Sous-titre du livre : « Le temps du désenchantement »

 

« La fin de l’homme rouge » de Svetlana ALEXIEVITCH (note de lecture). Je lis ce livre avec passion. Avec une immense tristesse aussi. Pour avoir partagé les rêves de libération qui ont mobilisé tant d’hommes et de femmes de par le monde au XX° siècle. Je n’ai jamais été membre d’un Parti Communiste. Mais je me suis fortement engagé dans le rêve révolutionnaire avec une organisation d’extrême gauche. Une organisation qui nous a engagé dans l’espoir d’un monde meilleur. Avec une vision internationale. Militants du Kurdistan, d’Argentine, de Belgique, de Palestine, d’Israël, d’Espagne, d’Algérie, de France… nous nous côtoyions pour réfléchir ensemble à un autre monde. L’origine ne comptait pas. C’était là où nous pouvions agir qui importait.

 

 

Ce partage, nous l’avons porté en luttant aussi contre les déviations staliniennes qui ont fait sombrer les rêves communistes de libération dans les pires cauchemars.

 

Des années de rencontres, d’amitiés, de découvertes, de mobilisations, de solidarités, d’études et d’analyses partagées, débattues, critiquées

 

Le grand récit de la Révolution d’Octobre 1917, de l’extension mondiale de la révolution, les luttes de libération. Les luttes ouvrières, l’opposition de gauche à Staline et ses émules de par le monde… L’histoire des liquidations des opposants à l’intérieur de l’URSS et à l’extérieur, comme celle de Léon Trotski au Mexique, et de bien d’autres. Et les luttes pour la reconstruction d’une Internationale qui reprenne le flambeau de l’espoir tombé des mains des staliniens. Les contradictions posées par les luttes de libération nationales qui ont abouti aux décolonisation…

 

J’ai quitté les rives de l’action révolutionnaire

 

Mais je n’ai pas renoncé à la solidarité avec les personnes et les peuples dominés. Ni avec l’espoir de voir s’établir un monde meilleur, en ajoutant aux enjeux sociaux et politiques les enjeux de l’environnement.

 

Mars 2020. Je lis ce livre dans le temps du confinement, en pleine pandémie du Codiv-19

 

Avec une impression qui fait lien entre la période de transition développée dans le livre de Svetlana Alexievitch et le sentiment que nous vivons, en cet hiver 2020, une période de transition. Avec le même sentiment d’inconnu sur ce qui va nous arriver. Alors que nos repères se dérobent à nos sens et nos esprits. Avec l’immense espoir, de nouveau, de voir un autre monde émerger de cet océan d’incertitude dans lequel le coronavirus nous a plongé. Comme ces milliers de personnages du monde soviétique qui ont plongé brutalement dans un monde inconnu. Littéralement inimaginé !

 

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Svetlana Alexievitch a mené une gigantesque enquête auprès de ceux qui ont vécu le système soviétique en Russie et son effondrement. Puis la vie nouvelle dans un monde « capitaliste »

 

Le livre de Svetlana Alexievitch ne traite pas de la grande histoire ni des questions géostratégiques, mais d’un événement historique majeur au raz des individus. Dans leurs souffrances, leurs rancœurs, regrets, nostalgies, peines, espoirs, interrogations, déceptions, douleurs…

 

L’auteure a arpenté la Russie après la chute de l’URSS. Pour recueillir les sentiments et ressentiments des hommes et des femmes qui ont vécu le temps soviétique. Son œuvre, et notamment ce livre, a fait l’objet de critiques sévères (voir lien ci-dessous) sur son ambivalence vis-à-vis de l’expérience soviétique même. Mais ne devons nous pas prendre cette expérience communiste comme ambivalente? Cet ouvrage demeure une source d’informations remarquable, qu’il convient de lire avec recul cependant.

