La tendance des organisations à s’autonomiser par rapport à la société. Écrit en octobre 2010, en plein épisode judiciaire au Tribunal de Grande Instance de Marseille. Il s’agissait d’un conflit entre la Commission européenne (CE) et l’Association Migrations & Développement (M&D), dont j’étais à l’époque le président. La CE accusait M&D d’avoir volé 350.000 euros lors d’opérations qui s’étaient déroulées dans l’Atlas marocain en 1999-2000. Au terme d’une avalanche de procédures, d’une défense qui nous a fait mobiliser 5 avocats (2 à Bruxelles, 2 à Marseille où se situe le siège de M&D et 1 pour coordonner le travail des avocats entre Bruxelles et Marseille), nous avons été totalement blanchis (c’est même le  Procureur qui a demandé le non-lieu !). Ce jugement favorable clôturait 11 ans de procédures. Des procédures floues, opaques et menaçantes de la part de la Commission européenne. 11 années douloureuses, épuisantes, lourdes financièrement, qui ont failli entrainer la disparition de l’association.

Le texte qui suit tire des enseignements théoriques de cet épisode difficile. Il porte sur l’autonomisation des institutions en nous inspirant de celle de la Commission européenne dans le cas présent (que nous ne détaillons pas dans ce texte).

Reprenons le vocabulaire de Douglas North : les institutions sont les règles du jeu, les organisations sont les joueurs. Nous nous intéressons ici aux joueurs, aux organisations.

Les organisations ont partout et toujours tendance à s’autonomiser par rapport à la société

Dans les pays développés, ce mouvement d’autonomisation procède de deux facteurs liés mais contradictoires.

  • L’un tient à la nécessaire dépersonnalisation des relations sociales, qui seule permet l’application du principe d’égalité des citoyens devant la règle. La distance ainsi créé entre les individus qui composent l’organisation et le reste de la société érode, dissout le lien d’obligation personnelle. Libère l’institution des pressions particulières en protégeant ses agents qui pourront ainsi appliquer la règle indépendamment de la personne qui entre en interaction avec l’organisation.
  • Cependant, la nécessaire distanciation entre l’organisation et le reste de la société est aussi prétexte à la mise en place de l’autre facteur d’autonomisation. C’est-à-dire la tendance des organisations à créer des fonctionnements à leur avantage, selon leur logique interne. Ce mouvement tend à éloigner les organisation des causes qui avaient prévalu à leur création. A leur « institution ». Il lui substitue une autre « raison d’être ». Une raison construite au fil du temps par les personnes qui la composent, qui la forment, qui l’animent; Personnes qui finissent par « former famille », avec un « entre soi » et un « ailleurs ». Un ailleurs composé « des autres », des « étrangers à l’organisation ».

De la « société de lien » à la « société de droit », un long processus

L’autonomisation des organisations par rapport à la société se marque ainsi par le fait que les règles et fonctionnements internes à l’organisation prennent le pas sur celles qui doivent régir les relations entre l’organisation et le reste de la société. Un parti politique, le pouvoir, la justice, l’école, l’armée, l’église, un syndicat, l’administration, la Banque mondiale, la Commission européenne, une grande entreprise… Toutes les organisation (et bien d’autres), ont ainsi tendance à faire prévaloir progressivement des fonctionnements qui prennent leur logique en leur sein même. Réduisant la qualité des interrelations entre chacune d’elle et la société. Et finissant par déformer ces relations au détriment de la société. L’organisation (l’école, la justice, la firme…) est alors perçue par la société comme dysfonctionnant, délégitimée, obscure, opaque,. Et finalement, extérieure.

La numérisation des procédures accélère cette tendance à la distanciation entre grandes organisations et société

La numérisation des procédures accentue fortement cette dynamique d’autonomisation. L’organisation se protège en installant une série de barrières étanches entre elle et le client ou l’usager. Barrières sur lesquelles le client, l’usager, n’a aucune prise. Il se trouve pris dans les méandres des applications numériques qui sont très souvent renouvelées au prextexte « d’améliorer le service ». La SNCF, avec ses multiples applications, est emblématique de cette évolution.

L’outil de cette autonomisation/dépersonnalisation est le recours aux procédures

Celles-ci, non attachées aux personnes, limitent la subjectivité dans la relation avec l’extérieur. Elles sont l’instrument qui permet d’assurer l’égalité de chacun devant la règle. Mais cette dépersonnalisation par le passage aux procédures, dans le même temps, limite le recours à la responsabilité des individus de l’organisation face aux individus de la société.

Les procédures sont déviées. Tournées vers l’intérieur de l’organisation (comme le canard de l’image)

Elles sont de plus en plus utilisées et se forment à l’usage de ses propres membres. Ainsi, nombre de formulaires, de codification des dispositifs sont élaborés selon la logique interne des institutions. Non pour dialoguer avec le public à qui elles sont sensées s’adresser [1]. Et le passage au numérique amplifie ce mouvement !

Une tension se forme ainsi entre ces évolutions qui toutes deux distancient l’organisation de la société

La procédure en est l’outil. Elle est l’argument ultime, car instrument « objectif », imparable. Instrument pour fonder des décisions qui n’impliquent pas la responsabilité personnelle des individus de l’organisation face à la société. Mais la procédure est souvent très difficile à comprendre de l’extérieur. Car elle se situe dans le domaine formel qui suppose des connaissances (juridiques, médicales…) qui discriminent ceux de l’intérieur qui les possèdent des autres qui ne les ont pas.

