« Carnaval et Cannibale » de Jean BAUDRILLARD (note de lecture)

En un très court Essai écrit en 2004, Baudrillard dépeint l’engloutissement du monde occidental

 A la hache, avec ses formules au vitriol, maniant avec brio le paradoxe, l’auteur étale son immense dépit/désespoir de se sentir vaincu. Vaincu par la puissance démesurée de cette hégémonie occidentale qui abolit l’opposition. Qui éteint le débat, la confrontation politique et l’idée même de sa possibilité. Qui triomphe par sa négation absolue du Mal. Mais un triomphe qui se retourne contre l’Occident en le liquidant (le « liquéfiant » dirait aujourd’hui Zygmut Bauman). Car « [la culture] occidentale ne triomphe en aucune sorte. Elle y a depuis longtemps perdu son âme (Hélé Béji[1]). Elle s’est elle même carnavalisée (…). » (page 14)

« Carnaval et Cannibale » et farce

 L’essai commence ainsi : p 7 : « On peut repartir de la fameuse formule de Marx sur l’histoire qui se produit d’abord comme événement authentique pour se répéter comme farce. On peut concevoir ainsi la modernité comme l’aventure initiale de l’Occident européen. Puis comme une immense farce qui se répète à l’échelle de la planète, sous toutes les latitudes où s’exportent les valeurs occidentales, religieuses, techniques, économiques et politiques. Cette ‘carnavalisation’ passe par les stades, eux-mêmes historiques, de l’évangélisation, de la colonisation, de la décolonisation et de la mondialisation. Ce qu’on voit moins, c’est que cette hégémonie, cette emprise d’un ordre mondial dont les modèles – non seulement techniques et militaires, mais culturels et idéologiques – semblent irrésistibles, s’accompagne d’une réversion extraordinaire par où cette puissance est lentement minée, dévorée, ‘cannibalisée’ par ceux même qu’elle carnavalise. »

 Et p 9 : « C’est cette double forme carnavalesque et cannibalique qu’on voit partout répercutée à l’échelle mondiale, avec l’exportation de nos valeurs morales (droits de l’homme, démocratie), de nos principes de rationalité économique, de croissance, de performance, de spectacle. »

 Et les sociétés du Sud, engagées dans « une conversion forcée à la modernité », retournent cette violence contre le Nord. Par la dérision. Par la caricature du Blanc et de ses recettes porteuses de Bien et de rationalité.

 Mais bien plus

 A cette farce, s’ajoute le fait que « l’humanité réussit aujourd’hui à faire de sa pire aliénation une jouissance esthétique et spectaculaire » (p 11)

 L’élection de Scharzenegger

En 2003, Arnold Schwarzenegger, acteur culturiste 7 fois élus Mister Univers, est élu Gouverneur de Californie en 2003; Jean Baudrillard fait de cette élection une métaphore de cet engloutissement carnavalesque. Un engloutissement qui témoigne en même temps de la jouissance du spectacle même de l’engloutissement. Election de Scharzenegger mais aussi celle de Bush fils en 2000. Ni l’intelligence ni l’imagination ne sont au pouvoir, comme le souhaitait l’esprit de Mai 1968. Et derrière lui, celui des Lumières. Ben Laden (nous sommes en 2004, trois ans après l’attentat du World Trade Center de New York) a besoin de la stupidité de Bush dont il souhaite la réélection !

 

P 25 : « En élisant Scharzenegger (ou encore l’élection truquée de Busch en 2000), dans cette parodie hallucinante de tous les systèmes de représentation, l’Amérique se venge à sa façon du mépris symbolique dont elle est l’objet. »

 Une obscénité radicale

 

Baudrillard fait de cette « obscénité radicale » le secret de l’hégémonie mondiale des Etats Unis. Que dirait-il aujourd’hui, avec le président Donald Trump et ses sinistres pitreries ? Et aussi celles des comiques Bepe Grillo en Italie, Jimmy Morales au Guatemala, Volodymyr Zelensky en Ukraine, mais aussi de l’indéracinable Silvio Berlusconi…

 Pour l’auteur, c’est bien dans la simulation des valeurs, dans leur indifférenciation, par « l’extrapolation universelle d’une parodie de ces valeurs » que réside la clé de la puissance mondiale des Etats Unis. Et parmi ces valeurs : l’universalisation de la démocratie sous forme caricaturale, le simulacre du développement…

 Le défi des terroristes

 Les terroristes ? Ils confrontent l’enjeu de leur mort physique à l’enjeu de l’indifférence et du déshonneur. Nous avons là un « potlatch occidental de la nullité, de l’auto-avilissement, de la honte, de la mortification, opposé au potlatch de la mort » (p 31).

 

A la fin de son court essai, Baudrillard confesse la « révision déchirante » de ce qu’il a toujours espéré : la révolte et la victoire des peuples opprimés.

 L’erreur majeure de Baudrillard

Ce faisant, Baudrillard fait la même erreur que Francis Fukuyama avec sa « fin de l’histoire ». Par delà ses intuitions fulgurantes, Baudrillard reste aveugle aux dynamiques présentes dans les autres parties du monde. Il reste coincé dans l’espace euro-africain. Entre Europe colonialiste et Continent noir dominé. Il ne voit pas les émergences qui, même au moment de l’écriture de ce texte (2004) pointent en Afrique. Ni l’essor des sociétés d’Asie. Essor qui ne se réduit pas à une expansion capitaliste et marchande.

Au fond, l’Occident a tout à gagner à ces émergences, y compris apprendre que l’on n’est pas obligé de dominer le monde !

L’issue, cher Baudrillard, est dans l’ouverture du regard à d’autres acteurs du monde. Des acteurs qui ont leurs propres récits à écrire. Leurs propres défis à relever. Leurs propres rêves à poursuivre. Au fond, on revient toujours à l’impossibilité des penseurs occidentaux à regarder l’Autre comme ce qu’il est. Voir « L’angle mort des penseurs du Nord sur le Sud » ==> ICI

 Mais une ouverture obscurcie, il est vrai, par les enjeux de survie de la planète.

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[1] Désenchantement national. Essai sur la décolonisation, éd. François Maspero, Paris, 1982 (référence ajoutée par JOA).

Pour en savoir plus sur Jean Baudrillard ==> ICI