L’Algérie politique histoire et société par Jean-Claude VATIN (note de lecture). L’histoire longue de l’Algérie nous aide à comprendre les situations d’aujourd’hui, de part et d’autre de la Méditerranée. Ici, l’auteur nous invite à traverser l’histoire de l’Algérie, des origines jusqu’au début de la lutte pour l’Indépendance.

 Après l’extrême violence des premières années de la conquête par l’armée française, la colonisation s’est effectuée par des militaires soutenant l’idée de Napoléon III de « Royaume arabe ». Un projet soucieux d’accorder aux indigènes un minimum de droits. Après la défaite de 1871 des armées françaises contre les allemands, ces militaires seront écartés progressivement par les colons qui finiront par imposer leurs vues.

 Jean-Claude Vatin fait une analyse historique approfondie pour tenter de débarrasser l’histoire de son empreinte coloniale apologétique

 Il détaille les cinq clés d’analyse qu’il va utiliser : 1.Alternance (Ibn Khaldoun), 2. Fractionnement (Durkheim), 3. Unité/Diversité, 4. Processus économiques, 5. Formation nationale.

 1. Alternance : Ibn Khaldoun (XIV° siècle).

 

Emprunt à Ibn Khaldoun de son analyse des liens entre tribus et cités (« Les Prolégomènes »). Dynamique socio-historique d’une alternance entre l’ordre social bédouin-tribal, sociétés homogènes et égalitaires (umran bedaoui) et l’ordre social des cités, urbain et socialisé (umran hadhari).

 L’ensemble tribal fonctionne sous l’açabiya (solidarité, esprit de corps), ciment et force de l’ensemble tribal égalitaire. L’açabiya donne la puissance au groupe tribal pour conquérir le pouvoir central ou mulk (racine de malik). Mais la tribu conquérante porte en elle les germes qui donneront une dynastie vaincue. Egalitaire à l’origine, la tribu ne peut le rester pour organiser l’État, une fois installée dans la ville conquise. Il lui faut créer des hiérarchies, favoriser la centralisation, diviser le travail en tâches de commandement, d’exécution, de contrôle. La division s’installe, affaiblissant le pouvoir urbain.

 Le chef de tribu devenu souverain disloque ce qui formait son support ethnique. Il perd alors sa force, l’açabiya… Tandis qu’en dehors de la cité, une autre tribu, forte de son açabiya intacte, prépare la capture du pouvoir sur la cité.

 2. Fractionnement (emprunté à É. Durkheim autour de la segmentarité)

 La constitution des groupes s’effectue selon le principe généalogique, autour d’un ancêtre commun, réel ou fictif. Cela conduit à l’absence d’institutions politiques pérennes.

 Depuis l’individu, < l’alliance parentale, < les fractions comme ensemble d’alliances parentales, < les tribus comme assemblages de fractions, < les confédérations de tribus… Ces entités emboîtées comme poupées russes sont à la fois solidaires et adversaires. L’unité d’une tribu se forge contre une autre.

La solidarité se construit par le conflit contre un ensemble équivalent. Les rivalités ou entraides se constituent et se mettent en œuvre selon le niveau de fractionnement. Ce qui fait que les alliances ne sont pas durables. « Moi contre mon frère, moi et mon frère contre le fils de mon oncle paternel, moi et les fils de mon oncle paternel contre tous les autres… ». Tout groupe constitué est en permanence menacé de l’intérieur. C’est l’autre (l’ennemi) qui pousse à l’unité.

 Des constructions sociales fractionnées et équilibrées

 A Alger, pendant la période turque. On trouve une société cloisonnée, hiérarchisée par statuts sociaux, ethnies, religions qui s’entremêlent. Difficulté à lire la politique, le pouvoir : qui décide de quoi ? Fragilité et faible durée des pouvoirs politiques. Conflits permanents, alliances non durables.

 [Commentaire JOA : les termes ‘conflit permanent’ et ‘alliances non durables’ relèvent, sous l’angle critique, du regard du Nord [l’auteur] sur ce Sud méditerranéen. Comment exprimer positivement, vue du Sud, la lutte pour le pouvoir comme activité noble et permanente (puisque l’on ne se soucie pas de produire, d’entreprendre, d’innover qui est dans le registre du développement, registre du Nord extérieur aux sociétés du Sud) ? Dès lors, les changements d’alliances, les retournements de position font partie du jeu qui procure la jouissance majeure pour les hommes puissants.

Ces pratiques devaient (?) se formuler en termes positifs dans l’imaginaire algérien de l’époque. A côté de ces hommes qui jouissent de la lutte permanente pour le pouvoir, le reste de la population, de rang inférieur, travaille à produire le surplus. Plus ce qu’il faut pour l’échange, afin d’assurer les ressources nécessaires à la jouissance des puissants. La population procure les éléments de la force (les soldats), et fait le service dans les maisons (domestiques…). Les hommes de science, c’est-à-dire les religieux, jouent un rôle majeur. Ils tentent de se poser, avec leur savoir, en force de légitimation des puissants pour bénéficier, en échange, de la consolidation de leur propre pouvoir par la protection que les puissants leur accordent.]