 

Le communisme, une expérience inouïe dans l’histoire de l’humanité

 

Celle d’une tentative de libérer l’être humain de la domination des faibles par les puissants à une échelle de masse. Une tentative, une utopie, qui a mobilisé des millions d’hommes et de femmes en Russie. Mais aussi partout dans le monde. « Nous rêvions de la révolution mondiale… Nous allions construire un monde nouveau, nous allions rendre tout le monde heureux. Nous avions l’impression que c’était possible, j’y croyais, j’y croyais sincèrement… On mourrait pour cet avenir dont nous rêvions. On tuait pour lui. »

 

Une utopie qui a fini par produire de gigantesques désastres

 

Massacres, déportations de masse, réduction drastique des libertés. Instauration du mensonge et de la peur à échelle systémique dans la société. Une bataille perdue ! Un océan de sang, des millions de vies gâchés pour rien. Pour avoir voulu instaurer la Cité du Soleil ? En un système qui se disait fort et éternel ! Et qui s’est écroulé en quelques mois presque sans violence !

 

Un livre de témoignages exceptionnels sur la vie sous l’emprise soviétique. Par des transcriptions de paroles de ceux qui ont vécu ce rêve transformé en cauchemar. Et qui ont aspiré à un monde meilleur après l’implosion de l’URSS.

 

Une société soviétique marquée par la violence, la mort, le
sacrifice

 

Violence des camps, des tortures par la police politique, des purges de masse. A vivre dans la peur, sans savoir vraiment qui est qui. Confusion entre bourreaux et victimes. Parents, voisins, collègues ! Qui est qui ? Le bourreau qui tombe, dénoncé. Qui devient victime. Et qui rencontre, dans le camps, ceux qu’il a déporté ! Le silence, au sein des familles. La méfiance de chacun érigée en système. Pour se protéger.

 

Violence et mort aussi pendant les guerres

 

Les premières en 1918 contre les Armées blanches soutenues par les occidentaux. Les autres pendant les années 40. Une saignée dans la lutte contre l’Allemagne nazie. Plus de 26 millions de morts, le plus lourd tribut. Dans le froid, la faim. Un habitant sur quatre disparu pour fait de guerre ou de résistance dans les régions les plus éprouvée par le conflit. Les Partisans qui résistent derrière les lignes de front allemandes. Mais qui se comportent avec violence vis-à-vis des populations.

 

Guerre autour de Leningrad encerclée par l’armée allemande pour affamer la population. Sur les lacs gelés, pilonnés par l’artillerie nazie. Autour de Stalingrad, sur le front qui traversait les gigantesques usines. Une bataille dans cette ville gagnée par l’Armée Rouge. Une victoire qui deviendra le premier revers significatif de l’armée allemande.

 

Et de ces guerres, l’auteure ne rapporte pas des histoires de
héros

 

L’horreur de la guerre, vue du côté des civils. Le froid, la faim, l’incertitude, la peur, les destructions. Les séparations entre parents et enfants, entre les enfants… L’absence d’information. Où est-il ? Où est-elle ? Est-il en vie ?

 

Et des paroles de simples soldats. La violence contre les soldats russes libérés après avoir été faits prisonniers. Traités comme des traîtres. Et aussi des paroles de femmes volontaires pour servir comme infirmières dans l’armée. Pour leur pays, « et aussi pour Staline ». On ne peut effacer cela.

 

Le communisme, c’était « les Soviets plus l’électricité »

 

Cette phrase de Lénine est prononcée en 1919. Soixante-dix ans plus tard, dans les dernière années du communisme, trois mots reviennent dans les paroles enregistrées par l’auteur. Saucissons, Cuisine et Livres.

 

Une véritable obsession pour le saucisson. C’est peut-être le mot le plus prononcé dans tous les entretiens. Ce saucisson consommé sous le régime communiste. Uniforme, à bas prix, et totalement assimilé au régime. Celui, dans sa diversité, qui s’étale dans les boutiques après sa chute. « On a abattu le communisme pour avoir le choix de plusieurs types de saucissons ? ».

 

La cuisine ? C’est le lieu où l’on reste le soir et une partie de la nuit. Où l’on parle, où l’on se réuni. Où l’on commente la vie politique. Le lieu où l’on critique le régime en baissant la voix. Des milliers d’heures passées dans les cuisines pour tout un peuple dans l’inquiétude. Dans la soumission, dans la résistance ou dans l’espoir.