C’est ainsi que l’autonomisation des organisations s’effectue dans les sociétés développées

La tendance historique de fond à leur dépersonnalisation pousse, partout, à cette autonomisation. Ce qui entraîne souvent leur délégitimation. Cette autonomisation de l’organisation entraine sa sclérose, son conservatisme, son immobilisme. La bureaucratie en est la manifestation principale. Et finalement, son détachement et éloignement vis-à-vis de ses objectifs initiaux.

Si elle est contestée dans son existence même (ce qui est rare) ou son fonctionnement (ce qui est fréquent), l’organisation met alors toute son énergie interne pour défendre son existence. Sans égard pour sa mission ultime au service de la société; Même si elle invoque toujours l’intérêt général de la société (ou celui du consommateur) pour se défendre.

A noter qu’entre l’organisation et la société, les relations se dépersonnalisent tandis qu’elles restent personnalisées au sein de l’organisation relativement à ce qu’elles sont vis-à-vis de l’extérieur

Mais l’organisation en tant que telle est elle-même un emboîtement d’organisations plus petites, entre lesquelles le même phénomène s’opère : dépersonnalisation vis-à-vis de l’extérieur, et personnalisation en interne.

Le seul moyen de résister à cette autonomisation,

…à cette dépersonnalisation des relations sociales entre société et organisations, est de considérer la dimension symbolique de l’institution. De rattacher l’institution à la société par des fils qui ne sont pas uniquement fondées sur le fonctionnel. Ainsi, en plus de son utilité fonctionnelle avérée, la Justice a besoin de rituel et de théâtralité (Pierre Legendre), l’Armée a besoin de drapeaux, de défilés et de musique militaire, l’École a besoin de cérémonial [2]

Vider les institutions de leur dimension symbolique revient à les réduire à leur dimension rationnelle, technique, fonctionnelle, utilitariste… Or la dimension symbolique est la trace de leur assise imaginaire (au sens de Castoriadis) au sein de la société. Finalement, à les vider de tout ancrage profond dans la société.

La diversité des imaginaires en présence

Le mélange de sociétés dans les pays qui accueillent des proportions importantes de migrants pose le problème de la multiplication des imaginaires. Il n’y a aucune raison qu’un chinois immigré à Paris ait vis-à-vis de la Justice française le même imaginaire qu’un auvergnat ou un marocain. Seules les dimensions purement fonctionnelles sont, en première analyse, capables de réunir ces personnes aux imaginaires différents.

L’institution de Justice existe dans toutes les sociétés. Mais elle y emprunte de multiples formes. De multiples arrangements. Cet argument plaide pour renforcer le coté symbolique des institutions. Chaque société a une grande réserve des symboles dans sa besace. Car le lien se fera alors pour les migrants non pas de l’imaginaire vers le symbolique (ce qui est plutôt le cas pour les personnes qui sont natives du pays) mais du symbolique vers l’imaginaire. C’est ainsi que l’immigré s’intègre en rejoignant l’imaginaire du pays d’accueil.

En d’autres termes, c’est la valorisation de l’expression symbolique de l’institution, dans les formes du pays d’accueil, qui permettra aux migrants de construire, avec ses propres référents, l’imaginaire qui « va avec ». Mais, alors que le symbolique se décrète (chanter la Marseillaise avant une compétition internationale) [3]), la construction imaginaire ne relève d’aucune démarche volontariste. C’est seulement si les migrants se sentent accueillis qu’ils construiront l’imaginaire qui « ira avec » le symbolique du pays d’accueil.

Qu’en est-il dans les sociétés du Sud, quant à l’autonomisation des organisations ?

L’un des facteurs d’autonomisation, la nécessaire dépersonnalisation pour distancier les individus et permettre leur égalité devant la règle, ne s’opère pas de la même façon. Car les relations restent largement personnalisées (« sociétés de liens »).

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[1] Un bon test, serait de faire remplir ces formulaires, avant leur mise en service, par des futurs usagers de l’institution, pour faire évaluer leur pertinence et leur lisibilité par des personnes extérieures à l’institution; Ceux pour qui l’institution est censée fonctionner.

[2] Comme membre d’un Jury de doctorat à l’Université de Maastricht aux Pays Bas, j’ai assisté en juin 2009a u rituel de la soutenance. Avec des professeurs vêtus de toge. C’était lors de la soutenance de Christiane Arndt pour sa thèse sur l’évaluation des institutions par des indicateurs quantitatifs. Plus précisément, sa recherche portait sur « l’illusion du contrôle » que ces indicateurs peuvent procurer aux responsables politiques pour prendre des décisions sans engager leur responsabilité.

Au bout d’une heure exacte de présentation par l’impétrante et de questions des membres du Jury, une personne de l’Université entre dans la salle, en grand apparat, et dit haut et fort « Hora est ». L’impétrant demande alors au président du Jury l’autorisation de finir sa phrase, ce qui lui est bien sûr accordé… et la soutenance se termine sur cette injonction en latin !

[3] L’instauration par l’État d’actes symboliques renvoie aussi à de tristes souvenirs; Le gouvernement de Vichy sous l’Occupation avait introduit forces symboles nationalistes, dans l’école notamment.

De même la tentative avortée de récupération de la symbolique de Guy Moquet par le pouvoir (ce jeune communiste fusillé par les nazis écrivant une lettre de héros à la veille de sa mort) démontre que le symbolique ne se manipule pas n’importe comment. Il ne s’introduit pas dans la vie sociale sans une certaine légitimité de celui qui souhaite instaurer le symbole.

Sur la relation entre institutions et développement, voir notamment les écrits de Ha-Joon Chang   ==> ICI

Voir également notre note de lecture sur les travaux de Cornelius Castoriadis  ==> ICI