Les mots du Nord pour penser le Sud ? – Intervention lors d’une conférence organisée à Rabat en 2011, par le Bureau pour l’Afrique du Nord de la Commission Economique des Nations Unies pour l’Afrique. Rabat, le 22 février 2011.

 

Trois années après le déclenchement de la « crise financière »

 

Le thème choisi par le Bureau Afrique du Nord de la Commission économique pour l’Afrique, « le rôle de l’Etat dans le développement économique », est particulièrement pertinent. Au moment où partout dans le monde, la crise financière et économique a conduit à redonner aux Etats un rôle majeur dans le maintien des équilibres économiques et sociaux. Et, plus largement, au moment où les prescriptions visant à réduire la place et le rôle de l’Etat commencent à reculer dans l’économie du développement.

 

Et au début des soulèvements populaires dans le monde arabe

 

En outre, cette conférence se tient en février 2011. Alors que les pays de la zone connaissent de profonds bouleversements. Des bouleversements qui affecteront le cours de leur histoire et au-delà, leur place dans le monde. Qui sont majoritairement portés par des jeunes, instruits. A qui les sociétés bloquées n’offraient de perspective que de « tenir les murs » ou partir pour un exil risqué et incertain.

 

Les jeunes esquissent un chemin entre pouvoirs autoritaires et radicalités religieuses

 

Par leur courage, ces jeunes ont montré qu’il existe, dans les pays de la région, une alternative entre pouvoirs autoritaires et radicalité instrumentant la religion. Même si les difficultés ne manqueront pas pour les sociétés qui se sont engagées dans cette voie, d’ores et déjà, un avenir nouveau se dessine. Les demandes de ces jeunes ne sont pas exorbitantes. Les autorités qui sauront les entendre pourront s’appuyer sur cette dynamique pour avancer.

 

Je me situe ici dans cette perspective. En quête d’autonomie

 

Pour avancer, il faudra tracer une voie nouvelle. Pour réussir dans cette voie, il faudra qu’elle soit le produit d’une démarche endogène, autonome. Sur le sujet qui nous réunit aujourd’hui, je voudrai mettre l’accent sur ce mot, autonomie.

 

Autonomie de pensée tout d’abord

 

 C’est l’idée que les projets politiques qui réussissent sont ceux qui s’élaborent d’une façon endogène. A partir de l’imaginaire propre des sociétés, et non à partir de l’imaginaire des autres : « on ne peut rêver à la place de l’autre ».

 

Conquérir son autonomie, cela suppose de ne pas prendre les concepts qui circulent dans le monde sans les revisiter. Sans vérifier s’ils sont en phase avec les ressorts profonds de la société. Sans les transformer, sans puiser dans les ressources de sa propres société.

 

Le rôle de l’Etat dans le développement

Je voudrai prendre quelques exemples qui touchent directement le rôle de l’Etat dans le développement :

 

Ainsi le mot « corruption »,

 

tant agité depuis 15 ans dans la pensée du développement. Mais de quelle corruption parle-t-on ? De la petite corruption qui oblige le citoyen à « acheter son droit » pour disposer d’un papier d’état civil, d’une autorisation, de soins… On parle dans ce cas de la « corruption d’extorsion », où seule une des parties gagne.

 

L’autre corruption, moins visible, concerne la grande corruption entre entreprises et Etat. Là où les marchés, les terrains, les droits, l’écriture des lois… s’achètent. Dans une relation où les deux parties sont gagnantes : l’acheteur et l’acheté. Il s’agit là de la « corruption de capture ».

 

Cette distinction est absolument nécessaire. Mais il faut aller plus loin : ces débats sur la corruption nous rendent impuissants à comprendre pourquoi des pays qui ont le même niveau de corruption (selon les indicateurs classiques) peuvent connaitre des performances économiques différentes. Ainsi, les pays d’Asie à croissance rapide (Chine, Inde, Indonésie, Vietnam…) connaissent des niveaux de corruption comparables à ceux mesurés dans les pays d’Afrique du Nord [1]. Tandis que ces derniers connaissent des régimes de croissance beaucoup plus lents.

 

L’usage des ressources tirées de la corruption

 

Les discours standard sur la corruption évitent de porter le regard sur un facteur essentiel. Ce facteur, c’est l’usage de ces ressources prélevées par proximité entre pouvoir économique et pouvoir politique, selon qu’elles sont réinvesties dans l’économie nationale ou non. Comment peut-on envisager de lutter contre la corruption si on n’a pas forgé soi-même les outils pour le faire ? C’est uniquement par des débats au sein de chaque société que surgiront les voies et moyens de contrôler et réduire ce phénomène.