 

Le voleur qui part en claquant la porte !

 

Les livres ? C’est l’amour pour la littérature, pour le savoir, pour la connaissance. Pour la poésie aussi. « Pour nous, les livres remplaçaient la vie. C’était notre univers. » Ce cambrioleur qui fracture en vain les armoires à la recherche d’objets de valeur. Qui ne trouve que des livres… Et qui part en claquant la porte !

Au total, le régime soviétique a produit une « sobriété malheureuse » !

 

Les horreurs des camps en Sibérie

 

Là encore, le froid et la faim. L’arbitraire de l’arrachement à la famille pour la déportation dans les camps. Pourquoi ? Pour combien de temps ? Où ? Aucune réponse. La dureté des gardiens. L’immensité glacée comme barreaux infranchissables de la prison ! La proximité dans les baraquements, sans aucune intimité. Le travail forcé, épuisant. La pitance rare et infecte. Les enfants enlevés à 3 ans des bras de leurs mères détenues pour qu’elles puissent aller travailler. Un esclavage dans la nuit polaire.

 

Et aussi les horreurs de l’armée

 

Les jeunes conscrits formatés depuis l’enfance pour devenir les héros de l’Union soviétique. Qui découvrent dans les casernes les humiliations et les horribles conditions de vie. Qui deviennent à leur tour des bêtes féroces entre eux. Et encore plus vis-à-vis de la population, comme en  Afghanistan pendant l’intervention soviétique entre 1979 et 1989.

 

« La fin de l’homme rouge » Svetlana ALEXIEVITCH
Une femme porte drapeau et bouquet lors d’une des innombrables manifestations de soutien au régime sous l’ère soviétique

 

Puis les incertitudes devant les changements

 

L’empire soviétique vacille. Gorbatchev avec la perestroïka. L’espoir pour certains d’un « socialisme à visage humain ». Les hésitations de l’homme, son caractère déroutant. Gorbatchev, c’était tout à la fois « le fossoyeur du communisme » et « un traître à sa patrie ». « Le lauréat du Prix Nobel » et « l’agent de la banqueroute soviétique ». « Un enfant du Dégel » et « un Allemand modèle ». « Un prophète » et « un Juda », « un grand réformateur » et « un grand comédien ». « Le gentil Gorby » et le « sale Gorbatch ». « L’homme du siècle » et « un Erostrate »… Tout cela en un seul homme.

 

A la chute du communisme, « on rêvait que les magasins allaient regorger de saucissons au prix soviétique, et que les membres du Politburo feraient la queue comme tout le monde pour en acheter… Le saucisson, chez nous, c’est la référence absolue. Nous avons un amour existentiel pour le saucisson… » (p 234).

 

Août 1991 : coup d’Etat désespéré des vieux généraux staliniens pour reprendre le pouvoir qui leur échappe

 

Échec et suicide d’un des généraux qui ont tenté d’arrêter la destruction de l’URSS. Gorbatchev est chassé. Émerge alors Eltsine, debout sur un char. Eltsine soutenu par une foule descendue dans la rue avec le vent de liberté qui souffle. Dans l’enthousiasme et la confusion. « On n’est pas descendu dans la rue contre le communisme, mais pour la liberté ». Désordres dans les têtes, désordres dans la rue. Et pendant ce temps, les malins s’enrichissaient en rachetant pour trois kopecks les entreprises les plus rentables.

 

Cette « transformation » est aussi le sujet de « La fin de l’homme rouge »

 

Comment le pouvoir a-t-il vacillé concrètement dans les têtes. Dans les institutions, dans l’armée, dans la rue. Et dans le rapport à la violence. Une violence passée d’une situation où l’Etat et du Parti sont en situation de toute puissance et d’arbitraire absolu… A un chaos sécuritaire majeur. Où aucune règle n’existe. Où triomphe la totale anomie.