 Plus le regroupement est large, plus il risque d’être bref

Mais le désordre, l’anarchie ne sont qu’apparents. Des médiations existent, des contrepoids non formalisés sont là pour maintenir l’ordre social, pour faire tenir la société. Même si les acteurs changent, la pièce reste la même ! La division n’implique pas la destruction de la société. Elle diminue la taille des ensembles politiquement organisés. Mais le facteur religieux unifiant compense la segmentation, la division, car tous font partie de la grande communauté des croyants.

 [Commentaire JOA : encore une fois, ‘désordre’ et ‘anarchie’ parlent du regard que l’observateur du Nord pose sur le Sud. Il ne viendrait pas à un observateur du Sud de décrire ainsi le fonctionnement de sa société, sauf à chausser les lunettes du Nord. Dès lors que l’imaginaire social instituant des sociétés n’est pas dirigé vers l’efficacité économique, la division de la société n’est pas vécue comme pénalisante.]

 

Alger, vue des hauteurs

 

3. Unité et Diversité

Les hommes religieux (chorfa) ont une forte légitimité personnelle. Ils jouent un rôle important de médiation. Ces sociétés fractionnées ont besoin en permanence de médiation pour fonctionner. Mais ces médiateurs religieux ne fondent pas de dynasties dotées de légitimité temporelle

 [Commentaire JOA : comme le Prophète qui n’a pas instauré un principe de transmission du pouvoir].

 En fait, deux islams s’affrontent : l’islam révélé et l’islam vécu

 – L’islam révélé, orthodoxe, islam du Livre, établit un lien direct entre l’individu et Dieu. Islam urbain, puritain. Le lien à Dieu est abstrait, immatériel, sans médiation temporelle [Commentaire JOA : d’où la non-reconnaissance des tombeaux, des marabouts, perçus comme des symboles idolâtres, que les salafistes d’aujourd’hui détruisent allégrement]. La traduction politique de cet Islam puritain : unicité du pouvoir, société égalitaire, sans hiérarchie prononcée. C’est l’Islam du Livre, porteur d’un Etat centralisé et égalitaire.

 – L’islam vécu, rural, a besoin de s’incarner dans des symboles forts. D’où la prolifération des saints, tombeaux, marabouts, superstitions, intermédiaires, rituels. Les Confréries offrent tout cela, et le lien en plus. C’est l’Islam des tribus, qui croit dans les marabouts, et même dans le mahdi. C’est l’Islam des saints (vs Islam du Livre), fragmenté et hiérarchisé.

 Cette grille de lecture est contradictoire avec celle d’Ibn Khaldoun, pour qui les sociétés tribales sont égalitaires à l’envers des sociétés urbaines (p 64).

 

4. Le processus économique

La société maghrébine décrite par Ibn Khaldoun ne possède pas de force d’évolution, comme le fut la bourgeoisie dans l’Europe du Haut Moyen âge.

 La richesse est tirée essentiellement de l’exploitation de la terre. On remarque l’extrême complexité des régimes fonciers : 1/ biens habous, terres des fondations religieuses, 2/ biens melk, propriété privé, familiale ; 3/ bien arch, terre collective des tribus. En outre, ces formes sont non stables et diffèrent selon les régions. Ce qui ajoute à la complexité.

 On remarque également l’importance d’une ‘féodalité de commandement’. Une fonction publique d’essence militaire, qui freine l’émergence d’une classe marchande puissante.

 Au total, on note la faiblesse de l’accumulation, due notamment à l’importance des terres à statut collectif. Le modèle d’accumulation est faible et instable. Mais l’économie (l’accumulation) n’est pas l’axe majeur de la formation sociale. Totems, tabous, religion, hiérarchies, statuts, systèmes de parenté… se mêlent pour former l’ordre social riche et complexe. C’est cet ordres social qui devra s’opposer au déferlement colonial français, à partir de 1830.

 5. La formation nationale

 

L’analyse de la formation nationale requiert plusieurs niveaux imbriqués : 1/ le niveau historico-social : familles, tribus, ethnies, régions, provinces ; 2/ le niveau socio-culturel : langue, religion, ensembles identitaires eux-mêmes emboîtes de l’échelle locale à l’échelle supranationale (comme l’oumma) ; 3/ le niveau économique (échelle des échanges, du marché).

 L’histoire de l’Algérie précoloniale est découpée en trois périodes : 1/ du royaume berbère à la colonie romaine ; 2/ l’islamisation (conquête militaire arabe, arabisation, islamisation) ; 3/ la période turque.

 L’islamisation a été un facteur unificateur, mais la tendance au morcellement se maintient, les dynasties demeurent éphémères.