 

Autre exemple : le mot « réforme »

 

Ce mot a été tant utilisé depuis 20 ans pour stigmatiser les Etats qui n’allaient pas assez vite, assez loin, assez profond dans les réformes… Et pourtant, ces réformes correspondaient-elles aux intérêts profonds des sociétés en termes économiques et sociaux ? Quels étaient les gagnants et les perdants de ces réformes ? Pourquoi ont-elles donné lieu à tant de résistance ?

 

Et surtout, pourquoi les pays qui se sont pliés à toutes ces prescriptions de réformes, parmi lesquels la plupart des pays d’Afrique du Nord, n’ont pas connu de modification substantielle de leur régime de croissance ? A ce titre, on peut s’interroger sur les jugements de Doing Business qui place la Tunisie et l’Egypte parmi les « meilleurs réformateurs » dans les années 2009 et 2010, à la veille des soulèvements populaires ! [2]

 

Autre exemple : le mot « développement »

 

Ce ne sont pas les pays du Sud qui ont pensé le mot développement, depuis son « invention » en 1949 par le Président des Etats Unis Truman. Que signifie ce mot pour les sociétés du Sud ? La croissance économique ? Le respect de l’environnement ? La « bonne gouvernance » ? Le développement social ? Le développement culturel ? Autre chose ?  [3]  Comment les sociétés du Sud peuvent elles s’engager dans le développement sans d’abord définir en leur sein leurs propres objectifs, leurs priorités et les moyens qu’elles veulent consacrer pour les atteindre ?

 

Autre terme, la « bonne gouvernance »

 

Les politiques d’aide ont mis depuis 15 ans la « Bonne gouvernance » au cœur de leurs prescriptions et conditionnalités. De quoi s’agit-il ? De transposer les institutions des pays du Nord dans les sociétés du Sud.

 

Est-ce possible ? Souhaitable ? Nécessaire [4]? Le bilan de ces 15 ans de politiques de « bonne gouvernance » a-t-il été tiré ? Alors que les grands bailleurs commencent à prendre conscience que « cela ne marche pas » ? Le risque est que l’on invente au Nord un nouveau concept qui sera projeté, avec le même insuccès que les précédents, sur les sociétés du Sud. Celles-ci doivent elles attendre le nouveau concept forgé hors d’elles ?

 

On pourrait multiplier les exemples. Avec les termes pauvreté, chômage, ou appropriation, démocratie…

 

… qui correspondent tous à des concepts qui ont deux caractéristiques majeures : tels qu’ils sont définis, ils sont totalement en phase avec les imaginaires et les situations concrètes qui prévalent dans les pays du Nord [5]. Et surtout, ils véhiculent un fort contenu normatif, qui aboutit à étalonner les pays selon un ordre où les pays du Nord sont toujours globalement « bien classés », tandis que les pays du Sud sont toujours globalement « mal classés ».

 

Nous proposons d’orienter la réflexion vers des concepts plus ouverts, moins normatifs. Des concepts qui restent à définir et forger par des discussions au sein des sociétés. En visant les fonctions institutionnelles fondamentales et non pas les arrangements institutionnels (contingents) qui eux, sont spécifiques à chacune des sociétés.

 

Ainsi, sur le plan politique, le critère important est la légitimité du pouvoir, sans égard pour sa forme (république, royauté..) ni pour son mode de dévolution. C’est à chaque société de trouver l’arrangement qui lui correspond, y compris, bien sûr, en prenant l’initiative d’aller chercher à l’extérieur des formes qui lui conviennent. Ce n’est pas aux autres sociétés de prescrire les fonctionnements politiques que les sociétés doivent adopter : il en va de la morale… et de l’efficacité.

 

La question de la Confiance est centrale

 

Sur le plan économique et social, la question de la confiance est centrale. Confiance entre acteurs (qui abaisse les coûts de transaction) ; confiance entre citoyens et institutions publiques (qui fonde, par exemple, le consentement à l’impôt) ; et confiance de tous dans le futur (qui élève les taux d’épargne et d’investissement). Chacune des sociétés peut élaborer sur ce thème de la confiance, du lien social, de l’espoir dans le futur, plutôt que d’avaler les idées des autres.

 

Coordination des acteurs et vision à long terme, facteurs clés des décollages des pays d’Asie du Sud-Est

 

Autre exemple de fonction essentiel que chacune des sociétés doit assurer : la coordination des acteurs et la vision à long terme. Ces fonctions apparaissent comme celles qui singularisent les sociétés qui ont procédé à leur décollage économique (principalement les pays d’Asie de l’Est) durant les 30 dernières années [6]. Ces fonctions peuvent se mettre en œuvre, si elles sont décidées par les sociétés, selon de multiples façons adaptées à chacune d’elles : ainsi, ces fonctions sont différemment mises en œuvre en Corée, à Taïwan, en Chine, en Malaisie, en Indonésie, au Vietnam…. Le fait d’avancer par l’expérimentation est aussi essentiel pour l’élaboration endogène et l’apprentissage à partir des erreurs.