 

Comment les acteurs ont-ils vécu, au jour le jour, dans l’obscurité, la confusion, l’absence de consigne, de solution, de perspective… cette période de l’entre deux ? Avec, pour les uns, l’espoir d’un « rattrapage » pour que le communisme restaure sa promesse de libération. Avec, pour d’autres, la volonté d’en finir avec ce régime autoritaire détesté. Un régime non seulement terrorisant, mais incapable d’assurer l’approvisionnement minimal en biens de première nécessité. Et on retrouve encore, dans cette confusion, ceux qui s’enrichissent en profitant des opportunités créées par le chaos.

 

Avec l’appréhension de la liberté

 

La liberté pourquoi ? « Pour pouvoir s’acheter des jeans ? Autant de saucisson que l’on veut ? ». C’est quoi, la démocratie ? « La démocratie, ça ne s’achète pas avec du pétrole et du gaz, ça ne s’importe pas comme des bananes ou du chocolat suisse. Ça ne se décrète pas par un oukase présidentiel…Il faut des gens libres, et il n’y en avait pas. (…) En Europe, cela fait 200 ans qu’on entretient la démocratie comme on entretient un gazon. » (p 536)

 

Et la liberté ? « La liberté, je sais ce que cela donne entre des mains inexpérimentées. Les bavardages se terminent toujours dans le sang. » (p554)

 

Comme au moment de l’abolition de l’esclavage dans les Antilles

 

Les interrogations sur la liberté recueillies dans l’ouvrage me font penser au roman « Texaco » de Patrick Chamoiseau. A l’évocation de la fin de l’esclavage aux Antilles françaises. Et l’interrogation dans la tête des noirs libérés. Que signifiait le mot « travail » après que les chaînes leur ont été ôtées ? Mais on s’interroge aussi sur la propriété. Allons-nous devenir propriétaire de la terre ? Pour certains, c’était évident. Mais il n’en a rien été. Quelle était le véritable sens que prenait leur libération ? Une libération décidée à 6.000 kilomètres d’eux, au cours de débats lointains au Parlement à Paris ?

Pour en savoir plus sur Texaco ==> ICI 

 

La fin de l’homme rouge et le vide politique

 

Dans « La fin de l’homme rouge », nous suivons pas à pas, en temps réel, les doutes, la peur, l’insoutenable incertitude, qui s’emparent des personnes devant le vide politique qui s’installe. Où est le pouvoir ? Qui décide ? Qui représente quoi ? Le vide envahit l’espace laissé vacant par l’effondrement (sans grand heurs) du système. Ce sentiment, on le perçoit avec force à croiser les témoignages des souffrances éprouvées dans cette période. Un moment où espoirs et craintes, regrets et doutes se côtoient entre les personnes et en chacune d’elle.

 

Le système semblaient immuable, solide comme le roc. Qui devait durer des siècles. Et patatras. Le chaos, encore le chaos, s’installe. A la tête du pays, mais aussi à tous les niveaux de gouvernance : villes, quartiers, régions, entreprises, établissements publics. Dans la rue, avec l’insécurité. Des personnes sombrent dans la folie.

 

Le Parti Communiste, éternel, puissant et redouté, devient du jour au lendemain vide de pouvoir. Un « tigre de papier » comme diraient les maoïstes. Et objet du mépris et de haine dans une partie de la population. 

La fin de l’homme rouge et l’émergence de la marchandise

 

 

Et, de ce vide de pouvoir, sortent, comme des lapins d’un chapeau, des personnes qui ont saisi la possibilité de s’enrichir. Vite, très vite, en faisant du commerce. De s’enrichir, d’accumuler très rapidement des fortunes. En rompant violemment avec la culture de la restriction, de la frugalité. Avec un rejet du mépris pour l’argent, pour les biens matériels. En rompant avec la valorisation de la culture. « On jette les livres par la fenêtre, on se précipite sur les saucissons et les jeans ! »

 

Et c’est la grande débrouille pour ceux qui s’adaptent aux conditions nouvelles. « … J’ai vendu des jouets. Une fois, on m’en a acheté toute une cargaison, et on m’a payé avec une camionnette de boissons gazeuses que j’ai échangé contre un camion de graines de tournesol. Je l’ai troqué contre de l’huile dans une usine. J’en ai vendu une partie, et l’autre, je l’ai échangé contre des poêles en téfal et des fers à repasser… » (p 235)

 

La loi de la jungle s’instaure

 

S’ouvre en Russie une période de non-droit absolu. Qui va généraliser l’insécurité à tous le niveaux, jusqu’au sommet. Les personnes disposant de biens ne se déplacent pas sans gardes du corps armés. Les armes, la mort, sont au coin de chaque rue. Dans chaque porte cochère.