 La période turque : devant la menace espagnole (qui occupe l’îlot en face d’Alger quand il n’était pas encore relié au continent), les algérois font appels aux Turcs. Barberousse réussit, comme chef étranger, ce qu’aucune puissance indigène n’avait réussi. Mettre en place un ‘Etat’ capable de repousser les Espagnols. C’est Istanbul qui choisit le titulaire du pouvoir à Alger. La Régence d’Alger s’autonomise progressivement du pouvoir central de la Sublime Porte, jusqu’à constituer un Etat souverain et indépendant (qui passe des accords internationaux…).

 Un Etat, pas une Nation

 Selon l’auteur, à la veille de sa colonisation par la France, en 1830, l’Algérie est un Etat, mais pas une Nation. Un Etat segmentaire, une économie désorganisée, des marchés restreints, des ressources provenant essentiellement de l’extérieur. Par la ‘course’ des corsaires turcs. Les ressources procurées par la course sont de beaucoup supérieures à celles tirées des impôts prélevés sur la population.

 La formation sociale des élites : militaires étrangers et assimilés : turcs et koulouglis d’une part ; féodaux ruraux et familles maraboutique d’autre part.

Alger, la ville aux « mille canons »

L’Algérie colonisée : 1830-1919 : les armes (les militaires) ; les règles (les politiques) ; les terres (les colons)

 « Colonisée de tous les temps, l’Algérie était donc colonisable »

 « L’histoire de la colonisation en Algérie, c’est l’histoire de la récupération des terres. » Voir « Histoire de l’Afrique du Nord » de Charles André Julien (éd. 1931 – voir nbp page 29).

 Face aux régimes fonciers précoloniaux, complexes et entremêlés, non formalisés, l’introduction de la propriété privée et la transformation de la terre en marchandise vont disloquer l’ordre antérieur des tribus (nbp page 118).

 Le parti « colonial » en France

 En France, le lobby des colons (le « parti colonial ») va s’opposer aux militaires de Napoléon III puis aux Républicains qui veulent promouvoir les valeurs humanistes et d’égalité devant la loi. Mais les conflits au sein du pouvoir français ne font que masquer la contradiction fondamentale du fait colonial. Celui-ci est basé, toutes tendances confondues, sur l’expropriation des terres et donc l’inégalité devant la loi entre les algériens d’une part, les colons et assimilés d’autre part.

 L’Etat français s’attribue les terres des Turcs, puis les biens Habous, et les distribue aux colons venant de France et du bassin méditerranéen (italiens, maltais, espagnols principalement). Mille et une dispositions formalisent et donnent une apparence légale à la spoliation des terres indigènes (par exemple le ‘cantonnement’ fait de rachat de terres par l’Administration française, sensé préserver les droits fonciers des tribus) et à leur transfert aux colons, sous un régime de droit français.

 Le colonisme (p 126) : le fait colonial a besoin d’une couverture idéologique et de soutiens politiques. Droite nationaliste et gauche républicaine (Jules Ferry) se rejoignent pour soutenir le ‘colonisme’. Mais la contradiction coloniale, au cœur du processus, n’est pas résolue. Ismail Urbain, inspirateur de la politique arabe de Napoléon III, ne fait que dissimuler cette contradiction. Le fait colonial est la spoliation et l’inégalité, et aucune mesure adoucissante ne peut masquer ce fait.

 Une Algérie divisée territorialement en un Nord riche et approprié par les colons, une bande centrale (les Hauts Plateaux) contrôlée par l’administration française, et un grand Sud occupé par les militaires.

 Les réactions algériennes

 

Abdel Kader, de la résistance à la tentative de construire un Etat. Des révoltes locales (El Mokrani) en Kabylie et ailleurs.

 Abdel Kader

 Abdel Kader, représentant d’un Islam orthodoxe, Islam du Livre. Inspirateur d’un Etat centralisé, il se heurte aux confréries, aux tribus, à l’Islam des Saints. La conquête française profite de l’hostilité entre ces deux voies.

 La victoire française ébranle toute la société algérienne. L’impensable défaite devant l’infidèle est advenue ! Ebranlement dans la croyance. Mais la croyance se constitue en refuge ultime face aux agressions économiques (paupérisation de la population), symboliques, politiques (discrimination légale)…

 Une reconstruction sur de nouvelles bases

 A partir d’une analyse sociologique du champ politique, Jean-Claude Vatin montre comment la société algérienne a été défaite par les armes, dominée économiquement, déstructurée culturellement. Elle a depuis la fin de la Première Guerre Mondiale réussi à se reconstituer sur de nouvelles bases, y compris à partir de ses émigrés en France. L’ouvrage achève son analyse à la veille du déclenchement de la guerre de libération en 1954.

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 Pour en savoir plus sur Jean-Claude Vatin ==> ICI

 Sur le mystère algérien ==> ICI


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