Comment l’Europe a divergé du reste de l’humanité à la fin du moyen-âge…

Selon Pierre Legendre, le Christianisme, élément fondateur de l’imaginaire social instituant [1] de l’Occident se caractérise par le faible nombre de normes, au regard des deux autres religions monothéistes, le Judaïsme et l’Islam. Celles-ci sont plus cohérentes « anthropologiquement », de ce point de vue, selon Legendre  [2].

Normes et système pour produire des normes

Sur ce manque, sur ce gouffre, sur ce vide, l’Occident a dû inventer un système de normes. Mais aussi un système pour produire les normes. C’est cet effort qui a aboutit à l’invention et à la construction de l’État. Un Etat qui s’est institué autour de l’Empereur ou du Roi. Ainsi que du droit. Empereur et Roi qui ont du batailler pour s’instituer. En s’opposant dialectiquement à l’Eglise. Et en puisant (en le déformant) dans le droit romain. Et surtout, en pratiquant un « vol d’ancêtre » auprès du judaïsme.

[JOA : En rebond avec la pensée de Pierre Legendre. Je me demande si c’est ce « vol » que l’Europe a tenté d’effacer en voulant exterminer le « volé » avec la Shoa.]

Une incitation « humaine » à produire du droit devant une certaine « carence » du religieux en la matière

C’est cette faible densité de normes dans l’imaginaire fondateur de l’Occident qui a poussé à instaurer le droit. Mais aussi des limites au pouvoir total que l’État (impérial ou royal) pouvait s’octroyer en l’absence de normes profondément enracinées.

Les ébauches de la démocratie en Angleterre viendraient donc de cette situation. Une obsession à limiter le pouvoir politique (du Roi) en l’absence de système normatif fort inscrit dans la religion dominante. Dans l’imaginaire social fondateur, le Christianisme. C’est cet effort pour combler ce manque, opéré à la fin du Moyen Age, qui a forgé, selon Pierre Legendre, l’exception occidentale.

En pays d’Islam, l’importation des normes occidentales est sans effets, en l’absence du substrat spécifique occidental concernant la production de normes

Les pays d’Islam ont tenté d’importer après les indépendances le système démocratique conçu en Occident. Mais ils ne peuvent le mettre en œuvre comme il fonctionne là où il a été élaboré. Car les sociétés islamisées sont soutenues par un imaginaire social où la norme, omniprésente à tous les niveaux de la société (« ce qui est hallal, ce qui est haram »), n’est portée ni par l’État ni par le droit, mais par la religion.

La source du pouvoir politique en pays d’Islam et la tension entre contestation et soumission

La question de la légitimité du pouvoir politique s’en trouve fondamentalement fragilisée (Bernard BADIE [3]). Car, dans la culture islamique, le pouvoir politique n’est qu’une forme nécessairement imparfaite du seul système de normes légitime, celui qui vient de Dieu. En terre d’Islam, la véritable légitimité est donc dans la contestation du pouvoir politique. Une contestation qui dénonce les écarts du pouvoir en place par rapport à ‘la pureté, la perfection’ du système divin. Elle n’est pas dans l’exercice du pouvoir [4]. Mais cette légitimité à contester entre en contradiction permanente avec la nécessité de respecter le pouvoir. Cette « nécessité » est issue de l’interprétation du Texte par les religieux alliés aux pouvoirs politiques qui échangent protection par le pouvoir politique contre légitimation religieuse. Ce respect du pouvoir n’a qu’une limite: il suffit qu’il n’offense pas la Religion.

Les sociétés du monde arabo-musulman vivent donc dans cette tension entre légitimité à contester le pouvoir et obligation de s’y soumettre. Selon Bertrand BADIE.

En Occident, un espace de production de droit entre des périodes de sorties des normes ?

Les périodes d’immense créativité de l’Occident effectuées autour de l’État et du Droit, seraient-elles bordées par des rechutes dans ses lointains fondements. Les périodes avant cette intense activité instituante? Périodes ‘hors les normes’, Entre phases d’anomie des sociétés (Durkheim) et phases de poussées autoritaires du pouvoir (nazisme [5] et stalinisme). Toutes deux marquées par un déni des normes ?

La crise actuelle de l’Occident proviendrait-elle d’un mélange d’anomie (perte de sens, insignifiance des politiques, recul de l’État, du droit et de son respect) et d’autoritarisme bureaucratique ? Mélange poussé par les crispations identitaires nourries par la perte d’influence, de pouvoir et de magistère sur le monde ?

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Sur les prémisses de la divergence de l’Europe par rapport au reste du monde, voir aussi la note de lecture sur « Art et Société au Moyen-Age » de Georges Duby ==> ICI

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[1] Nous reprenons ici le concept d’imaginaire social instituant de Cornelius Castoriadis.

[2] Selon Caterine Hagège, voir St Paul et Franklin Rausky.

[3] « Les deux États : pouvoir et société en Occident et en terre d’islam », Paris, Fayard, 1987.

[4] L’épisode de la révolution égyptienne illustre parfaitement ce point. Au pouvoir en juin 2012, les islamistes (Frères Musulmans) ont été incapables d’assumer cette fonction. Leur président, Mohamed Morsi, était plus le président des Frères Musulmans (FM) que des Egyptiens. Ceux-ci se sont mobilisés massivement, en juin 2013, pour soutenir un coup d’Etat militaire qui a déposé Morsi. Les FM sont bien plus à l’aise avec l’opposition, y compris clandestine, qu’avec l’exercice du pouvoir.

[5] Voir « La banalité du mal » d’Hannah Arendt. C’est à partir du cas Eichmann, révélé lors de son procès comme petit fonctionnaire besogneux, qu’Arendt décrit comme la banalité du mal. Il ne s’agit pas de le disculper. Pour Arendt, cette attitude est impardonnable, et Adolphe Eichmann est coupable. Ce concept pose des questions essentielles sur la nature humaine. L’inhumain se loge en chacun de nous. Dans un régime totalitaire, ceux qui choisissent d’accomplir les activités les plus monstrueuses ne sont pas si différentes de nous.

Continuer à « penser » (c’est-à-dire s’interroger sur soi, sur ses actes, sur la norme) est la condition pour ne pas sombrer dans cette banalité du mal ou encore dans la « crise de la culture ». Dans un régime totalitaire, cela est rendu plus difficile par l’idéologie, la propagande et la répression.

Sur Hannah Arendt voir ==> ICI

Voir Baudrillard « La transparence du mal » ==> ICI 


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