 

Une gigantesque anomie s’est abattue sur le pays. La loi de la jungle. Pas de pouvoir, pas de police, encore moins de justice. Simplement la force. Le règne des bandes, des gangs, qui prennent par la ruse ou la violence les appartements. En jetant à la rue les familles. Tout le refoulé remonte à la surface, sans freins. Un gigantesque défoulement de Carnaval, sans les rires, les couleurs, sans la musique, sans le symbolique ! La violence à l’état pur !

 

La « thérapie de choc »

 

Au loin, des dissidents de fraîche date et des économistes de la droite américaine se frottent les mains. Ils s’activent pour organiser le démantèlement de l’énorme machine soviétique. En se servant au passage. Ce sera la «thérapie de choc » des néo-libéraux et autres libertariens. Une option délibérée. Avec le minimum de temps de transition et le maximum de casse sociale et humaine. Avec une concentration de l’attention et de l’énergie sur le champ économique. Sans égards pour le social, la sécurité, l’humain, le droit.

 

Une économie à qui il faut rendre au plus vite sa « liberté ». Liberté des marchés, liberté des prix. Privatisations. La vente des actifs publics à bas prix et sans plans sociaux va fabriquer en un temps record une foule de pauvres et une classe d’oligarques.

 

Les oligarques ?

 

Souvent, d’anciens cadres du Parti. Qui vont trouver rapidement les nouvelles ficelles à tirer pour rester au pouvoir. Mais cette fois, le pouvoir, c’est l’argent et non plus le rang dans le Parti.

 

Le nouveau pouvoir distribue des « bons de privatisation » qui représentent un droit sur les actifs industriel du pays. Pétrole, gaz, nickel… Tout est à vendre. Mais que faire de ces bons ? « Maman et lui discutaient dans la cuisine et, pour finir, ils ont tout vendu à un type dans le métro. Et [avec le produit de cette vente] ils m’ont acheté un blouson de cuir à la dernière mode. Voilà tout ce que cela leur a rapporté. C’est avec ce blouson que j’ai débarqué aux Etats-Unis… » (p 534)

 

Le gruyère et les trous du gruyère !

 

« Il y en a qui ont eu le gruyère, et les autres les trous du gruyère . » (p 533) Ceux qui ne suivent pas cet voie de l’enrichissement rapide tombent dans la misère. Notamment les personnes âgées retraitées. Sans ressources, dans une indigence totale.

 

L’auteur nous fait aussi partager des témoignages sur la « libération » des lointaines républiques soviétiques non russes après 1990

 

Entre Mer Noire et Caspienne, dans ce Caucase qui forme comme un autre Balkan, la chute du régime a éveillé (ou réveillé) les haines identitaires. Géorgiens contre Abkhaziens et l’inverse, dans des affrontements féroces. Égorgements entre voisins, pillage des maisons, viols entre amis d’enfance… Un jeune traverse la ville, une kalachnikov dans une main, un vase en cristal dérobé dans l’autre.

 

« Un jeune Géorgien avait jeté son fusil en criant : ‘Mais qu’est-ce qu’on est venu faire ici ? Je suis là pour sauver ma patrie. Pas pour voler des réfrigérateurs ! Pourquoi entrez-vous dans des maisons qui ne sont pas les vôtres ?’ Un autre Géorgien lui, s’est dressé de toute sa taille et il est allé à la rencontre de ceux qui lui tiraient dessus : ‘Frères Abkhazes ! Je n’ai aucune envie de vous tuer, ne me tirez pas dessus !’. Ses amis l’ont abattu d’une balle dans le dos. » (p 346).