 

La nécessaire autonomie de la production de pensée

 

Notre propos n’était pas d’engager des démonstrations détaillées sur sur chacun des concepts brièvement évoqués ici. Il est de rappeler que le devenir des sociétés ne peut s’effectuer que par elles-mêmes. Par la conquête de leur autonomie de production de pensée, de conception. En puisant dans leurs caractéristiques profondes, dans leur histoire, dans leur expérimentation. Dans l’apprentissage à partir des erreurs, ainsi que dans les multiples expériences extérieures qui se sont fait jour de par le monde. Les sociétés d’Afrique du Nord disposent des ressources humaines pour cela. Elévation du niveau d’éducation, ouverture sur le monde par les moyens de communication mais aussi par les relations avec les émigrés éparpillées dans tous les continents. Elles disposent aussi de larges ressources financières, qu’elles soient productrices d’hydrocarbures ou non. Elles ont ainsi les moyens d’élaborer leur propre stratégie pour leur société et pour trouver leur place dans le monde, en mettant les Etats à leur service.

 


 

[1] Selon Transparency International 2010 (les notes élevées indiquent un faible niveau de corruption), pour les pays d’Asie à croissance rapide, on trouve : Malaysie : 4.4 ; Thailande : 3.5 ; Chine : 3.5 ; Inde : 3.3 ; Indonésie : 2.8 ; Vietnam : 2.7 ; Bengladesh et Philippines : 2.4. Pour les pays de la sous-région d’Afrique du Nord, on trouve : Tunisie : 4.3 ; Maroc : 3.4, Egypte : 3.1 ; Algérie : 2.9 ; Mauritanie : 2.3 ; Libye : 2.2 ; Soudan : 1.6.

 

[2] Tunisie serait l’un des premiers réformateurs de la région selon le rapport Doing Business 2009. Selon Doing Business 2009, les réformes réglementaires s’accélèrent au Moyen-Orient et en Afrique du Nord (MENA). TUNISIE, Rapport Doing Business 2011 : La Tunisie passe de la 58° place à la 55°. L’EGYPTE dans le top ten pour le Doing Business 2011, avec Brunei Darussalam, Cape Verde, Grenada et Hungary.

 

[3] « On me parle de progrès, de réalisations, de maladies guéries, de niveaux de vie élevés au-dessus d’eux-mêmes. Moi, je parle de sociétés vidées d’elles-mêmes, de cultures piétinées, d’institutions minées, de terres confisquées, de religions assassinées, de magnificences artistiques anéanties, d’extraordinaires possibilités supprimées. On me lance à la tête des faits, des statistiques, des kilométrages de route, de canaux, de chemin de fer. Moi je parle de milliers d’hommes sacrifiés au Congo-Océan [chemin de fer]. Je parle de ceux qui, à l’heure où j’écris, sont en train de creuser à la main le port d’Abidjan. Je parle de millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme. On m’en donne plein la vue de tonnage de coton ou de cacao exporté, d’hectares d’oliviers ou de vignes plantés. Moi je parle d’économies naturelles, d’économies harmonieuses et viables, d’économies à la mesure de l’homme indigène désorganisées, de cultures vivrières détruites, de sous-alimentation installée, de développement agricole orienté selon le seul bénéfice des métropoles, de rafles de produits, de rafles de matières premières. » Aimé Césaire, « Le développement comme colonialisme » 1950.

 

[4] Sur la Bonne gouvernance, nous renvoyons à notre travail mené à partir de l’exploitation de la base de données « Institutional Profiles Database » (IPD) : « La bonne gouvernance est elle une bonne stratégie de développement ? » Jacques Ould Aoudia et Nicolas Meisel, Paris, 2008, Document de travail de l’AFD n° 58. Voir ==> ICI

 

http://www.foncier-developpement.org/actualites/actualites/nouvelles-publications/la-bonne-gouvernance-est-elle-une-bonne-strategie-de-developpement/

[5] Ainsi la pauvreté qui correspond, selon la Banque mondiale, à un critère essentiellement monétaire (vivre avec moins de 1 ou 2 dollars par jour). Amartya Sen a montré qu’il était nécessaire d’étendre la notion de pauvreté à la privation de capacités (apprendre, s’exprimer, avoir la santé…). Mais on peut encore étendre le concept de pauvreté à l’absence de lien social. Un proverbe malien ne dit il pas que le pauvre, c’est celui qui est seul, qui n’a pas le soutien de son groupe contre la faim, la maladie, la vieillesse… ?

[6] Voir notre travail cité : « La bonne gouvernance est elle une bonne stratégie de développement ? ».