révolte contre la banalité bien-pensante et tiède. Ces « âmes errantes » veulent une grande aventure, à l’échelle du monde. Dans une démarche éminemment politique, face aux enjeux planétaires qui déchirent les pays de leur géographie personnelle. Celle d’où ils viennent, par leurs parents. [JOA : je me souviens personnellement d’une réflexion d’un père migrant : « ces enfants ne nous appartiennent plus, ils sont ceux de la France, mais la France n’en veut pas ».]

 

Initiation, conversion

 La démarche vers l’Islam se situe entre initiation (qui fait devenir chacun ce qu’il est. En une révélation de sa nature propre sans interprétation possible des actes mêmes de l’initiation) et conversion qui au contraire suppose une adhésion personnelle au franchissement et sa compréhension. Une démarche hybride qui offre une « élucidation de son être » à ces âmes en questionnement. Qui offre une solution à l’impasse dans laquelle ils se sont mis ou trouvés.

 

Tobie Nathan fait le parallèle avec son propre engagement

 Engagement dans les organisations révolutionnaires qui ont fleuri après mai 1968. La différence d’avec aujourd’hui, c’est que « les forces que nous souhaitions rejoindre [les chinois de Mao, les révolutionnaires d’Amérique Latine, et même les syndicats de la France des années 70…] ne s’intéressaient pas à nous ». Il n’en est rien avec les dirigeants salafistes. Ceux-ci traquent ces âmes errantes, les enrôlent, les accompagnent au quotidien. S’intéressent à eux en tant qu’individu, leur offre des perspectives d’engagement concrets, tangibles.

 

Il parle de la quête philosophique de certains de ces jeunes

 Ne sommes-nous que des êtres biologiques issus de l’accouplement de nos parents ? Comment éluder les questions des origines, de la langue, des rites, des divinités qui ont peuplé l’univers de nos parents ? A l’inverse, ils se posent aussi la question : ne sommes-nous que le produit de nos origines ? Ne sommes-nous déterminés que par notre ascendance ? N’avons-nous pas de choix ? La quête identitaire devient alors un projet, que les chasseurs d’âme ont tôt fait de concrétiser. Et faire déboucher sur une rupture radicale, sans espace de compromis.

 

Les âmes errantes dans l’angoisse de l’Apocalypse

 Quête des signes annonciateurs (qui nourrit les théories du complot). L’Apocalypse provoquée par la colère de Dieu (le Déluge notamment) devant le mélange, la mixité. Devant les accouplements hors du mariage et sans but procréatif. D’où l’obsession de la pureté, de la séparation des sexes, le refus viscéral de l’homosexualité. Et le renversement des valeurs puisque la mort est désirée.

 

Des radicalisés sans racines

 L’auteur fait référence aux janissaires, produit des rapts d’enfants aux marges de l’Empire Ottoman [1]. Ceux-ci constituaient les corps d’élite de la Sublime Porte, totalement coupés de leurs milieux d’origine. « La perte des attachements fournit des fidèles fanatiques ». Une fois capturées, ces âmes errantes se transforment en soldats totalement dévoués pour avoir rompu radicalement avec leur « source ».

 

Tobie Nathan s’identifie à ces jeunes

 Il nous fait partager l’enjeu, pour le migrant, de « transformer sa honte [d’être « autre » dans son milieu de vie] en fierté », d’affronter les difficultés des sociétés du Nord à intégrer la différence, celle de l’autre [2].

 

Universel ?

 Il fait le parallèle avec le désir d’universalisme, la solidarité avec les luttes (Vietnam, Amérique latine) qui habitaient les jeunes en 68, et celui qu’offre, clés en main, les chasseurs d’âme. « Ni arabe, ni français, mais musulman, tous frères en Islam ! » proclament ces jeunes dont l’âme errante a été capturée. Ils adhèrent ainsi à un universel concurrent de celui porté depuis des siècles par le Nord.

 « L’exigence d’universalité est un poison » écrit l’auteur. Par cela, il rejoint, par d’autres voies, la critique de l’idéal universel étriqué que le Nord a déversé sur le reste du monde pour cacher, au nom des bonnes intentions, sa domination. Comme Immanuel Wallerstein [3], mais aussi comme Achille Mbembe et Felwine Sar [4], il pose la question : que serait un « universel vraiment universel » ?

 

Ne jamais oublier la dimension politique, géostratégique

 Une dimension dans laquelle ces jeunes se meuvent, chevauchant les multiples contentieux historiques (colonisation…) et présents (Iraq, Libye, Sahel…) que le Nord a provoqué dans les régions d’origine de ces jeunes (et ailleurs).

 

Va-t-on en rester à la « guerre des Dieux »?

 Guerre que la laïcité n’a pas réellement contenue ? Car d’autres Dieux existent (d’autres croyances) et les croyances, « dures comme fer », ne sont  ni opposable à l’autre ni hiérarchisables. Cela, s’est l’ouverture à « l’esprit critique » !

 

Tobie Nathan précise son propos en fin de l’ouvrage

 Il s’agit moins de les « comprendre » que de lire les signes que ces jeunes portent et qu’ils ont conscience d’être devenus sous l’aveuglante lumière de l’information mondialisée. A nous de décrypter ces signes politiques, philosophiques, sociaux. C’est ainsi que nous pourrons trouver des voies pour répondre aux défis que ces jeunes lancent aux sociétés du Nord comme aux sociétés de culture musulmane [5].

& & &

[1] Voir « Le Pont sur la Drima » d’Ivo Andrić (1945) ==> ICI

 [2] Voir sur ce site  » Halal, foulard… Comment vivre la concurrence des normes sur le territoire français ? » ==> ICI

 

[3] « L’universalisme européen : de la colonisation au droit d’ingérence » (2008). Voir sur ce site la note de lecture ==> ICI

[4] Achille Mbembe et Felwine Sar (dir) « Ecrire l’Afrique-Monde », Ed Philippe Rey, 2017 ==> ICI

[5] Voir sur ce site la note de lecture « Les musulmans au défi de Daech » de Mahmoud HUSSEIN ==> ICI

 


© 2023 Jacques Ould Aoudia | Tous droits réservés

Conception | Réalisation : In blossom

© 2023 Jacques Ould AoudiaTous droits réservés

Conception | Réalisation : In blossom