 

Les Russes ne doivent, souvent, la vie sauve qu’en rentrant en Russie. Mais personne ne les attends là-bas. Ils errent dans les gares, à mendier un morceau de pain. Dans l’indifférence totale d’une population elle-même submergée par les problèmes. Par la pauvreté !

 

Comme dans les Balkans, lors des guerres qui ont déchiré l’ex-Yougoslavie, à l’autre confins de l’ancien Empire Ottoman.

 

Pourquoi ces histoires, entendues mille fois ailleurs, de voisins qui s’entre-tuent ?

 

Par quel cheminement la société s’embrase et s’autodétruit par des massacres entre civils qui cohabitaient ? Après des dizaines d’années de vie proche et pacifique ? Ruanda, Yougoslavie, et maintenant, Caucase… Cet amour impossible entre une Arménienne et un Azerbaïdjanais. Les haines des familles respectives contre l’intrus, contre l’intruse. La peur de mourir atrocement mutilé. Par la police ? Non pas. Par son ancien camarade de classe, par l’ancien ami…

 

Il y avait la haine entre caucasiens. Et aussi, bien sûr, la haine des caucasiens envers les russes perçus comme occupants, dominants.

 

Et aussi l’arrivée en Russie des habitants d’Asie centrale

 

Ils sont devenus depuis l’indépendance de leurs pays des « étrangers », des « immigrés » en Russie. « La Russie se vide de ses cerveaux et se remplit de bras… De travailleurs immigrés (…) Pour leur fête, ils égorgent des moutons au beau milieu de la cour, sous les fenêtres des Moscovites. Et ils font griller leurs brochettes. » (p 539)

 

Une association qui défend les Tajiks immigrés à Moscou. La responsable dialogue avec un officier de police pour lui signaler qu’un groupe de policiers, ivres, a emmené une jeune fille Tajiks dans la forêt. Le policier à la responsable de l’association « ‘Ces enfoirés de métèques ! Ces espèces de singes noirs qui grimpaient encore dans les arbres il n’y a pas si longtemps ! Pourquoi vous perdez votre temps avec eux ? – Ecoute, mon ami. Moi aussi je suis un singe noir… Je suis ta maman’. Silence. Ce sont des êtres humains eux aussi. » (p 545)

 

Sur la fin de l’ouvrage, Svetlana Alexievitch quitte le terrain de « l’homme soviétique » et aborde celui de « l’homme russe »

 

Elle le fait en tournant son micro vers des personnes qui vivent des destins de grandeurs et de souffrances. D’immenses grandeurs et d’immenses souffrances. Au-delà de l’emprise soviétique. A la lecture de ces pages, on pense immanquablement à « l’âme russe ». Au « destin » de ce peuple…. Mais quel peuple n’a-t-il pas un destin singulier ? Celui de la Russie aurait peut-être des caractéristiques qui se prêteraient plus facilement à l’expression esthétique. Propice à leur mise en scène théâtrale ou cinématographique… Des caractéristiques grandiosement dramatiques. Et en même temps sordidement dramatiques.

 

Des hommes brisés par la guerre et la vodka

 

Guerre et vodka. Un mélange indissociable sur fond de pauvreté. De faim même. On consacre les quelques roubles que l’on a à acheter de la vodka. Et le pain manque à la maison. Les enfants, la femme, n’ont rien à manger. Avec, sur fond de violence, l’amour et la mort. La violence envers la femme qu’on aime. Avec qui on a des enfants, qui regardent avec leurs yeux écarquillés les parents boire et se déchirer.

