La « modernisation » des règles sociales au Pérou à la fin du XIX° siècle

 Foncier et « approche par les droits ». Echange avec Xavier Ricard Lanata – L’extension des droits formels de propriété au Pérou, présentée à la fin du XIX° siècle comme une modernisation majeure des règles sociales, a servi aux investisseurs issus des colonisateurs espagnols à déposséder les indiens des terres andines appropriées collectivement. L’introduction du droit de propriété individuelle, aliénable, formalisée par des écrits, a été ainsi l’outil de prédation des terres de haute altitude par les puissants de l’époque. Terres sur lesquelles les communautés indiennes vivaient depuis des siècles de leurs troupeaux de camélidés (lamas…).

 Des doléances, écrites à la main par des écrivains publics sous la dictée des paysans andins spoliés, et adressées aux autorités, témoignent encore de cette prédation. Une grande émotion émane de la lecture de ces textes qui n’ont entraîné aucune restitution.

 

Alpaga pour industrie textile anglaise

 A la fin XIX°, on a fait de la laine d’alpaga un produit marchand mondialisé, à haute valeur ajoutée. Un produit de rente qui allait alimenter les industries textiles qui marchaient à haut régime dans l’Angleterre en pleine révolution industrielle. Et nourrir les profits des investisseurs péruviens.

 

Un siècle plus tard, en Afrique sub saharienne…

 … la Banque mondiale promeut à grands renforts de financements au titre de « l’aide au développement », des réformes du droit foncier qui visent à rendre marchandes, donc aliénables, les terres. Des terres antérieurement (et depuis la nuit des temps) possédées collectivement par les communautés villageoises.

 

Le Chef de terre

 Avec comme institution régulatrice, le Chef de terre. Celui-ci est chargé d’attribuer un espace de terre dans le périmètre villageois à toute personne qui en fait demande. Sous réserve du respect de règles communautaires. Une attribution qui ne vaut pas propriété, qui ne permet pas la vente. Mais accorde un droit d’usage à très long terme, sauf à commettre une faute grave qui exclut le titulaire de cette terre de la communauté villageoise. Le fauteur doit alors restituer la parcelle au Chef de terre. Et partir ailleurs avec sa famille, dans un autre territoire où il ne bénéficiera pas nécessairement des mêmes protections de sa communauté. Chinua Achebe, dans un roman écrit en 1958, retrace une telle histoire [1].

 Le Chef de terre attribuera la parcelle ainsi libérée à une autre famille quand la demande lui sera faite.

 Ce système accordait au paysan une très forte sécurité foncière. Il pouvait cultiver sa terre à sa guise et même en transmettre l’usage à ses enfants…

 

Destruction des règles antérieures

 C’est ce système que la Banque mondiale cherche à détruire au nom de la supériorité des droits formels sur les usages coutumiers. Au nom de l’efficacité économique qu’est censée offrir la possibilité de vendre (et donc d’acheter) la terre.

 

La densification de la population rend difficile le maintien du système antérieur. Mais…

 Certes, en Afrique sub-saharienne, la croissance de la population rend de plus en plus difficile le maintien tel quel du système antérieur. Celui-ci supposait une disponibilité presque infinie de la terre non attribuée. Cette situation se raréfie aujourd’hui. Mais imposer le cadastre comme seule forme de sécurisation du foncier, c’est projeter une forme de sécurisation foncière (celle de l’Europe) sur des sociétés autres. Et ceci, sans égards pour des fondements anthropologiques de leur rapport à la terre. D’autres formes de sécurisation foncière sont à élaborer, en lien avec la culture et l’histoire longue des sociétés africaines. Et par ailleurs, déclinées différemment selon les régions d’Afrique.

 On trouvera des développements pertinents sur ce thème chez Philippe Lavigne Delville [2], ainsi que chez Hubert Ouedraogo [3].

 

La « modernité » comme progrès à l’envers. Le progrès à l’enfer !

 Comme au Pérou un siècle plus tôt, la transformation du droit collectif inaliénable en droit individuel aliénable et inscrit sur un cadastre s’effectue d’une façon brutale, opaque pour les villageois. Elle se mène avec la complicité des élites urbaines du pays. Élites qui s’empressent d’acquérir des terres dont le droit foncier a été ainsi « modernisé ». D’autres acquéreurs de terres se présentent aux portes de cette « modernisation ». Investisseurs du Golfe, de Corée, de Chine, qui voient dans les terres fertiles des sources de profits futurs. Qu’en est-il des paysans dans cette histoire ?

 Ce phénomène de marchandisation de la terre (ainsi que du travail avec le salariat et de la monnaie), est constitutif du capitalisme, selon Karl Polanyi [4]. Il en a résulté, à l’échelle de la planète, une énorme progression de la production marchande. Au prix d’immenses désastres sociaux et écologiques.

 Dans la novlangue de l’Aide au Développement, ces démarches sont inscrites comme partie prenante de la modernisation des sociétés. Du « changement social » vu comme « progrès » en tant qu’elles concourent à la formalisation des règles du Sud. Et au rapprochement de celles-ci des règles du Nord.

 

L’approche par les droits et ses conséquences

 « L’approche par les droits » [5] comprise comme la transposition des droits du Nord sur les sociétés du Sud provoque ainsi le contraire du développement. Totem intouchable des principes d’action des ONG du Nord dans les pays du Sud, notamment en Afrique sub-saharienne, cette approche sert ainsi comme au Pérou, à déposséder les communautés de l’élément constitutif de leur vie sociale, la terre. Et des bases de leur existence économique. En ruinant l’édifice social villageois africain, ces mesures précipitent les jeunes vers les villes. D’où une partie ira chercher fortune dans l’émigration vers l’Europe.

 

Modernité?  » Merdonité » répondait Michel Leiris !

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[1] Tout s’effondre (titre original : Things Fall Apart) est un roman de l’écrivain nigérian Chinua ACHEBE écrit en 1958. L’ouvrage retrace les bouleversements provoqués par l’arrivée de missionnaires dans un village d’Afrique. En savoir plus sur l’auteur ==> ICI

[2] Voir le site de Philippe Lavigne Delville ==> ICI

 [3] « De la connaissance à la reconnaissance des droits fonciers africains endogènes », Hubert OUEDRAOGO, Etudes rurales n°187, 2011.

 [4] Karl POLANYI, The Great Transformation, Boston, Beacon Press, 1944. Trad. : La grande transformation. Aux origines politiques et économiques de notre temps, Paris, Gallimard, 1983.

 [5] Qui traite aussi d’autres droits dont les droits humains.

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Voir « Blanche est la terre » de Xavier Ricard Lanata ==> ICI

Voir aussi « Mon combat pour la terre » de Joseph-Mucassa Some, par Yves Bourron ==> ICI

Sur l’accaparement des terres (land grabbing) voir ==> ICI