 

« Des serments d’amour jusqu’à la tombe. Le mariage. Très vite, ce Tolia, ou Toliane, s’est remis à boire. Irina avait déjà trois enfants, elle en a eu encore deux autres avec lui. Il a des crises de violence, il la poursuit à travers tout le village, et le matin, quand il a dessoûlé, il verse des larmes de crocodile, il lui demande pardon, Irima… Elle aussi, elle est jolie. Et intelligente. Mais les hommes sont comme ça, chez nous -les rois des animaux ! » (p 612)

 

Il est aussi question de ces femmes seules, pauvres, qui viennent au secours d’hommes perdus

 

Des hommes perdus qui savent trouver ces femmes. « Une pauvre idiote y croit et se précipite pour le sauver » (p 616). Par devoir, par pitié. Pour exister. « Nous les femmes, nous devons aider ces hommes-là ». Et notamment des hommes incarcérés. Des hommes, en miettes, détenus à perpétuité pour des crimes abominables. Des anciens héros de guerre, la poitrine bardée de médailles, couchés dans la rue glacée, ivres morts. Et aussi emprisonnés à vie. Des hommes déchus, noyés dans la vodka et ses succédanés.

 

« En Russie, depuis la nuit des temps, on a toujours aimé les forçats, ce sont des pêcheurs, mais aussi des malheureux qui souffrent. Ils ont besoin d’encouragements et de réconfort. Il y a toute une culture de la pitié que l’on conserve précieusement, surtout dans les campagnes et les petites villes. Ce sont des femmes simples qui vivent là, elles n’ont pas internet mais elles se servent de la poste. A l’ancienne. Les hommes boivent et se bagarrent. Et elles, elles passent leurs soirées à s’écrire des lettres. » (p 604)

 

Et d’autres considérations sur « l’âme russe »

 

Dans les entretiens transcrits, on relève l’évocation de l’immensité du pays. « Je regarde par la fenêtre : tout est sans limites ici, les champs, les bois, le ciel » (p 605). D’autres idées péremptoires sur la Russie. « La majorité, tout ce qu’elle veut, c’est de quoi manger et un chef. La vodka frelatée coule à flot… » (p 606). « La fameuse nostalgie russe » (p 615).

 

Un long passage est consacré à l’histoire dramatique d’une femme

 

« Une beauté russe ! Une femme comme ça brillerait aussi bien dans une misérable isba de paysans que dans un 
appartement luxueux à Moscou. Et figurez-vous qu’elle est fiancée à un assassin.
» (p 606). Elle a quitté son mari et ses trois fils pour retrouver dans le grand nord Sibérien un homme devenu tuberculeux dans sa prison de pierre. Un homme qu’elle n’a jamais vu, mais avec qui elle a longuement échangé des lettres enflammées. Un homme condamné à perpétuité pour un meurtre commis quand il avait 18 ans. Qu’elle ne pourra voir que deux fois par an.

 

La violence légale, source de jouissance des policier ?

 

La dernière dimension rapportée par l’auteure concerne les réflexions d’une jeune manifestante en Biélorussie après la chute de l’URSS. Elle a osé contester l’autoritarisme du président Alexandre Loukachenko lors d’une manifestation à Minsk. Prise par la police, elle est profondément maltraitée, humiliée, pendant un mois avant d’être relâchée.

 

Elle s’interroge sur le comportement des policiers. Des jeunes comme elle. Qu’elle a croisé sur les bancs de l’université. Comment peuvent-ils être à ce point violents, dépourvu de tout sens du droit, à défaut d’avoir un peu d’humanité ? Et surtout, comment peuvent-ils prendre et manifester leur plaisir à humilier, à violenter une personne ? Quelle transformation s’est-elle faite en eux ? Elle s’interroge aussi sur le soutien que le dirigeant dictateur reçoit de ses voisins dans son village où elle est retournée après cette incarcération. Pourquoi ? Comment est-ce possible ?

 

Ces interrogations font sens aujourd’hui en France (et ailleurs)

 

Alors que le pouvoir a pris un tour autoritaire. Y compris dans sa manifestation la plus visible, la gestion du « monopole légal de la violence » mis entre les mains des policiers. On a pu voir les expressions de ce mépris, de cette volonté d’humiliation, de ce plaisir à frapper dans les gestes de répression des manifestants en 2018 et 2019. Y compris les personnels de santé qui manifestaient contre la destruction de l’hôpital public avec leurs syndicats. On est là au-delà du respect de la discipline. Vers des lendemains qui ne chantent pas du tout !

 

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Pour en savoir plus sur l’auteure et les critiques qui lui ont été adressées ==> ICI

 


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